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Le cas du mois

Porter secours ou se faire porter pâle

[ 14 octobre 2010 ] Imprimer

Droit pénal général

Porter secours ou se faire porter pâle

Après leur escapade aérienne (v. le cas du mois précédent Un vol qui tourne mal), Désiré Moulade et Adhémar Tichaud ont repris leur petit boulot de serveur dans la Trattoria en face de la fac. Aussi c’est tout naturellement que leur amie Marina Peurderin les y rejoint étant en pleine crise d’anxiété généralisée que seules cinq ou six belles pizzas aux trois fromages d’Enzo le pizzaïolo peuvent contrer. En effet, quelques heures plus tôt dans le wagon de la rame du métro où elle se trouvait, est entré un curieux couple : deux jeunes femmes, une brune japonaise et une Européenne châtaine, accrochées toutes deux dans un même souffle statique à la banale « banane » que porte la touriste asiatique…

Cette dernière défend avec ténacité et étonnement sa propriété menacée par une attaquante résolue. Tandis que ce corps à corps d’intensité égale se joue à côté d’elle, l’amie de Désiré et d’Adhémar réalise d’une part qu’un groupe serré de touristes nippons se tient hésitant à l’autre bout du wagon et d’autre part qu’autour d’elle, grands et petits, hommes et femmes, n’ont semble-t-il rien vu de ce duel silencieux et compact. Marina sans y penser dit donc doucement : « Nan mais ça va pas… ». Ça tombe comme un léger flocon de neige étoilé sur les deux femmes tout proche. Pas de quoi débloquer leur posture. Alors elle dit à peine plus fort et d’un ton toujours neutre : « Nan mais ça va pas… la tête ». Cette fois-ci ça marche puisque la plus jeune des deux, surprise dans le creux de son oreille, lâche la prise qui lui résistait, au moment même où le métro s’arrête à une station. Avec célérité, la touriste s’extrait alors sans mot de la rame, entraînant sur le quai la troupe de ses compatriotes. Une fois les portes refermées, restée seule avec la perdante et les autres voyageurs, l’amie de Désiré et d’Adhémar se glisse dans un coin à gauche de la porte du wagon de manière tout ce qu’il y a d’extrêmement naturelle comme si rien ne s’était passé. Ladite vaincue pourrait tout aussi bien décider de s’en prendre à elle, l’autre lui ayant échappé. Mais non ! Et pendant un moment, nul mouvement ne vient troubler l’étrange vol des mouches alentours. Cependant alors que le métro s’arrête de nouveau, l’autre jeune femme s’approche. Et plongeant ses yeux châtains dans les yeux bleus de Marina, elle pointe son fin index, le pose sur la joue rosie d’émotion de la jeune étudiante en droit attentive, le fait cheminer tout du long jusqu’au menton et lui dit seulement à moitié menaçante : « Tu es gentille, toi ». Et s’en va.

Et maintenant, attablée dans ce restaurant familier, entourée de ses amis d’études, Marina se reproche : « amèrement cette intervention — qui aurait pu être risquée comme mon père et autres me l’ont parfaitement signifiés — dans cette jungle humaine où après tout chacun vient et va et fait ce qu’il peut avec ce qu’il a ou ce qu’il n’a pas… Apportez-moi une pizza au gorgonzola et qu’on en finisse ! ».

Face à ce cruel désespoir de leur amie, quels sont les moyens juridiques de Désiré et Adhémar  pour l'aider ?

 

 

■ ■ ■

Adhémar Tichaud : « Marina, franchement, arrête ! Sois rationnelle ! »

Désiré Moulade : « Oui, si on faisait l’a contrario ? »

Marina Peurderin : « L’aquoi ? »

D. M. : « Le raisonnement par a contrario, nos profs adorent. C’est-à-dire l’argument « à partir du contraire », tu pars d’une disposition exceptionnelle pour revenir à un principe. Tu es intervenue, c’est normal ! Rien de plus ! Puisque si tu n’interviens pas alors qu’une personne est en péril, tu peux être condamnée, selon les dispositions légales, pour non-assistance à personne en danger. Non ? »

A. T. : « Je cite l’article 223-6 alinéa 2 du Code pénal : L’omission de porter secours ou la non-assistance à personne en danger est une infraction réalisée par le fait de s’abstenir volontairement de porter, à une personne en péril, l’assistance dont elle a besoin et qu’il est possible de lui prêter sans risque pour soi-même, ni pour les tiers soit par son action personnelle soit en provoquant un secours. D’ailleurs, en passant, ça vaut aussi pour une personne morale (art. 223-7-1 C. pén.). »

M. P. : « Oui, mais comment savoir qu’on ne risque rien si l’on intervient ? Et comment savoir s’il vaut mieux intervenir ou provoquer un secours ? »

D. M. : « Bah ça, on sait pas ! C’est comme quand tu fais de l’affichage sauvage (v. Le cas du mois de mars 2010 Voter ou afficher sur les murs) ! Tu t’engages à tes risques et périls. »

A. T. : « Désiré, Marina, est-ce qu’on peut revenir au fondement légal s’il vous plaît et rechercher les qualifications pénales applicables en l’espèce pour en déduire ensuite les responsabilités pénales qui peuvent en découler ? ».

D. M. : « Si ça te fait plaisir, Adhémar, allons-y : il faut une situation de péril objective, un péril réel ? »

M. P. : « Attends, franchement, c’est quand même pas mon style d’inventer un combat inurbain ! »

A. T. : « Il faut un péril grave. »

M. P. : « Un vol allait être commis. C’est grave ça, non ? »

D. M. : « Non ! Le péril doit menacer une personne, son intégrité physique, et non ses biens ! »

M. P. : « Ouh ! Il est raide l’article 223-6 ! Attends ! La pauv’ touriste toute perdue là à Paris ! Avec quelqu’un pendue à son corps pour lui arracher sa banane ! Ses copains nippons qui la lâchent ! Et tous les autres voyageurs yeux dans les yeux avec leur iPhone ! Il n’est pas menaçant le péril ?»

A. T. : « Ok Ok, ça peut se défendre sur l’arrachage au corps à corps d’un sac ceinturé sur des hanches, mettons un vol avec extorsion ? »

D. M. : « Et la détresse morale ? Non, je crois qu’il faut que le péril moral soit très grave pour être pris en compte. J’pense pas qu’elle se serait suicidée en cas de perte de ses euros ? »

A. T. : « De toutes façons, ça n’a aucune importance que le péril et les conséquences qui s’en suivent se concrétisent ou pas. L’indifférence au sort d’autrui est une infraction formelle, infraction dont le résultat n’est pas constitué par un préjudice subi par la victime. C’est l’incrimination d’un comportement, d’un acte (ici en l’occurrence d’une abstention) sans tenir compte de ses conséquences concrètes pour une victime. Le résultat de l’infraction formelle se situe sur le chemin de l’iter criminis ».

M. P. : « Bah oui ! C’était impossible de savoir laquelle des deux femmes allait l’emporter et surtout comment ! »

D. M. : « J’crois qu’on peut dire qu’on a la situation de péril réel, grave et imminent… ».

A. T. : « Sur une personne … c'est-à-dire une personne vivante. »

M. P. : « Pas super-loquace mais bel-et-bien vivante. »

D. M. : « (pensif) Comment dit-on en japonais : pourriez-vous avoir la gentillesse de lâcher ma banane s’il vous plaît ? (puis se reprenant) Bon, pour en terminer avec l’élément matériel de l’infraction, il nous reste encore à qualifier l’omission : est-ce que tu es restée passive face à ce danger menaçant autrui et dont tu avais conscience ? »

M. P. : « Non. »

A. T. : « Le délit de non-assistance n’est également matériellement constitué que si l’assistance requise était possible soit par une action personnelle, soit en provoquant un secours. Selon la jurisprudence, l’action personnelle doit être préférée chaque fois qu’elle est possible (Crim. 4 févr. 1998). N’est-ce pas ce que tu as fait ? »

M. P. : « Si. »

D. M. : « Enfin, l’assistance doit pouvoir se faire sans risque pour l’intervenant et pour les tiers. As-tu été héroïque ? »

M. P. : « Euh ? Hum ? Non. »

D. M. : « Parfait ! Ne change rien ! »

A. T. : « Bon, on peut passer à l’élément intentionnel. Ayant connaissance du sort d’autrui, tu y aurais été intentionnellement indifférente. Est-ce le cas ? »

M. P. : « Non, non, je savais et j’ai réagi de manière évidente. »

A. T. : « Chère Mademoiselle, Sainte Marina, j’ai le grand plaisir de vous annoncer en ce haut lieu de la gastronomie italienne, que vous n’êtes pas coupable de non-assistance à personne en danger. Vous n’encourez pas les peines principales fixées par l’article 223-6 du Code pénal, c’est-à-dire cinq ans d’emprisonnement et 75000 euros d’amende, ni les peines complémentaires prévues à l’article 223-16 à savoir l’interdiction des droits civiques, civils et de famille. »

M. P. : « A contrario, cela veut dire que vous m’offrez le tiramisu ? »

A. T. et D. M. : « Non ! »

 

Références

Omission de porter secours

« Infraction réalisée par le fait de s’abstenir volontairement de porter, à une personne en péril, l’assistance dont elle a besoin et qu’il est possible de lui prêter sans risque pour soi-même ni pour les tiers soit par son action personnelle soit en provoquant un secours. »

Lexique des termes juridiques 2011, 18e éd., Dalloz, 2010.

■ Sur le sujet : V. Malabat, Droit pénal spécial, 4e éd., Dalloz, coll. « HyperCours », 2009, Chap. 7 « L’indifférence au sort d’autrui ».

F. Grua, Méthodes des études du droit, Dalloz, 2006.

Sur cette notion de l’iter criminis , v. T. Garré, C. Ginestet, Droit pénal Procédure pénale, 6e éd., Dalloz, coll. « HyperCours », 2010, La frise, p. 119.

Crim. 4 févr. 1998, Dr. pénal 1998, comm. 96.

■ Code pénal

Article 223-6

« Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l'intégrité corporelle de la personne s'abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75000 euros d'amende.

Sera puni des mêmes peines quiconque s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours. »

Article 223-7-1

« Les personnes morales déclarées responsables pénalement, dans les conditions prévues par l'article 121-2, des infractions définies à la présente section encourent, outre l'amende suivant les modalités prévues par l'article 131-38 :

1° (Abrogé) ;

2° Les peines mentionnées aux 2° à 9° de l'article 131-39 ;

3° La peine mentionnée au 1° de l'article 131-39 pour les infractions prévues aux articles 223-5 et 223-6.

L'interdiction mentionnée au 2° de l'article 131-39 porte sur l'activité dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de laquelle l'infraction a été commise. »

Article 223-16

« Les personnes physiques coupables de l'une des infractions prévues par les articles 223-3 à 223-8, 223-10 à 223-14 encourent également l'interdiction des droits civiques, civils et de famille, suivant les modalités prévues par l'article 131-26. »

 

 

 

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