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Le cas du mois
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Olympiades
Le 31 décembre dernier, pour la traditionnelle fête du nouvel an, Désiré et Adhémar furent invités à un réveillon déguisé dont le thème portait sur les Jeux Olympiques. Rien de surprenant pour célébrer le passage à l’an 2024.
Ce qui l’était davantage tint dans le choix, encore inexpliqué, de la tenue adoptée par Adhémar, en adéquation avec la discipline choisie : le lancer de hache. Ayant prévu, de façon bien plus classique, une tenue de marathonien, son cousin peina à y croire : « Tu veux te déguiser en lanceur de hache ?! Mais pourquoi ce choix ? ». « L’originalité, voyons ! C’est une discipline nouvelle donc peu connue, et puis un déguisement de bûcheron, ça devrait plaire aux filles. Le côté homme des cavernes, tu vois. Basique, mais efficace ! », lui répondit Adhémar avec un air entendu. « Une difficulté toutefois », ajouta-t-il, « pour être crédible, la hache doit impérativement être en bois ! Mais je suis content, car j’ai pris récemment contact avec une association de lanceurs de haches, et le responsable de l’association, avec lequel le contact est vraiment bien passé, m’a promis de m’en donner une. Il m’a dit en détenir tellement qu’il n’est plus à une hache près. Puis il a ajouté qu’il n’était pas sans ignorer la précarité des étudiants, et que cela lui faisait plaisir de me faire ce cadeau. En plus, il m’a envoyé une photo et franchement, elle en jette, sa hache ! Sur le marché, j’ai vu que ce modèle pouvait valoir jusqu’à 300 euros. Tu te rends compte ? En tous cas, c’est vraiment adorable de sa part. ». « Et quand dois-tu le rencontrer ? », l’interrogea Désiré. « Dans deux jours, soit le 21 décembre. Après, l’association fermera ses portes le temps des vacances scolaires ». Mais le jour venu, Adhémar eut la mauvaise surprise d’apprendre que le président de l’association avait changé d’avis. Après réflexion, il avait renoncé à lui donner la hache. La lui prêter était bien suffisant, avait-il estimé, pensant qu’à compter du 1er janvier, Adhémar n’en ferait de toute façon plus usage. « Mais ce n’était pas ça, le contrat ! », s’emporta Adhémar, ingurgitant d’une traite la coupe de champagne qu’il avait, pour l’occasion, commandée ; « vous m’aviez promis de me la donner. ». « Ecoutez, vous vous en sortez bien », lui répondit le président ; « Vous ne me devez rien, je vous la prête gratuitement. La seule chose que je vous demande est de me la restituer le 2 janvier. C’est un bon deal, non ? ». Ce que, sur le moment, Adhémar admit. Cependant, notre ami est depuis fortement contrarié car contre toute attente, le lancer de hache est devenu une véritable passion ! Il aimerait donc garder l’outil, n’ayant pas les moyens d’acheter une hache de cette qualité. Son propriétaire n’est évidemment pas de cet avis. Depuis plusieurs jours, il ne cesse de solliciter Adhémar pour récupérer sa hache. Pour s’y opposer, Adhémar n’a pas manqué de lui rappeler qu’au départ, il était bien question d’un don, et non d’un prêt. Mais son propriétaire n’entend pas se laisser faire. « Peu importe ses revendications, tu peux la garder, cette hache », affirme Désiré pour rassurer son cousin ; « de toute façon, il ne peut pas prouver que ce n’était qu’un prêt alors au pire, que veux-tu qu’il t’arrive ? ». « Justement si, il peut le prouver », lui oppose Adhémar sur un ton abattu ; « figure-toi que ce petit malin a filmé et enregistré l’intégralité de notre entretien depuis son téléphone portable. Il me l’a confessé hier soir par mail. Je ne sais pas comment il a fait ça car au bistro où nous étions, je n’ai pas le souvenir qu’il ait fait usage de son mobile. Il a dû le dissimuler quelque part pour capter à mon insu notre échange. Et vu l’insistance dont il fait preuve ces jours-ci, je parie qu’il va se servir de cet enregistrement pour me traîner devant les tribunaux et finir par la récupérer, sa hache ! », s’inquiète Adhémar. « Tu plaisantes, j’espère. Une preuve obtenue de cette manière, ça passe peut-être sur les réseaux sociaux, mais pas devant un juge », tempère Désiré.
Et vous, comment appréciez-vous la preuve obtenue par le propriétaire de la hache : inadmissible … ou imparable ?
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■ Sélection des faits : Le 21 décembre 2023, Adhémar a verbalement conclu avec le président d’une association un prêt ayant pour objet une hache qu’il refuse désormais de restituer. Afin de récupérer son bien, le cocontractant de notre ami entend prouver l’existence de ce contrat de prêt en rapportant l’enregistrement téléphonique de leur échange effectué à l’insu d’Adhémar.
■ Qualification des faits : Un prêteur entend assigner son cocontractant en justice pour obtenir la restitution de son bien que l’emprunteur prétend avoir reçu sous forme de don. En l’absence de preuve écrite de ce contrat de prêt, conclu le 21 décembre 2023, le prêteur entend se servir d’un enregistrement téléphonique clandestin pour en établir l’existence.
■ Problème de droit : Peut-on prouver l’existence d’un contrat conclu le 21 décembre 2023 par la captation téléphonique d’un entretien privé dont la personne n’a pas été avertie ?
■ Majeure : Preuve morale et morale de la preuve : une jurisprudence classique - Le système de la liberté de la preuve, que l’on dénomme aussi celui de la preuve morale en raison de la grande latitude laissée au juge pour forger sa conviction, admet en principe tous les moyens de preuve. En droit civil, la preuve, par principe, est libre pour prouver l’existence de contrats dont le montant est inférieur à 1500 euros. Pendant longtemps, ce système de liberté probatoire connaissait toutefois une limite : la loyauté de la preuve. Il n’était pas admis de produire des éléments de preuve obtenues à l’insu de la personne à laquelle ces preuves étaient opposées. La clandestinité du procédé utilisé traduisait une déloyauté justifiant l’irrecevabilité de la preuve ainsi obtenue. Peu important le bien-fondé des prétentions avancées, la déloyauté du procédé emportait ipso facto son irrecevabilité. Autrement dit, la preuve morale n’évacuait pas la morale de la preuve. L’Assemblée plénière, le 7 janvier 2011, avait ainsi consacré « le principe de loyauté dans l’administration de la preuve », ce que la jurisprudence avait, antérieurement, plusieurs fois affirmé. Ainsi, dans un arrêt du 7 octobre 2004, la deuxième chambre civile avait-elle affirmé que « l’enregistrement d’une conversation téléphonique privée, effectué et conservé à l’insu de l’auteur des propos invoqués, est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenue ». Ainsi était-il illicite de faire la preuve de l’existence d’un contrat par l’enregistrement clandestin d’une conversation téléphonique.
Preuve morale et morale de la preuve : le revirement de jurisprudence - Cependant, par un arrêt de revirement rendu par la même assemblée plénière le 22 décembre dernier (20-20.648), cette exigence de loyauté probatoire n’est plus requise. Dans le procès civil, la déloyauté de la preuve ne s’oppose plus, en soi, à son administration. La Cour a en effet affirmé que "désormais, dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi". La loyauté de la preuve n’a donc plus valeur de principe absolu, devenant un élément parmi d’autres droits concurrents à prendre en compte dans l’exercice du contrôle de proportionnalité, dont le droit à la preuve, soit le droit de verser aux débats tous les éléments nécessaires au succès de sa prétention.
Revirement de jurisprudence : l’application dans le temps - Applicable au contrat, la règle de survie de la loi ancienne reste cantonnée aux règles légales et ne s’étend pas aux règles prétoriennes. Par ailleurs, comme tout revirement de jurisprudence, celui précité est par principe rétroactif. Rappelons que la rétroactivité du revirement suppose qu’il s’applique pour trancher un litige indifféremment au fait qu’au moment des faits, la jurisprudence admettait une solution inverse. (Civ. 1re, 9 oct. 2001, n° 00-14.564 : « l’interprétation jurisprudentielle d’une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l’époque des faits considérés et (…) nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée »).
■ Mineure : En l’espèce, la production de l’enregistrement téléphonique de l’échange privé entre le propriétaire de la hache et Adhémar, effectuée à l’insu de ce dernier, ne peut donc plus être considéré, sous réserve de l’exercice du contrôle de proportionnalité, comme un procédé déloyal rendant irrecevable en la justice la preuve ainsi obtenue. Le propriétaire devrait donc pouvoir prouver son prêt, étant précisé que l’antériorité de la date de conclusion du contrat à celle du revirement opéré est indifférente. Par principe rétroactif, un revirement de jurisprudence se déploie dans le passé en sorte qu’Adhémar ne pourrait opposer l’existence du principe de loyauté probatoire à la date de conclusion du prêt (principe abandonné le lendemain) pour opposer au propriétaire l’irrecevabilité de sa demande de restitution.
■ Conclusion : Sans être imparable, l’argument du propriétaire de la hache est à tout le moins admissible !
Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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