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Le cas du mois

Qui s’excuse s’accuse

[ 30 avril 2019 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Qui s’excuse s’accuse

Désiré et Adhémar ne veulent pas attendre mai pour faire ce qui leur plaît, ils préfèrent d’ores et déjà goûter aux plaisirs d’avril. A la campagne. Loin de Paris. Ils ne supportent plus la ville. Le flux de sa circulation, surtout. Les voitures, les bus, les vélos, les taxis, maintenant les trottinettes électriques…Tous ces véhicules qui se croisent, se frôlent, s’entrechoquent parfois…C’est stressant. Et dangereux. 

Leur décision est prise : ils partent en Creuse pour le week-end. Des amis des parents d’Adhémar, qui les invitent depuis longtemps, les y attendent. Ils sont d’ailleurs très chaleureusement accueillis. Mais très vite, l’ennui les saisit. L’ambiance rurale n’est pas à leur goût. Le calme de l’environnement non plus. Nos deux comparses restent deux joyeux drilles toujours en quête de mouvement, et d’amusement ! Alors, ce samedi soir, ils entendent bien rompre la paisible monotonie de la journée qui vient de passer en partant en boîte de nuit. Au « Paradisio », le seul lieu festif du coin, en plus situé assez loin de la maison où ils séjournent. Ils décident néanmoins de s’y rendre à vélo, n’ayant toujours pas leur permis de conduire... Avec étonnement, les deux urbains découvrent en chemin la présence d’une piste cyclable, à première vue proche de celles qu’ils empruntent pour leurs trajets parisiens. Ils constatent cependant rapidement la différence : à peine éclairée, délabrée, jonchée de déchets. Bref, difficilement praticable ! « Qu’à cela ne tienne », dit Désiré à Adhémar, une fois arrivés au Paradisio. « Au retour, on prendra la départementale ! ». « T’es sûr ? », lui demande Adhémar ; « nos vélos sont rouillés, sans phare, on a pas de gilets jaunes… Trop dangereux. ». « Mais non », tempère Désiré, « on va sans doute rentrer en plein milieu de la nuit, y aura aucune voiture. Et puis des gilets jaunes, c’est pas ce qui manque en ce moment ! On en trouvera sûrement quelque part, aux abords d’un rond-point situé sur la route ! ». « C’est pas faux », concède Adhémar avec amusement ; « T’as raison. On fera ça ».

A l’image du département creusois, le Paradisio se révèle d’un ennui mortel… A minuit et demi, nos deux amis décident de rentrer sagement. Ils enfourchent leurs vélos, et empruntent comme convenu la route départementale. Tout en roulant, ils recherchent des gilets jaunes que des manifestants auraient, en fin de journée, délaissés. En vain… Et un quart d’heure à peine après leur départ du Paradisio, une voiture, roulant en sens inverse au leur mais en train d’en dépasser une autre, les percute, malgré la tentative d’évitement de son conducteur. Adhémar est gravement blessé, Désiré l’est plus légèrement, mais dévasté par la culpabilité d’avoir convaincu Adhémar d’emprunter cette route dont il avait sous-estimé les dangers. A l’effet sans doute d’amoindrir ses remords et de réparer ses torts, il souhaite assigner le conducteur en indemnisation. « Mais c’est moi qui vais vous assigner en justice », lui oppose l’auteur de l’accident une fois informé du projet judiciaire de Désiré. « Manque de chance pour vous, je suis avocat. Et je peux vous assurer que je n’aurai aucun mal à faire juger que vu la faute inexcusable, comme le dit la loi elle-même, que vous et votre copain avez commise, votre indemnisation, vous pouvez toujours l’attendre ! ». Désiré se dit qu’en effet, ils n’ont pas été très raisonnables… Quoiqu’ils aient pris un risque, certes, mais pour en éviter un autre. L’emprunt de la piste cyclable aurait été encore plus dangereux ! Et puis, avec un peu de chance, son futur adversaire, s’il n’est pas forcément un mauvais conducteur, est peut-être un mauvais avocat. D’ailleurs, cette notion de « faute inexcusable » lui semble assez improbable, inadaptée, du moins, à des jeunes de leur âge. Si on est pas sérieux quand on a dix-sept ans, on doit, la vingtaine tout juste atteinte, avoir le droit de ne pas l’être encore tout à fait. Non ?

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Sélection des faits : Alors qu’il roulait sur une route départementale, le conducteur d’un véhicule heurte Désiré et Adhémar, qui circulaient à vélo. Blessés, ces derniers souhaitent être indemnisés. Le conducteur leur oppose le caractère inexcusable de la faute qu’ils auraient commise en circulant de nuit sur des vélos dépourvus d’éclairage alors qu’une piste cyclable se trouvait à proximité.

Qualification des faits : A la suite d’un accident de la circulation, le conducteur d’un véhicule terrestre à moteur oppose à ses deux victimes, pour justifier son droit à refuser l’indemnisation de leurs préjudices corporels, le caractère inexcusable de leur faute, qui aurait été la cause véritable et unique de l’accident : le fait de circuler de nuit sur une route réservée à la circulation automobile, sans aucun éclairage, alors qu’une piste cyclable se trouvait à proximité.

Problème de droit : Deux jeunes cyclistes ayant préféré circuler de nuit et sans éclairage sur une voie de circulation automobile plutôt que sur une piste cyclable commettent-ils une faute inexcusable justifiant l’exclusion de leur droit à être indemnisés de leurs préjudices corporels ? 

Majeure : A l’effet de favoriser l’indemnisation des victimes, la loi Badinter a restreint les cas d’exonération de la responsabilité qu’elle édictait. Ainsi la force majeure ou le fait d’un tiers, causes traditionnelles d’exonération de responsabilité civile, ne peuvent-ils pas être opposés à la victime (art. 2). La seule cause d’exonération admise est donc la faute de la victime, dont l’opposabilité varie en fonction de la qualité de cette dernière, et de la nature des dommages subis.

Dans l’hypothèse où l’accident a causé un dommage corporel à une victime non conductrice d’un véhicule motorisé, seule la faute inexcusable et exclusive de la victime peut servir de moyen d’exonération. En effet, selon les articles 1er et 3 de la loi du 5 juillet 1985, à caractère purement indemnitaire, relative aux accidents de la circulation, les victimes, hormis les conducteurs, sont indemnisées des dommages résultant des atteintes à leur personne subies à l'occasion d'un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule terrestre à moteur, sauf si leur faute inexcusable est la cause exclusive de l’accident.

Constitue une faute inexcusable, la faute volontaire d'une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience. 

Pour exclure le droit à indemnisation de la victime, sa faute inexcusable doit, en outre, être la cause unique de l’accident, et non pas seulement du dommage.

La jurisprudence la retient très rarement. Le caractère excusable de la faute est, tout d’abord, généralement retenu pour justifier le maintien du droit de la victime à l’indemnisation de son préjudice. Par exemple, l’Assemblée plénière a cassé l’arrêt d’une cour d’appel qui n’avait pas « caractérisé par ses énonciations l’existence d’une faute inexcusable » commise par un piéton qui faisait du stop au milieu d’une route non éclairée, en état d’ébriété, et à une heure de fréquentation importante (Cass., ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13.912 ). 

Ensuite le caractère exclusif de cette faute est également rarement retenu, un accident ayant généralement de multiples causes ; l’exigence que par sa seule faute, la victime soit à l’origine non pas de la survenance du dommage mais de celle de l’accident restreint encore davantage les possibilités d’exonération du conducteur.

Exceptionnellement caractérisée, cette faute a cependant été récemment opposée à la veuve d’un piéton qui, au moment où il a été heurté par un camion, « se tenait debout à côté de sa voiture, stationnée en bon état de marche, sur un refuge où il se trouvait en sécurité et qui s’est, sans raison valable connue, soudainement engagé à pied sur la chaussée d’une autoroute, à la sortie d’une courbe masquant la visibilité pour les véhicules sur les voies, devant un ensemble routier circulant sur la voie de droite à la vitesse autorisée, qui n’a pas disposé d’une distance suffisante pour l’éviter » (Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-15.168). 

Mineure : En l’espèce, Désiré et Adhémar ont volontairement décidé d’emprunter une route départementale au lieu de la piste cyclable disponible alors qu’ils circulaient de nuit sur des vélos dépourvus de tout éclairage et sans équipement lumineux ou réfléchissant. Leur faute est établie.

Elle semble, cependant, excusable, les deux adolescents ayant fait ce choix non sans raison valable mais pour éviter les dangers que pouvaient présenter la piste cyclable en minimisant celui représenté par la circulation des véhicules automobiles sur la route empruntée, choix que leur jeune âge et le fait qu’ils ne soient pas titulaires du permis de conduire pouvaient justifier, sans exclure néanmoins leur conscience du danger.

Et dans une espèce dont les faits sont proches de ceux énoncés, la Cour de cassation a cassé la décision de la cour d’appel qui, pour dire que les victimes avaient commis une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident et exclure du droit à indemnisation les conséquences dommageables de celui-ci, avait retenu que les deux cyclistes avaient délibérément emprunté la route au lieu de la piste cyclable pour rentrer plus vite alors qu'ils circulaient sans équipement visible sur des bicyclettes dépourvues d’éclairage et que compte tenu de leur âge, ils auraient dû avoir conscience du danger comme cela ressortait de l'audition de l’un d’entre eux, qui avait souligné à son ami la dangerosité d’emprunter la route départementale. La Haute cour a jugé, cependant, que les éléments relevés ne caractérisaient pas l'existence d'une faute inexcusable (Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-14.125 et 18-15.855).

Références

■ Cass., ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13.912 P: D. 1995. 633, rapp. Y. Chartier ; RTD civ. 1996. 187, obs. P. Jourdain

Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-15.168 P : D. 2019. 695

Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-14.125 et 18-15.855 P : D. 2019. 695

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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