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Droit administratif général
Affaire Dieudonné : les troubles à l’ordre public, une mesure préventive d’interdiction d’une manifestation
Mots-clefs : Liberté de réunion, Liberté de manifestation, Spectacle, Mesure préventive d’interdiction, Pouvoir de police administrative, Référé-liberté, Arrêté, Ordre public
L’ordonnance du juge des référés du Conseil d’État du 9 janvier 2014 permet à Dalloz Actu Étudiant de faire un point sur la conciliation des pouvoirs de police administrative et l’exercice de la liberté d’expression.
Le jeudi 9 janvier 2014 fut une journée particulièrement intéressante notamment pour tout juriste curieux des libertés fondamentales. En effet, pendant quelques jours l’affaire Dieudonné a fait la « une » des médias. La tournée du spectacle de cet homme pouvait-elle être annulée ? De quels moyens juridiques disposent les maires ou les préfets afin d’interdire de manière préventive ces spectacles dans leur département ou dans leur commune ?
Le 6 janvier 2014, le ministre de l’Intérieur adressait aux préfets une circulaire exposant les moyens juridiques susceptibles d’être mis en œuvre afin d’édicter une interdiction préventive de manifestations et réunions publiques. La circulaire présentait notamment deux arrêts fondateurs en la matière : l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933 et l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Différents préfets ou maires ont alors pris des arrêtés d’interdiction du spectacle litigieux.
Concernant le spectacle qui devait avoir lieu le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain, l’interdiction fut levée par le Tribunal administratif (n° 1400110) dans l’après-midi de cette même journée mais le ministre de l’Intérieur saisit le Conseil d’État d’une demande d’annulation de l’ordonnance du juge des référés du Tribunal administratif de Nantes. Le juge des libertés du Palais-Royal annula l’ordonnance (CE, ord., Ministre de l’intérieur c/ Sté Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374508). La notion de troubles à l’ordre public est au cœur de cette ordonnance.
Selon l’article L. 2212-1 du CGCT, la police administrative doit veiller au maintien de l’ordre public (sécurité, tranquillité et salubrité publiques). La jurisprudence Benjamin de 1933, évoquée dans la circulaire du 6 janvier 2014, précise que si l’autorité publique ne dispose d’aucun autre moyen que l’interdiction d’une manifestation pour prévenir les troubles à l’ordre public, alors l’arrêté d’interdiction de la manifestation sera légal. Toutefois, en l’espèce, le maire de la Commune de Nevers avait interdit la conférence littéraire de M. Benjamin relative à « Deux auteurs comiques : Courteline et Sacha Guitry » en raison d’une menace d’un syndicat d’instituteurs annonçant qu’il s’opposerait par tous les moyens à la conférence d’un homme « qui avait sali dans ses écrits le personnel de l’enseignement laïque ». Dans cette affaire, le Conseil d’État annula l’arrêté d’interdiction au motif que l’éventualité de troubles à l’ordre public alléguée par le maire « ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre ». En prenant un arrêté d’interdiction le maire a donc commis un détournement de pouvoir.
Les mesures de police portant atteinte à l’exercice de la liberté de réunion, doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées (ce que rappelle l’ordonnance du CE du 9 janv. 2014, cons. 4). Il est donc, le plus souvent, particulièrement difficile pour un maire d’invoquer l’existence de risques de graves troubles à l’ordre public induit par une manifestation et de prévenir ces troubles par des mesures de police appropriées. À l’époque de l’arrêt Benjamin, le référé-liberté n’existait pas et la conférence n’a donc jamais eu lieu. Il faudra attendre la loi du 30 juin 2000 instituant la procédure de référé administratif (CJA, art. L. 521-1 s.).
Le Tribunal administratif de Nantes, le 9 janvier 2014, a notamment justifié l’annulation de l’arrêté d’interdiction par la jurisprudence Benjamin (v. cons. 7). Toutefois, les risques de troubles à l’ordre public peuvent également être fondés sur l’atteinte à la dignité de la personne humaine. L’arrêt Commune Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 pose le principe selon lequel : « le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public ». L’affaire concernait un arrêté municipal d’interdiction pris pour un spectacle de « lancer de nains ». En l’espèce, l’assemblée du Conseil d’État annula le jugement du tribunal administratif ayant prononcé l’annulation de l’arrêté du maire.
Se fondant sur l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’État du 9 janvier 2014 rappelle que Dieudonné à fait l’objet, par le passé, de neuf condamnations pénales, dont sept définitives, en raison de propos de caractère antisémite, ces propos méconnaissent la dignité de la personne humaine. Le spectacle litigieux qui devait se tenir à Saint-Herblain et dont plusieurs représentations ont eu lieu à Paris, contient des propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale.
Les allégations selon lesquelles ces propos ne seraient pas repris à Saint-Herblain ne suffisaient pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine.
Ainsi, le juge de l’urgence, qui se prononce au cas par cas, a fait référence, dans cette affaire, aux antécédents judiciaires de cette personne pour interdire son spectacle : « il appartient … à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises … ainsi, en se fondant sur les risques que le spectacle projeté présentait pour l’ordre public et sur la méconnaissance des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l’État de veiller, le préfet de la Loire-Atlantique n’a pas commis, dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative, d’illégalité grave et manifeste ».
Par la suite, le Conseil d’État a rendu deux nouvelles ordonnances concernant les interdictions du spectacle de Dieudonné à Tours et à Orléans (CE, ord., 11 janv. 2014, SARL Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374552 et CE, ord., 10 janv. 2014, SARL Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374528), où le juge des référés confirme sa position.
TA Nantes, 9 janvier 2014, Sté Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 1400110
Références
■ F. Rollin, « L'ordonnance Dieudonné du Conseil d'État : une décision logique dans le contexte contemporain de la liberté d'expression », Dalloz Actu Étudiant, Le Billet, 10 janv. 2014.
■ CE 19 mai 1933, Benjamin, Lebon 541 ; GAJA, 18e éd., n° 45.
■ CE 27 oct. 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, req. n° 136727, Lebon 372 ; GAJA, 18e éd., n° 96.
■ Circulaire 6 janv. 2014, Lutte contre le racisme et l’antisémitisme – manifestations et réunions publiques – spectacles de M. Dieudonné M’Bala M’Bala.
■ Article L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales
« Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l'État dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l'exécution des actes de l'État qui y sont relatifs. »
■ Code de la justice administrative
« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.
Lorsque la suspension est prononcée, il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision dans les meilleurs délais. La suspension prend fin au plus tard lorsqu'il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision. »
« Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »
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