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Le cas du mois

Péril en la demeure

[ 25 février 2020 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Péril en la demeure

A l’hôpital où il séjourne depuis le début de l’année pour soigner sa main, Désiré trouve le temps long. Pour le tuer, il se réfugie dans le travail, plongé dans les cours de droit que son acolyte lui apporte, comme promis, régulièrement.

Au programme cette semaine : les libertés et droits fondamentaux. Submergé par l’amplitude du cours dont Désiré comprend qu’elle ne fait qu’en refléter l’objet, il choisit d’entamer l’étude de ces multiples droits par ceux qui lui avaient déjà été présentés, certes plus succinctement, en première année, notamment, le droit au respect de la vie privée et familiale et le droit de propriété. 

Puis, il découvre, à la suite immédiate de ce dernier, le droit au respect du domicile, dont il n’avait jamais entendu parler. Il s’émeut tout particulièrement, vu le décor minable de sa chambre d’hôpital, de savoir consacré, à ce titre, le droit à un logement décent. Cela étant, acquérir de nouvelles connaissances comme parfaire les anciennes l’occupe sans le distraire. Alors, pour égayer ses journées, il a l’habitude de discuter avec celle qui partage sa chambre, Nathalie, qui lui inspire une sympathie et une tendresse particulières, sans doute en raison de cette mine ombrageuse et inquiète qui ne la quitte jamais et conduit Désiré, malgré leur différence d’âge, à la sollicitude et à la bienveillance dont il a coutume de faire preuve envers ceux qu’il sait ou sent fragiles. Il faut dire que l’opération chirurgicale à laquelle elle va bientôt être soumise explique aisément cet air apeuré : le décollement de sa rétine qui devra être corrigé le sera aux prix d’une possible cécité. Le risque est faible, mais il existe. « Oh ! ça n’a rien à voir avec ça », finit-elle par lui dire. « Ah bon ? Mais pourquoi parais-tu tout le temps si angoissée ? », ose lui demander Désiré, compte tenu de leur intimité grandissante. « Ce n’est pas ma vue que je crains de perdre, c’est ma maison ! », lui répond-elle directement. « Le maire de ma commune veut m’expulser, moi et trois enfants ». « Vous expulser ! », s’étonne Désiré, « ôte-moi d’un doute, tu n’es pas une squatteuse quand même ? ! Toi qui même en tenue d’hôpital, as fière allure, les bras m’en tomberaient, enfin, celui qui me reste ! ». « Idiot ! Bien sûr que non ! Je suis même propriétaire », se défend Nathalie, « mais disons que je n’ai pas vraiment agi dans les règles… En fait, le pavillon où je vivais a été détruit par un incendie, alors pour le faire reconstruire, j’ai fait trois fois la demande d’un permis, chaque fois rejetée au même motif que mon pavillon se situait en zone rouge du plan d’exposition aux risques naturels, en l’occurrence des risques d’inondation. Et comme je ne suis pas du genre à me laisser faire, ni abattre, je l’ai fait reconstruire quand même. Mais le maire de ma commune m’a récemment assignée en démolition ». « Et tu n’as aucun moyen de te défendre ? », lui demande Désiré. « Ce serait plutôt à toi de me le dire ! Je n’ai jamais fait d’études de droit, moi, ni d’études tout court d’ailleurs, j’ai arrêté l’école à 16 ans. Justement, étant peu qualifiée, je n’ai jamais eu de boulot stable et depuis deux ans, je vis grâce au RSA. Outre ma qualité de propriétaire, je compte miser là-dessus et sur ma situation de famille monoparentale pour faire valoir mes droits ». 

« Tes droits à quoi ? », l’interroge Désiré en même temps qu’il commence à chercher lui-même la réponse à sa question. Et sans perdre plus de temps, bien qu’il n’en manque pas, Désiré s’empresse de rouvrir son cours où il pense pouvoir trouver quelques éléments de solution au problème soulevé par Nathalie, que son âme charitable et sa récente ardeur au travail l’invitent à secourir. Mais aussi novice en la matière qu’expert en infortune, Désiré aurait, lui aussi, besoin d’aide. De la vôtre.

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Sélection des faits : Au mépris de plusieurs refus de permis de construire en zone inondable, Nathalie a néanmoins fait reconstruire son pavillon d’habitation, détruit par un incendie. Le maire de sa commune l’a assignée en justice à l’effet d’obtenir la démolition de cette construction.

Qualification des faits : A la suite de la destruction de son domicile par un incendie, la propriétaire du terrain a souhaité procéder à sa reconstruction. Elle a présenté trois demandes de permis de construire, invariablement rejetées en raison du risque d’inondation auquel l’exposait, dans la zone ciblée par un plan d’urbanisme, une telle reconstruction. La propriétaire ayant néanmoins entrepris la reconstruction de sa maison, la commune l’a assignée en démolition.

Problème de droit : La reconstruction illicite d’une maison d'habitation située en zone inondable expose-t-elle par principe son propriétaire à la sanction de la démolition de l’ouvrage ?

Majeure : Aux termes de l’article L. 480-14 du Code de l’urbanisme, la commune peut saisir le tribunal judiciaire, dans les dix ans de la construction, pour voir ordonner la démolition d’un ouvrage édifié dans un secteur soumis à des risques naturels prévisibles, sans l’autorisation exigée au titre de cette législation, et indépendamment de tout préjudice (Civ. 3e, 16 mai 2019, n° 17-31.757). En outre, il résultait des jurisprudences de principe combinées des première (Civ. 1re, 12 mai 2010, n° 09-65.362 ; Civ. 1re, 28 juin 2005, n° 03-14.165; Civ. 1re, 8 juin 2004, n° 02-20.906) et troisième (Civ. 3e, 5 mars 2014, n° 13-12.540) chambres civiles de la Cour de cassation que, dès lors qu’elle est sollicitée par un tiers lésé et qu’elle ne se heurte à aucune impossibilité d’exécution, la démolition de la construction irrégulière devait obligatoirement être ordonnée par le juge. Il convient d’ajouter que, sous l’angle de la légalité des refus de permis de construire, les juridictions administratives avaient jugé que le risque certain ou prévisible de nature à mettre gravement en danger la sécurité des occupants d’un bâtiment pour cette raison détruit et pour la reconstruction duquel un permis était demandé justifiait qu’il fût refusé (CE, avis, 23 févr. 2005, n° 271270) et que les prescriptions d’un plan de prévention des risques naturels annexé à un plan d’occupation des sols pouvaient valablement servir à motiver un refus de permis de reconstruire (CE 17 déc. 2008, n° 305409).

Cependant, le systématisme et la rigueur d’une telle sanction ne sont plus conformes au droit positif : en effet, par plusieurs arrêts récents, la Cour de cassation, tirant les enseignements de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Winterstein c/France (17 oct. 2013, n° 27013/07), impose désormais un contrôle de proportionnalité subjectif et in concreto au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui fonde le droit de la personne au respect de sa vie privée et familiale, ainsi que de son domicile (Civ. 3e, 22 oct. 2015, n° 14-11.776 ; Civ. 3e, 17 déc. 2015, n° 14-22.095 ; adde, Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 19-10.375). En conséquence, la perte d’un logement constituant l’une des atteintes les graves au droit de l’occupant au respect de son domicile en même temps qu’à son droit de propriété, s’il en est propriétaire, droit fondamental à valeur constitutionnelle (V. not. Cons. const. 16 janv. 1982, n° 81-132 DC), tout personne qui risque d’être victime de telles atteintes à ses droits fondamentaux doit en principe pouvoir en faire examiner la proportionnalité par un juge, en particulier lorsque des arguments concernant la proportionnalité de l’ingérence ont été soulevés.

Le contrôle de proportionnalité consiste à vérifier que l’application d’une règle de droit, légale ou réglementaire, ou d’une disposition contractuelle, ne conduit pas à porter une atteinte disproportionnée à un droit fondamental, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme ou reconnu comme tel par le Conseil constitutionnel.

Concernant la convention européenne précitée, son article 8 consacre explicitement le droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale, ainsi que de son domicile, soumettant en conséquence l’ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit à une double condition : que cette ingérence soit, d’une part, prévue par la loi et, d’autre part, qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, se révèle nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Mineure : Dès lors, si en droit français, le non-respect des règles d’urbanisme et du refus de délivrance d’un permis de construire permet la démolition de la construction irrégulière, il convient en l’espèce de mettre une telle sanction en balance avec les arguments invoqués par Nathalie au soutien de son droit au respect de sa vie familiale et de son domicile, afin de vérifier son absence de disproportion.

S’il ne semble pouvoir être contesté que le pavillon de Nathalie constitue son domicile, il conviendrait, pour contester efficacement l’opportunité de la sanction de démolition eu égard à sa situation personnelle, qu’elle établisse en outre la fragilité de sa situation familiale, sociale et financière pour justifier, par exemple, d’une difficulté réelle de relogement.

Par ailleurs, la violation réitérée et en toute connaissance de cause des règles d’urbanisme en vigueur ne justifie pas, à elle seule, l’ordre de démolir la construction illégalement réalisée (Civ. 3e, 16 janv. 2020, préc.).

Cependant, lorsque de telles réglementations, pour cette raison, impératives, soutiennent un intérêt général ou public tenant à la protection de l’environnement ou à celle, par la prévention de certains risques naturels, de la sécurité d’une population, l’objectif poursuivi peut faire obstacle non seulement à l’édification d’une construction nouvelle mais également à la reconstruction d’un bâtiment sinistré et d’en ordonner, le cas échéant, la démolition. Or en l’espèce, l’illicéité de la construction tient au non-respect d’une règle d’urbanisme manifestement édictée à l’effet de protéger la population communale d’un risque d’inondation et tout particulièrement celle qui, comme Nathalie, réside en « zone rouge », donc sans doute la plus exposée à ce risque. C’est ainsi que dans une affaire proche de celle relatée, la Cour de cassation a jugé que le « besoin social impérieux de préserver la sécurité des personnes exposées à un risque naturel d’inondation et d’éviter toute construction nouvelle ou reconstruction à l’intérieur des zones inondables soumises aux aléas les plus forts » justifiait la décision du maire d’ordonner la démolition (Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 19-13.645 ; v. contra, pour une construction réalisée sans autorisation dans une zone protégée prohibant la création de logements d’habitation, Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 19-10.375).

En conclusion, Nathalie risque davantage de perdre son toit que son œil.

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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