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Le cas du mois

Valeur probante versus valeur morale

[ 18 avril 2023 ] Imprimer

Droit des obligations

Valeur probante versus valeur morale

Au sein de leur association Maison des jeunes en difficultés, Désiré et Adhémar ont fait la rencontre d’un jeune rédacteur juridique, Vincent, qui s’estime victime d’une double injustice.

 

À peine sorti de l’adolescence, ce très jeune salarié avait fait sa première expérience en entreprise dans un grand groupe, qui vient de le licencier pour faute grave. Son employeur prétend qu’il aurait menti sur son temps de travail, ce que Vincent conteste ; mais ce qu’il déplore par-dessus tout, c’est la méthode utilisée : de manière totalement illégale, son employeur avait installé à l’entrée des locaux de son entreprise un système de badgeage afin de recueillir des informations concernant personnellement ses salariés, puis avait rapproché ces données personnelles de celles issues du logiciel de leurs horaires de travail, sans en avoir averti le délégué à la protection des données de l’entreprise, ni en avoir informé préalablement les salariés et les institutions représentatives du personnel. Vincent avait alors assigné son ancien employeur en justice. Les juges lui donnèrent raison, considérant que le résultat du rapprochement de ces données, effectué à l’insu de tous, constituait un moyen de preuve illicite et qu’en l’absence d’autres preuves établissant la fraude reprochée, son licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse. Vincent eut toutefois à peine le temps de profiter de sa victoire judiciaire puisqu’immédiatement après que cette décision eut été rendue, son employeur, invoquant une atteinte à son « droit à la preuve », décida de se pourvoir en cassation. Dans cette perspective, Vincent prit alors la décision de se rendre au service juridique de l’association pour préparer sa défense. Mais alors qu’il était certain d’être dans son bon droit, et tout aussi sûr que son ancien employeur, a contrario, avait enfreint la loi, le responsable du département « droit social » de l’association auquel il s’était adressé lui expliqua qu’en vérité, les choses n’étaient pas aussi simples… « Pour résumer, il m’a fait passer le message que tout ne serait pas perdu d’avance pour mon ancien employeur. S’il arrive à prouver qu’il n’avait aucun autre moyen d’établir les faits qu’il me reproche, les juges admettraient qu’il ait recouru à ce dispositif, même s’il est illicite ». « Ah bon ? » s’insurgent les cousins. « Mais normalement, la fraude corrompt tout ! Et si les magistrats se mettent à tolérer des comportements illicites au prétexte que leur auteur n’avait pas le choix, on se dirige tout droit vers un État voyou ! », poursuit Désiré. « Pour une fois, je te rejoins totalement », ajoute Adhémar. « Autoriser des employeurs à se comporter ainsi, nan mais quelle honte ! ». « Espérons tout de même que la Cour de cassation saura raison garder et ne se laissera pas duper par l’argumentaire totalement infondé de mon employeur, à qui il suffisait simplement de m’informer du procédé pour prouver ses dires sans violation de la loi, comme l’ont d’ailleurs bien expliqué les juges d’appel. De toute façon, c’est une question de justice, voire de bon sens : comment la plus haute juridiction française pourrait-elle valider le recours à des procédés illicites. Ce serait irréel ! », s’emporte Vincent.

Alors, fiction ou réalité ? Pour augmenter vos chances d’éclairer nos amis, prenez soin d’apporter à cette question des éléments de réponse précis et argumentés.

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■ Sélection des faits : Un salarié est licencié pour faute grave, constituée par une fraude à son temps de travail. Pour établir la faute, l’employeur fait état de relevés d’un système de surveillance par badgeage, jugé illicite et non indispensable à l’exercice par l’employeur de son droit à la preuve. L’employeur forme un pourvoi en cassation.

■ Qualification des faits : Un salarié avait été confondu pour une fraude par déclarations erronées de son temps de travail, fraude établie par un système de badgeage installé sans information des salariés quant au fondement et aux finalités du dispositif. Le salarié avait contesté son licenciement en justice. Son employeur versa aux débats les relevés du système de badgeage révélant les actes fautifs afin d’étayer la cause réelle et sérieuse du licenciement. Les juges rejetèrent toutefois ces éléments de preuve en raison de l’illicéité du procédé. L’employeur a formé un pourvoi en cassation, invoquant une atteinte à son droit à la preuve.

■ Problème de droit : Une preuve tirée d’un dispositif de badgeage illicite utilisée contre un salarié est-elle, en soi, irrecevable en justice ?

■ Majeure Si en droit commun de la preuve, les faits se prouvent librement, la limite à l’application de ce système de la preuve libre connaît une limite : la loyauté de la preuve. En effet, que la preuve soit libre ne signifie pas qu’elle puisse être obtenue de façon déloyale. L’Assemblée plénière a ainsi consacré « le principe de loyauté dans l’administration de la preuve » (Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n°09-14.316 et 09-14.667 P). Ce principe interdit, en principe, d’opposer à une personne une preuve obtenue à son insu : la clandestinité du procédé rend déloyale l’obtention de la preuve. Au-delà de l’illicéité du procédé, une preuve peut être jugée illicite en raison de son contenu, notamment lorsqu’elle porte atteinte à la vie privée de la personne. Cette limite probatoire transcende le droit commun pour s’appliquer dans tous les domaines où la preuve est libre, ainsi en droit social. On la retrouve en effet dans plusieurs dispositions du Code du travail, qui obligent l’employeur qui met en place un dispositif de surveillance du lieu de travail à consulter au préalable le comité social et économique dans l’hypothèse d’une entreprise de 50 salariés ou plus (C. trav., art. L. 2312-37 et L. 2312-38), mais aussi, en toute hypothèse et quel que soit l’effectif, à informer préalablement et individuellement les salariés concernés (C. trav., art. L. 1222-4). Par ailleurs, ces formalités sont obligatoires quand bien même le dispositif utilisé serait destiné à la protection et la sécurité des biens et des personnes dans les locaux ouverts au public, dès lors qu’il permet également de contrôler et de surveiller l’activité des salariés (Soc. 10 nov. 2021, n° 20-12.263 B). La sanction classiquement retenue par la jurisprudence en cas de non-respect de ces formalités consiste à considérer la preuve issue des enregistrements vidéo comme illicite.

■ Mineure En l’espèce, l’employeur de Vincent n’a pas respecté ces exigences conditionnant la licéité des dispositifs. Selon les juges saisis du litige, les enregistrements litigieux extraits du système de badgeage constituaient donc un moyen de preuve illicite.

■ Majeure : Cependant, considérer la preuve comme illicite n’emporte pas nécessairement son irrecevabilité. En effet, afin de concilier le droit au respect de la vie privée d’une partie avec le « droit à la preuve » de son adversaire, la Cour de cassation admet la production d’une preuve illicite (attentatoire à la vie privée) à deux conditions cumulatives : la preuve illicite doit être « indispensable » à l’exercice du droit à la preuve, et l’atteinte portée à la vie privée doit être proportionnée aux intérêts antinomiques en présence. C’est ce que juge notamment la chambre sociale, en affirmant que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments attentatoires à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit (Soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802 B) et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi (Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058 P ; Soc. 25 nov. 2020, n° 17-19.523 P). C’est donc, d’une part, la légitimité du contrôle opéré par l’employeur qui va être appréciée : le juge devra vérifier s’il existait des raisons concrètes justifiant le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci, avant de rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié ; c’est, d’autre part, la proportionnalité du contrôle qui sera examinée : le juge devra ainsi, dans un second temps, apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.

■ Mineure : Devant la Cour de cassation, l’ancien employeur de Vincent devrait soutenir qu’il ne disposait d’aucun autre moyen de preuve que le dispositif de badgeage pour établir les faits reprochés à son salarié, et que l’atteinte en conséquence portée à la vie privée de ce dernier était proportionnée au but poursuivi, soit la défense de son intérêt légitime à ne pas être victime de comportements frauduleux de la part de son salarié. Dans une affaire récemment rendue dont les faits rappellent ceux relatés, la chambre sociale a ainsi cassé l’arrêt d’appel ayant conclu qu’en l’absence d’autres preuves établissant la fraude reprochée, le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse. La Haute cour a en effet considéré que la juridiction du second degré aurait dû vérifier si la preuve litigieuse n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et si l’atteinte à la vie personnelle de la salariée n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi (Soc. 8 mars 2023, n° 21-20.798).

■ Conclusion : Dès lors qu’une preuve tirée d’un dispositif de badgeage, même illicite, utilisée contre un salarié n’est pas en soi irrecevable en justice, en particulier si l’employeur démontre son caractère indispensable à l’exercice de son droit à la preuve, la seule chance de Vincent de voir rejeter le pourvoi de son employeur serait donc qu’il ressorte des débats que son employeur était en mesure d’utiliser un autre moyen de preuve, faute de quoi, le dispositif illicite utilisé serait jugé comme un mode de preuve recevable de nature à étayer la cause réelle et sérieuse de son licenciement.

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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