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Vente d’œuvres d’art : l’erreur reste à Prouvé

[ 24 novembre 2020 ] Imprimer

Droit des obligations

Vente d’œuvres d’art : l’erreur reste à Prouvé

Après les récents déboires rencontrés par les parents d’Adhémar, dupés par leur vendeur à l’occasion d’une importante acquisition, c’est maintenant au tour des parents de Désiré d’éprouver une égale déception à la suite de l’achat d’une œuvre d’art dont la valeur est à la hauteur de l’erreur qu’ils ont, selon eux, commise. 

Il faut dire qu’ils étaient prêts à y mettre le prix. Grand amateurs d’art architectural et de design, ils apprécient tout particulièrement l’œuvre de Jean Prouvé, artisan du métal et maître de l’habitat industriel dont ils affectionnent, parmi ses nombreuses réalisations en tôle pliée, les fameuses tables Compas, qui figurent aujourd’hui parmi les meubles les plus cotés du marché. 

N’ayant pas hésité à enchérir au-delà du raisonnable, ils ont ainsi acquis, le week-end dernier, l’une de ces tables Compas lors d’une vente aux enchères organisée à Marseille. Si le seul nom de l’artiste avait suffi à les convaincre d’en faire l’acquisition, coûte que coûte, le plateau en chêne de cette table les avait également séduits. Quoique collectionneurs avertis d’objets de cette époque et de l’œuvre globale de l’artiste, les parents de Désiré ont pourtant manifestement été trompés…ce dont ils se sont rendus compte quelques jours après avoir fait expertiser la table. En effet, si son authenticité fut reconnue de manière catégorique par l’expert, ce dernier considéra néanmoins que contrairement à ce qui avait été indiqué dans le catalogue de vente qu’ils avaient consulté, le plateau de la table n’était pas en chêne, mais en « bois plaqué chêne » ; et d’ajouter qu’étant « anormalement peu usé », ce plateau avait vraisemblablement été refait, selon lui à hauteur de 60%. Or le catalogue était resté muet sur ce point…

Considérant avoir été ainsi induits en erreur, par les inexactitudes et les lacunes du catalogue, tant sur le bois constituant le plateau que sur les restaurations probablement effectuées sur l’intégralité de l’objet, les parents de Désiré entendent demander l’annulation de la vente. S’interrogeant naturellement sur leurs chances de succès, ils vous demandent de les estimer, sans imprécision et sans erreur…

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Sélection des faits : Les parents de Désiré ont acquis lors d’une vente aux enchères un modèle de table réputée, conçue par un artiste célèbre qu’ils apprécient particulièrement. Après avoir découvert que cette table ne répondait pas à toutes les caractéristiques du bien telles que le laissait supposer le catalogue de vente, ils veulent faire annuler cette vente, qu’ils estiment avoir conclue par erreur.

Qualification des faits : Un couple de collectionneurs se rend à une vente aux enchères pour acquérir une table « Prouvé », puis excipe d’une erreur substantielle commise sur l’objet du bien, tenant au matériau utilisé pour le plateau de cette table et à la probabilité que ce meuble eût été restauré. Estimant avoir été induits en erreur par les mentions à la fois inexactes et lacunaires du catalogue de vente sur ces deux caractéristiques du bien, qu’ils présentent comme ayant été déterminantes de leur consentement, partant vicié, les adjudicataires demandent l’annulation de la vente sur le fondement de l’erreur sur la substance de la chose objet du contrat.

Problème de droit : L’inexactitude et l’insuffisance des mentions d’un catalogue de vente aux enchères publiques suffisent-elle à constituer l’erreur de l’acheteur sur la substance d’une œuvre d’art et à justifier l’annulation de la vente ? 

Éléments de réponse : Caractérisée par une discordance entre la croyance et la réalité, l’erreur consiste dans une représentation erronée du réel privant, dans la sphère contractuelle, le consentement de celui qui contracte par erreur de la lucidité requise pour que son consentement soit, au regard de la loi civile, jugé valable. A l’effet de préserver la sécurité juridique, la jurisprudence a toutefois fait le choix de restreindre le champ des erreurs susceptibles de vicier le consentement et d’entraîner corrélativement l’annulation du contrat à celle qui porte sur la substance même de la chose qui en est l’objet. La question fondamentale s’est alors posée de savoir ce que l’on devait entendre par la « substance de la chose », désormais désignée par la loi comme les « qualités essentielles de la prestation due » (C. civ., art. 1132). Or selon une jurisprudence constante depuis le début du XXe siècle, l’erreur sur la substance désigne moins celle qui porte objectivement sur la matière même dont la chose est composée que celle qui a trait aux caractéristiques du bien en considération desquelles les parties ont contracté. Désormais légalement consacrée (C. civ., art. 1133), cette conception subjective de l’erreur sur la substance avait déjà conduit la jurisprudence à délaisser le problème né de l’erreur commise sur la matière constituant la chose pour prendre en compte les éléments subjectifs de l’objet du contrat ayant déterminé les parties à contracter. Dans la mesure où une qualité attachée à la chose se révèle comme ayant été déterminante du consentement de la victime de l’erreur, celle-ci pourra être considérée comme subjectivement essentielle quand bien même elle serait, objectivement, accessoire ou indifférente. Cette approche subjective, moins systématique que la conception objective traditionnelle, présente néanmoins la difficulté de déceler, dans l’esprit propre à chaque contractant, celui ou ceux des éléments constitutifs du bien qui revêtaient à ses yeux un caractère essentiel. La jurisprudence a de surcroît montré que cette difficulté était, dans certains domaines, accrue, celui des ventes d’œuvres d’art étant sans doute, sur ce point, le plus significatif. Soulevant la question quasi récurrente de leur authenticité, les œuvres d’art sont propres à susciter un contentieux abondant mettant en œuvre comme en cause la théorie de l’erreur, étant précisé que d’autres éléments sont de nature à complexifier son appréciation, notamment ceux liés à la réalisation de restaurations des œuvres ou à la nécessité apparue parfois de tenir compte de leur période historique. 

En l’espèce, la question ne porte pas, comme elle se pose habituellement en jurisprudence, sur l’authenticité de l’œuvre. Celle-ci est acquise. Elle se concentre sur les lacunes et les erreurs avérées du catalogue concernant, pour les premières, l’existence et l’étendue de probables retouches et pour les secondes, le matériau utilisé pour concevoir le plateau de la table achetée. Ce type d’erreurs rappelle celles commises par les protagonistes de la célèbre affaire Boulle, au cœur de laquelle furent soulevées des questions proches de celles ici posées. Dans cette affaire, un couple avait acquis une table d’époque Louis XVI faussement présentée dans le catalogue de vente comme ayant été simplement retouchée, alors que les acheteurs découvrirent après expertise que la table avait en fait subi une complète « transformation ». L’inexactitude ainsi contenue dans la mention du catalogue justifiait, selon les acheteurs, l’annulation de la vente pour erreur sur les qualités substantielles du bien vendu. Après que la cour d’appel s’y refusa au motif, appuyé sur un rapport d’expertise attestant que le meuble n’avait pas été reconstitué mais simplement réparé, que la mention du catalogue indiquait bien l’existence de réparations effectuées sans reconstitution de l’œuvre, conformément à la réalité des faits, la Cour de cassation cassa cette décision, considérant au contraire que la table litigieuse avait bien été transformée, « de sorte que les mentions du catalogue, par leur insuffisance, n’étaient pas conformes à la réalité et avaient entraîné la conviction erronée et excusable des acquéreurs que bien que réparé et accidenté, ce meuble n’avait subi aucune transformation depuis l’époque Louis XVI de référence » (Civ. 1re, 30 oct. 2008, n° 07-17.523). Autrement dit, la Cour de cassation avait retenu que l’erreur sur les qualités substantielles d’un objet d’art pouvait résulter de l’imprécision des mentions du catalogue. Sur renvoi après cassation, la Cour d’appel de Paris, autrement composée, refusa à nouveau de prononcer la nullité de la vente, réitérant leur constat né des conclusions de l’expert que « la description de la table à écrire, telle qu’elle figure au catalogue, ne supporte pas la critique dès lors qu’il est exactement indiqué que le meuble datant de l’époque Louis XVI a subi des « restaurations » et qu’au regard de l’article 1110 du code civil, « les acquéreurs ne démontrent aucunement qu’ils ont consenti à la vente en considération de la seule intégrité matérielle de la table prise en son entier et avec la volonté d’acquérir un meuble conservé dans son état d’origine ». Autrement dit, les acquéreurs ne prouvaient pas avoir érigé l’intégrité de la table en élément déterminant de leur consentement, outre le fait qu’ils ne pouvaient fonder leur prétendue erreur sur la substance de l’œuvre sur le caractère prétendument mensonger du catalogue ayant au contraire, conformément à la réalité, indiqué l’existence d’altérations du bien nécessitant sa restauration. 

Finalement, la première chambre civile, de nouveau saisie, adopta une position inverse à celle qu’elle avait adoptée en 2008, s’inclinant devant le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. Mettant de côté la question de la preuve du caractère déterminant de la qualité attendue en l’espèce discutée du bien, à savoir son intégrité matérielle, elle mit en exergue les caractéristiques qu’elle estimait, suivant en cela les constatations des juges du fond, avoir été déterminantes du consentement des acheteurs (marqueterie, estampille, collection d’origine), en ce qu’elles constituaient « l’originalité du bien » (Civ. 1re, 20 oct. 2011, n° 10-25.980).

Deux enseignements doivent être tirés de cette dernière décision, marquant la fin de la « saga Boulle » : 

-        tout d’abord, l’absence notable de la Cour d’indications quant à la portée des mentions du catalogue alors que cette question cristallisait le conflit, dans cette affaire, entre les juges de renvoi et le 1er arrêt Boulle de 2008. En restant muette sur ce point, il était permis de penser que la Cour annonçait la fin d’un mouvement antérieur mais confirmé par cette affaire traduit, dans le domaine des ventes d’œuvres d’art aux enchères, par la valeur accordée aux mentions des catalogues. La Cour de cassation en était quasiment venue à établir une présomption judiciaire du caractère déterminant de l’erreur, déduite de l’inexactitude des mentions informatives du catalogue. Pour le dire simplement, c’était le catalogue qui déterminait l’erreur ;

-        cet élément évincé, l’appréciation de l’erreur redeviendrait alors une pure question de fait, où seule compterait la réunion d’un faisceau d’éléments, liés à l’œuvre elle-même, à son contexte historique comme actuel, ou encore aux circonstances de la vente (cf, dans l’affaire Boulle, les autres acquisitions faites par les époux au cours de la même vente). 

En somme, il appartient aux acheteurs d’une œuvre d’art arguant de leur erreur d’établir à partir d’une pluralité d’éléments le caractère pour eux substantiel des qualités qu’ils n’ont pas trouvées dans l’œuvre achetée, indépendamment du catalogue consulté.

Or ces deux enseignements viennent d’être récemment confirmés dans une affaire proche de celle dans laquelle sont impliqués les parents de Désiré (Civ. 1re, 21 oct. 2020, n° 19-15.415) : lors d’une vente aux enchères, l’acquéreur d’une table conçue par Jean Prouvé souhaitait en obtenir l’annulation, excipant d’une erreur causée par l’inexactitude et l’omission du catalogue sur deux qualités prétendument essentielles de l’objet, résidant dans le bois utilisé pour constituer le plateau de la table et le silence gardé sur d’éventuelles retouches, qu’un expert avait estimé probables à plus de 50%. La Cour de cassation eut ainsi l’occasion de préciser sa jurisprudence précédente en considérant (point 5) qu’« en matière de vente aux enchères publiques, si les mentions figurant au catalogue revêtent une importance particulière, leur caractère déterminant s’apprécie au regard des qualités substantielles de la chose attendues par l’acquéreur ». Or si l’erreur contenue dans les mentions du catalogue litigieux était acquise, l’authenticité de la table l’était tout autant, de même qu’il ne faisait guère de doute que le couple ne souhaitait pas essentiellement acheter une table avec un plateau constitué d’un matériau particulier, mais était exclusivement motivé par l’achat d’une table « Jean Prouvé » dont celle acquise avait, le piètement comme principal intérêt, diminuant par là-même celui de son plateau, élément accessoire du bien, du moins non essentiel, objectivement considéré sur ce point. Il fallait donc en déduire que seule l’attribution de l’œuvre à son auteur avait déterminé leur consentement, comme le confirmait le prix payé par les acheteurs, proche du double de celui figurant sur le catalogue de vente, pour l’acquérir. Et la Cour de juger ainsi non fondé le moyen du demandeur au pourvoi consistant à déduire des incorrections du catalogue concernant la description de la table objet de la vente l’erreur qu’ils auraient commise sur sa substance. La Haute cour approuve ainsi la cour d’appel d’avoir déduit de l’ensemble de ces éléments que n’était pas rapportée la preuve que l’erreur sur le bois constituant le plateau aurait été déterminante du consentement de l’acquéreur et que les restaurations, avérées ou non, auraient altéré, dans son esprit, la substance de l’objet.

En l’espèce, les parents de Désiré pourraient donc se trouver face aux mêmes difficultés ; cependant, l’erreur s’apprécie, en ce domaine plus qu’en tout autre, au cas par cas. Il leur appartiendra donc d’établir qu’indépendamment des mentions du catalogue, l’intégrité de la table et le bois utilisé pour son plateau, qui les avait également « particulièrement séduits », conformément à l’approche subjective de l’erreur, ont été, autant que l’auteur de l’œuvre, déterminants de leur consentement. Au vu de la jurisprudence récente, leurs chances paraissent minces, non seulement en raison de l’abandon de la présomption d’erreur tirée des approximations des catalogues de vente, mais également en raison d’un certain retour à une appréciation in abstracto de l’erreur substantielle. Ainsi, dans l’affaire Boulle, la Cour jugeait essentiels certains éléments de la table qui « constituaient son originalité », sans référence à l’originalité spécialement attendue par les acquéreurs, de même que dans l’arrêt du 21 octobre dernier, les juges affirment que « le principal intérêt de (la) table résidait dans son piètement », et non pas dans son plateau. 

Cela étant, comme dans toute saga, il faut attendre le dernier épisode pour en connaître l’issue…

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

 

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