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Le cas du mois

Une balade qui sent le sapin

[ 18 décembre 2018 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Une balade qui sent le sapin

Désiré et Adhémar ont envie de s’amuser ! Depuis la rentrée, ils n’ont fait que s’occuper des problèmes des autres, et les conseils juridiques qu’ils ont à cette fin dispensés les ont épuisés. Un de leurs amis, très sportif, vient justement de leur proposer une balade en motoneige, prévue le week-end prochain. « Un sport à risque… », se disent nos deux comparses. Il faut dire que leurs mésaventures successives leur ont ôté, sinon leur enthousiasme, du moins une part de témérité. Leur ami, doté d’une certaine expérience dans la conduite des motoneiges, se montre toutefois rassurant : la sortie qu’il envisage est organisée par une société spécialisée et encadrée par deux accompagnateurs chevronnés. Leur crainte dissipée, Désiré et Adhémar acceptent la proposition de leur ami. Les voici tous les trois partis dans les Alpes ! 

Une fois arrivé au chalet d’accueil, le trio rencontre les deux organisateurs, qui les conduisent sur le parcours. Contrairement à leur ami, qui semble pleinement à son aise, Désiré et Adhémar sont effrayés. « Le parcours n’est fait que d’obstacles ! », se plaignent-ils aux accompagnateurs. Et c’est vrai : les virages à prendre sont serrés, les arbres à contourner plantés juste à leur sortie, sans signalisation particulière, avec un balisage sommaire. D’un ton sec, les accompagnateurs leur répondent que si la société organisatrice a essayé de mettre le plus de balisage possible, notamment aux endroits stratégiques, il est aussi normal que celle-ci ait veillé à ce que ce balisage ne gêne pas la circulation des autres usagers de la piste, et que cloisonner complètement le circuit aurait été, en outre, préjudiciable à l'environnement. Sensibles à ces arguments, Désiré et Adhémar restent toutefois dubitatifs. C’est pourquoi ils se montrent particulièrement attentifs aux consignes de sécurité que les responsables commencent à leur exposer. Sans doute pour rassurer les novices, ceux-ci se montrent très précis sur les modalités de fonctionnement des motoneiges, le traçage de l’itinéraire et la marche à suivre pour éviter les chutes. Désiré et Adhémar reprennent un peu confiance. « Il était temps ! », leur dit leur ami, d’un ton un tantinet méprisant.

Munis du casque qui leur avait été remis et du feuillet sur lequel ils avaient noté toutes les consignes, Désiré et Adhémar entament la balade. Ils roulent doucement, derrière leur ami, dont ils peinent, justement, à suivre l’allure. S’ils le savaient expérimenté, ils sont particulièrement impressionnés par la célérité et l’aisance de sa conduite. Cependant, au lieu de ralentir, ce dernier emprunte, à mi-parcours, un virage que l’absence de signalisation lui fait rater. Percutant le sapin situé à proximité, leur ami meurt sur le coup.

Désiré et Adhémar sont effondrés et furieux. Ils savaient bien que cette histoire de motoneiges allait mal tourner… Mais à ce point-là… Toujours prêts à venir en aide à leurs amis, ils le sont aussi lorsqu’il s’agit de défendre leur mémoire. C’est pourquoi ils voudraient voir reconnaître la faute de la société organisatrice, leurs braves accompagnateurs n’y étant, selon eux, pour rien… 

Vu l’insuffisance du dispositif de sécurité, ils pensent avoir des chances d’obtenir en justice la condamnation de cette inconséquente société ; mais ils les jugent tout de même incertaines, compte tenu de la qualité de l’encadrement assuré par ses membres.

Comment estimez-vous leurs chances de succès ? 

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Sélection des faits : Après avoir raté un virage non signalé, un homme meurt au cours d’une balade en motoneige. La responsabilité de la société organisatrice est recherchée.

Qualification des faits : Un participant à une sortie de loisirs en motoneige, organisée par une société et encadrée par deux accompagnateurs, décède des suites d’un accident. La société fait l’objet d’une action en responsabilité pour faute en raison du manquement à son obligation de sécurité.

Problème de droit : L’organisateur d’une activité sportive à risque qui manque de signaler l’obstacle ayant contribué au dommage subi par la victime engage-t-il sa responsabilité au titre de son obligation de sécurité ?

Majeure : La jurisprudence a greffé à la plupart des contrats d’entreprise, dès lors que la prestation à accomplir ne porte pas sur une chose à effectuer, une obligation de sécurité. Celle-ci pèse, notamment, sur les organisateurs d’activités sportives. Parfois qualifiée de résultat (V. par ex., pour un organisateur de sauts à l’élastique, Civ. 1re, 30 nov. 2016, n° 15-25.249 ; pour l’exploitant d’un toboggan aquatique, Civ. 1re, 3 févr. 2011, n° 09-72.325), l’obligation accessoire de sécurité n’est, en principe, qu’une obligation de moyens : le participant doit alors rapporter la preuve du manquement par l’organisateur à son obligation de sécurité et que ce manquement relève d’une faute de l’organisateur (par ex., pour les organisateurs d’une colonie de vacances, Civ. 1re, 10 févr. 1998, n° 96-14.623. Civ. 1re, 1er déc. 1999, n° 97-21.690 ; pour l'organisateur d'un stage de karting. Civ. 1re, 30 nov. 2016, n° 15-20.984, pour l’organisateur d’entraînements de danse folklorique). Cette qualification s’explique par le fait que la pratique d’un sport implique généralement un rôle actif du pratiquant et que la plupart des activités sportives contiennent une part d’aléa échappant au pouvoir de l’organisateur.

Mineure : Cette qualification d’obligation de moyens paraît en l’espèce justifiée : le rôle actif du créancier de l’obligation est établie par son pouvoir de manœuvre de l’engin utilisé (motoneige) et l’existence d’un aléa incontestable, le résultat escompté, se balader en motoneige sans accident, ne pouvant certainement pas être considéré comme dépourvu d'aléa.

Majeure : Contrairement à l’obligation de résultat, dont la violation par son débiteur s’induit du seul fait que le résultat escompté n’a pas été atteint, le manquement à une obligation de moyens suppose de rapporter la preuve du comportement fautif du débiteur.

Mineure : En l’espèce, la faute de l’organisateur est discutable. En effet, la victime disposait d’une certaine expérience dans la conduite des motoneiges et avait bénéficié d’un exposé sur la sécurité et les modalités de fonctionnement de ces engins ; en outre, un casque lui avait été remis. Cela étant, l’absence de balisage continu du parcours emprunté, expliquant l’absence de signalisation de l’obstacle à l’origine du dommage, pourrait constituer une faute imputable à l’organisateur.

Majeure : Quand bien même le manquement de la société à son obligation de sécurité serait caractérisé, il serait nécessaire d’établir le lien de causalité entre la négligence qui lui est reprochée et la perte de contrôle de l’instrument du dommage.

Mineure : En l’espèce, ce lien de causalité semble suffisamment établi : l’absence de signalisation du virage a sans doute contribué à la survenance de l’accident mortel. Dans une affaire dont les faits sont proches de celle relatée, la Cour de cassation a considéré que l’organisateur avait commis une faute ayant concouru à la réalisation de l’accident mortel : dans la mesure où ce dernier avait choisi un parcours caractérisé par de nombreux obstacles naturels et virages en lacets, le choix de cet itinéraire exigeait de sécuriser tout passage dangereux pour la conduite d’une motoneige ; de ce fait, l’absence de signalisation suffisante de ces obstacles caractérisait une faute qui avait contribué à la survenance de l’accident ayant entraîné le décès de la victime, infirmant ainsi le raisonnement des premiers juges qui avaient estimé le lien de causalité entre cette négligence et la perte de contrôle de la motoneige insuffisant (Crim. 16 oct. 2018, n° 17-86.459).

Conclusion

Références

Civ. 1re, 30 nov. 2016, n° 15-25.249 P : Dalloz Actu Étudiant, 15 déc. 2016 ;  D. 2017. 198, note D. Mazeaud ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz.

Civ. 1re, 3 févr. 2011, n° 09-72.325 P : D. 2012. 704, obs. Centre de droit et d'économie du sport.

Civ. 1re, 10 févr. 1998, n° 96-14.623 P.

Civ. 1re, 1er déc. 1999, n° 97-21.690 P : D. 2000. 287, note J. Mouly.

Civ. 1re, 30 nov. 2016, n° 15-20.984 P : D. 2016. 2518.

Crim. 16 oct. 2018, n° 17-86.459

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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