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Le cas du mois

Travaillez, vous êtes filmés !

[ 28 septembre 2021 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Travaillez, vous êtes filmés !

Adhémar paralysé, son cousin Désiré dut se résoudre à financer seul ses vacances d’été. Il avait alors accepté un emploi de cuisinier dans une pizzeria. Seul à effectuer ce travail, il se sentit vite dépassé par l’ampleur de sa tâche, au point de négliger les règles élémentaires d’hygiène et de sécurité, pourtant expressément stipulées dans son contrat de travail. 

Ayant installé en cuisine un dispositif de vidéosurveillance fonctionnant en continu, son employeur n’avait pas tardé à se rendre compte de ces manquements, multiples et répétés. 

Vu le jeune âge de son salarié, novice de surcroît, son employeur s’efforça de faire preuve de pédagogie : « Comprenez qu’en raison des responsabilités qui sont les miennes, je dois m’assurer du respect constant et scrupuleux par mes salariés des normes sanitaires et sécuritaires auxquelles je me trouve soumis. Je ne vous ai pas surveillé par défiance ni par curiosité malsaine. J’ai simplement agi ainsi pour contrôler la bonne exécution de votre travail et votre défaillance avérée m’oblige aujourd’hui à vous licencier »

Désiré s’empressa de rapporter cet événement à son cousin, qui lui conseilla de contester la décision de son ancien employeur, qu’il jugeait excessive, voire illégale. 

« Il n’avait pas le droit de te filmer en permanence et à ton insu, c’est contraire au respect de ta vie privée ! », s’insurgea Adhémar. 

« En même temps, il n’est pas anormal qu’un employeur surveille ses salariés. Il m’a filmé sur mon lieu et durant mes horaires de travail, donc à mon avis, il est parfaitement dans son droit », lui objecta Désiré. 

« Tu es bien défaitiste. Et mal renseigné. Même dans le cadre de leur travail, la vie privée des salariés est protégée. Tu ne dois pas te laisser faire. Saisis les prud’hommes ! », lui recommanda son cousin. 

« Encore une action en justice ! Mais je n’ai pas les moyens d’engager une nouvelle procédure, moi ! En cette fin d’année, je suis à sec, c’est d’ailleurs pour ça que j’avais accepté ce job ! », lui rappela Désiré. 

« Mais toi comme moi, on n’a plus besoin d’avocat depuis qu’on a été accepté par le groupe des amoureux du Droit « Dalloz Actu Étudiant ». Tu n’as pas remarqué, à chaque fois qu’on a eu besoin d’eux, ils se sont montrés présents. De vrais amis ! », se remémora Adhémar avec enthousiasme. 

« Des amis ? Adhémar, on les a rencontrés sur le net ; des amis virtuels, tu y crois vraiment, toi ? », lui demanda Désiré. 

« On est à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux. Même virtuels, des amis restent des amis. Et je te le répète, ils nous ont plusieurs fois apporté la preuve de leur amitié. Rappelle-toi tous les problèmes qu’ils ont résolus à notre place ! Je suis certain que si tu les rappelles à l’aide, ils te l’apporteront », lui assura Adhémar.

L’amitié plutôt que la haine en ligne, c’est une belle idée, non ? 

■ ■ ■

Sélection des faits : Engagé comme cuisinier dans une pizzeria, Désiré, soumis à son insu et sans interruption à une surveillance vidéo, a été licencié en raison de divers manquements à ses obligations contractuelles. Il prévoit de contester en justice son licenciement en raison du procédé utilisé par son employeur pour justifier sa décision. 

Qualification des faits : Seul à exercer son activité, un salarié a été licencié pour faute à raison de faits que son employeur entendait justifier à partir d’images tirées d’un dispositif de vidéosurveillance installée à l’insu du salarié et fonctionnant en continu. Cet ancien salarié entend saisir le conseil de prud’hommes pour contester son licenciement, que le procédé utilisé par son employeur pour le motiver rendrait irrégulier.

Problème de droit : Les enregistrements obtenus à partir d’une vidéosurveillance constante exercée à l’insu d’un salarié exerçant seul son activité constituent-ils un mode de preuve licite de la faute ayant motivé son licenciement ? 

Majeure : La mise en balance des droits et libertés fondamentaux du salarié et des intérêts légitimes de l’employeur donne lieu à un foisonnement normatif, dont un abondant contentieux, duquel il est toutefois possible de tirer plusieurs enseignements.

D’un côté, la jurisprudence reconnaît depuis longtemps au salarié « le droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée » (Soc. 2 oct. 2001, n° 99-42.942). En ce sens, la Cour de cassation a très tôt précisé qu’un fait tiré de la vie personnelle du salarié ne peut constituer une faute justifiant un licenciement fondé sur ce seul fait (Soc. 16 déc. 1997, n° 95-41.326 ; v. égal., dans le même sens, à propos d’une sanction disciplinaire, Soc. 9 mars 2011, n  09-42.150).

De l’autre, le pouvoir de contrôle de l’employeur, découlant de son pouvoir hiérarchique, l’autorise à surveiller l’activité de ses salariés et à sanctionner le cas échéant ceux qui se révèlent défaillants. A la condition que le dispositif de surveillance mis en place n’enfreigne aucune norme applicable (Soc. 3 mars 2021, n° 19-24.232), principalement celle qui fonde les principes de transparence et de proportionnalité dans l’installation comme dans l’exploitation dudit dispositif (C. trav., art. L. 1121-1), l’employeur est en droit d’exercer une surveillance professionnelle sur l’ensemble de ses salariés. Autrement dit, si l’atteinte à certains droits fondamentaux du salarié est permise, celle-ci doit impérativement être justifiée et proportionnée à l’objectif poursuivi. Ainsi, une procédure de licenciement pour faute peut-elle être valablement intégrer un élément de la vie privée du salarié si « le comportement de l’intéressé, compte tenu de ses fonctions et de la finalité propre de l’entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière » (Soc. 20 nov. 1991, n° 89-44.605).

Inhérente au contrôle de proportionnalité, cette mise en balance des droits et intérêts respectifs du salarié et de l’employeur, entourés d’une égale protection, se conclut sans automaticité par une solution chaque fois rendue in concreto, en considération des circonstances propres à chaque litige, dont le règlement doit tendre à favoriser la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime soulevé par le cas considéré. 

Au niveau supranational comme interne, la pratique jurisprudentielle tendait toutefois à faire le plus souvent pencher la balance du côté de l’employeur, laissant entrevoir un affaiblissement de la protection de la vie privée du salarié. La CEDH avait par exemple jugé recevables des enregistrements tirés d’un dispositif illicite comme modes de preuve d’un licenciement d’un salarié à raison des soupçons légitimes d’irrégularités graves et des pertes constatées par son employeur. (CEDH, gr. ch., 17 oct. 2019, López Ribalda et a. c/ Espagne, nos 1874/13 et 8567/13), quand la Cour de cassation consentait un an plus tard à ce qu’une discussion privée captée par un employeur puisse valablement justifier le licenciement pour faute du salarié écouté dès lors que son employeur n’y avait pas accédé de manière déloyale et que l’obtention de cet élément, même de nature privée, s’avérait indispensable à la procédure de licenciement et donc proportionné au but recherché (Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058 : DAE 30 oct. 2020, note Chantal Mathieu). 

Ainsi, les juges allaient-ils alors à rebours du législateur et du régulateur institué en ce domaine. En effet, le premier avait, dès 2011, promu la recherche d’un équilibre entre les différents intérêts en jeu et cantonné ainsi le pouvoir de contrôle de l’employeur. À cet égard, la bascule terminologique opérée à l’occasion de la loi dite LOPPSI II (L. n° 2011-267, 14 mars 2011, d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure) était significative : la « vidéoprotection » remplaçait la « vidéosurveillance », faisant ainsi dépendre la légitimité du dispositif utilisé et la licéité du mode de preuve qui en serait tiré par l’employeur de la seule protection des intérêts de son entreprise. Le cantonnement de son pouvoir de surveillance professionnelle était encore plus vivement défendu par le régulateur : « le placement sous surveillance continue des postes de travail des salariés n’est possible que s’il est justifié par une situation particulière ou un risque particulier auxquels sont exposées les personnes objets de la surveillance » (Délib. CNIL 17 juill. 2017, n° 2014-307 ; pour un autre ex., v. Délib. CNIL 16 avr. 2009, n° 2009-201). 

En ce sens, la jurisprudence la plus récente semble marquer un infléchissement de celle précitée, laissant même entrevoir un renversement de tendance : la balance pencherait plutôt, désormais, du côté salarial. Ce changement a d’abord été observé au niveau européen : par un arrêt rendu le 21 juin dernier contre la Turquie, les juges strasbourgeois ont, conclu à la violation de la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée d’une contractuelle du service public, qui avait été licenciée pour avoir manifesté son adhésion à certains contenus publiés sur Facebook en cliquant sur l’icône « J’aime » (CEDH Melike c/ Turquie, 15 juin 2021, n° 35786/19 DAE 7 juill. 2021, note Merryl Hervieu). La Cour européenne des droits de l’homme ravivait ainsi l’exigence de nécessité et de proportionnalité d’une telle décision lorsque celle-ci se fonde sur des faits et des conversations de nature privée du salarié.

Dans l’ordre interne, la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé le 23 juin 2021 (Soc. n° 19-13.856), dans des circonstances rappelant celles ici rapportées, que le mode de preuve constitué par les enregistrements provenant d’une vidéosurveillance devait être jugé inopposable dès lors que l’installation d’une caméra activée de manière continue dans un lieu où le salarié travaillait seul était attentatoire à sa vie privée et disproportionné au but allégué par l’employeur de sécurité des personnes et des biens.

Mineure : Dans le cas présent, Désiré exerçait seul son activité en cuisine et était soumis à la surveillance constante de la caméra qui y était installée, ce dont il n’avait pas, de surcroît, été préalablement informé. Quand bien même l’objectif affiché par le restaurateur était d’éviter toute infraction aux règles d’hygiène et de sécurité, le dispositif sera très probablement jugé, au vu de ces circonstances, disproportionné, et partant attentatoire au droit au respect de sa vie privée.

Conclusion : Les enregistrements ainsi obtenus constitueront des modes de preuve illicites, partant inopposables à Désiré dont le licenciement serait, en conséquence, reconnu comme abusif.

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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