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Le cas du mois

Peur sur la ville

[ 22 novembre 2022 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Peur sur la ville

À l’association Maison des jeunes en difficulté, Désiré et Adhémar viennent de faire la connaissance d’un jeune couple d’étudiants dont la complicité n’a d’égale que la leur. Il faut dire que l’épreuve qu’ils ont traversée a considérablement renforcé leur relation. 

Présents sur les lieux de l’attentat de Nice, perpétré en juillet 2016, les deux tourtereaux, qui se promenaient main dans la main sur la promenade des Anglais, ont certes échappé au pire, mais restent traumatisés par les scènes d’horreur auxquelles ils ont assisté ce soir-là. Ils ne parviennent pas à oublier la peur qui les a saisis lorsque le camion conduit par ce terroriste fou s’est engouffré dans la foule, causant des morts en cascade. Par miracle, ils ne font pas partie de cette liste morbide, mais leurs séquelles psychologiques sont pour le moins inquiétantes : état dépressif constant, troubles anxieux, phobie sociale, le couple, malgré le soutien réciproque qu’il s’apporte, peine à percevoir la sortie du tunnel. S’ils pensaient à l’époque qu’avec le temps, leur traumatisme finirait par s’estomper, ils ne peuvent aujourd’hui que constater leur difficulté à se remettre de cet événement. C’est dans cette perspective qu’ils se sont inscrits à l’association, qui offre un suivi psychologique gratuit aux jeunes membres de l’association. Spécialisé en victimologie, le psychologue de l’association a expliqué à ces deux traumatisés l’importance de se voir reconnaître, en justice, le statut de victime. À l’approche de l’ouverture du procès de l’auteur de cet attentat, le couple prévoit alors de demander l’indemnisation de leurs préjudices. Quoique recommandée par le psychologue, cette démarche questionne les deux cousins : « Vous croyez vraiment que vous avez intérêt à intenter une telle action ? Sans minimiser ce que vous avez enduré, vous n’aurez finalement été que les témoins de cet attentat, pas des vraies victimes, au sens strict du terme », osent-ils asséner aux nouveaux venus. « Oui enfin pardon, mais c’est par miracle qu’on s’en est sorti », leur répondent-ils ; « on était exactement sur la promenade des anglais, autrement dit, dans la ligne de mire du terroriste. Ce n’est pas comme si on était dans un bar situé à 1km des lieux ! Vous ne pouvez pas imaginer l’angoisse qui vous saisit dans ce type de situation, ajoute le garçon, d’un ton agacé. » « À notre tour de nous excuser par avance, mais si tous les témoins d’un attentat devaient être reconnus comme des victimes, les tribunaux seraient encore plus engorgés qu’ils ne le sont déjà ! », dit Désiré d’un ton volontairement amusé, espérant ainsi détendre l’atmosphère. « Je te répète qu’on se trouvait à quelques mètres seulement de ce fichu camion. Un instant, on a même cru le voir arriver sur nous. On s’est vraiment vu mourir. Alors nous regarder comme de simples témoins, un peu comme si nous avions observé la scène depuis le rebord de notre fenêtre, je trouve ça assez injuste ! Nous ne sommes pas comme vous étudiants en droit, mais si les juges se refusent à réparer un préjudice comme le nôtre, alors franchement, comment continuer à faire confiance à la justice de notre pays ? », interroge le couple, désarmé. 

S’il franchit le pas du tribunal, le couple a-t-il des chances, selon vous, d’obtenir une indemnisation ? 

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■ Sélection des faits : Deux personnes présentes sur les lieux de l'attentat perpétré le 14 juillet 2016, à Nice, au moyen d'un camion qui s'était engouffré dans une foule circulant sur la promenade des Anglais, souhaitent demander en justice l’indemnisation de leurs préjudices liées aux répercussions psychologiques causées par cet événement. 

■ Qualification des faits : Les témoins directs d’un attentat terroriste prévoient de saisir le juge à l’effet d’obtenir l’indemnisation de leur préjudice psychologique. 

■ Problème de droit : À quelles conditions le témoin d’un attentat peut-il obtenir la réparation de son préjudice moral ?

■ Majeure : * La victime d’un attentat - L'article 421-1 du code pénal prévoit que certaines infractions constituent des actes de terrorisme lorsqu'elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur.

Selon l'article L. 126-1 du code des assurances, qui a codifié, en substance, l'article 9 de la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme, les victimes d'actes de terrorisme commis sur le territoire national, les personnes de nationalité française victimes à l'étranger de ces mêmes actes, y compris tout agent public ou tout militaire, ainsi que leurs ayants droit sont indemnisés dans les conditions définies aux articles L. 422-1 et L. 422-3.

Le champ d’application de ce régime spécial d’indemnisation est très large, puisque n’en sont exclues que les victimes de nationalité étrangère d’actes de terrorisme commis hors du territoire national.

*Le préjudice moral de la victime - Concernant le dommage moral réparable, il relève d’un préjudice moral dit subjectif. Existe en effet en droit positif une distinction entre les préjudices moraux objectifs (dont l’existence ne résulte pas de la perception que peut s’en faire la victime, tels le pretium doloris et, a fortiori, les préjudices fonctionnel, d’agrément et sexuel) et les préjudices moraux subjectifs, qui sont déclenchés par la prise de conscience de son état par la victime, tels les préjudices dérivant de l’anxiété ou de l’angoisse de la victime face à un risque qui la menace. À ce titre, le préjudice d’angoisse de mort imminente est réparable : l’angoisse résultant de la conscience de se savoir atteint d’une affection conduisant à une mort imminente ouvre droit à réparation, sous réserve que la victime soit consciente de son état (Civ. 2e, 23 nov. 2017, n° 16-13.948 ; Crim. 25 juin 2019, n° 18-82.655). 

S'agissant plus particulièrement d'actes de terrorisme en lien avec les infractions d'atteintes volontaires à la vie ou à l'intégrité des personnes, le dommage psychologique lié à la conscience de la victime d’avoir été exposée à un risque objectif de mort constitue un préjudice réparable. En ce sens, sont des victimes, au sens de l'article L. 126-1 précité du code des assurances, les personnes qui ont été directement exposées à un péril objectif de mort (ou d’atteinte corporelle). 

En revanche, le seul fait pour une personne de s'être trouvée à proximité du lieu d'un attentat et d'avoir été le témoin de cet événement ne suffit pas, en soi, à lui conférer la qualité de victime. Encore faut-il que le témoin établisse avoir été directement exposé à un risque de mort. Conforme à l’exigence du caractère direct du préjudice de droit commun, le critère ici posé l’est également au régime spécial d’indemnisation des victimes d’infraction, cette qualité dépendant, au sens de l’article L.126-1 précité, du lien direct existant entre le fait générateur (l’acte de terrorisme) et le préjudice (angoisse face au risque de mort). Dans un arrêt de principe, la Cour de cassation a récemment affirmé cette exigence pour refuser la qualité de victime à un couple présent à proximité du site de l'attentat de Nice, au motif qu'il se trouvait hors de la trajectoire du véhicule ayant servi à commettre l’acte terroriste, lequel s'était arrêté à 400 mètres de l’endroit exact où le couple avait été localisé, si bien que ces témoins n'avaient, à aucun moment, été directement exposés à un péril objectif de mort ou d'atteinte corporelle.

■ Mineure : Appliqué à l’espèce, ce critère spatio-temporel rend probable le succès de l’action que prévoient d’engager les nouveaux membres de l’association. En effet, contrairement aux protagonistes de l’affaire rapportée, ces deux témoins ont été directement exposés à un péril objectif de mort, s’étant trouvés, au moment des faits, sur la promenade des Anglais, ie sur la trajectoire du véhicule ayant servi à commettre l’attentat.

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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