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[ 9 mai 2025 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Précisions sur les conditions d’indemnisation du préjudice aggravé

Il résulte du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime qu'une demande en réparation de l'aggravation d'un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l'auteur prétendu du dommage a été reconnue et le préjudice initial déterminé, peu important que ce préjudice initial ait ou non été indemnisé.

Civ. 2e, 3 avr. 2025, n° 23-18.568

Invoquant une aggravation de son état de santé apparue en 2015, la victime d'un accident de la circulation survenu en 1987 avait assigné en 2017 l’assureur du véhicule impliqué dans l’accident en indemnisation de ses préjudices initiaux et aggravés. Dans cette perspective, elle avait produit un premier rapport d'expertise amiable réalisé en 1992, complété par un second rapport d'expertise judiciaire obtenu en 2016. La cour d’appel rejeta sa demande au titre de l’aggravation du préjudice au motif qu'une demande en réparation de l'aggravation d'un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l'auteur prétendu du dommage et le préjudice initialement indemnisé ont pu être déterminés, ce qui n’était pas le cas s’agissant du dommage initial dont la preuve d’une indemnisation, judiciaire ou transactionnelle, n’avait pas été rapportée. Outre le fait qu’aucune demande en indemnisation d’un dommage initial n’avait été encore formée, les juges du fond ont retenu que la victime ne produisait pas le procès-verbal de transaction régularisée à l'époque de son accident compte tenu du long délai écoulé depuis lors. Autrement dit, l’absence de preuve de l'indemnisation de son état initial, même par voie de transaction, faisait obstacle à l’indemnisation de son préjudice d’aggravation. Devant la Cour de cassation, la victime soutenait au contraire remplir les conditions d’indemnisation du préjudice d’aggravation, notamment celle tenant à la détermination du préjudice initialement éprouvé, ayant fait l'objet d'une double expertise médicale, amiable puis judiciaire. La Cour de cassation lui donne raison. Au visa du principe de la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour la victime, dont il résulte qu'une demande en réparation de l'aggravation d'un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l'auteur prétendu du dommage a été reconnue et le préjudice initial déterminé, elle casse l’arrêt des juges du fond ayant rejeté la demande d’indemnisation du préjudice aggravé au motif erroné du défaut de preuve de l'indemnisation du préjudice initial alors, d’une part, que l'implication du véhicule assuré n'était pas discutée et, d’autre part, que les préjudices initiaux subis avaient été par deux fois expertisés, ce dont il résultait que le dommage initial était déterminé, peu important qu'il ait ou non été indemnisé. 

L’évolution du préjudice justifie la révision de la réparation allouée à la victime. Ainsi, l’aggravation de l’état de la victime, survenant postérieurement au jugement, peut toujours motiver une demande d’un complément d’indemnité. Ancienne (Req., 10 déc.1861, DP 18621.123), la règle perdure et n’entend pas être abandonnée (Avant-projet de loi de réforme de la responsabilité civile, 29 avr.2016, art. 1262, al. 2) : cette aggravation rend une nouvelle action possible. La possibilité pour la victime d’obtenir une indemnisation supplémentaire en cas d’aggravation de son préjudice se fonde sur la nécessité de réparer intégralement le préjudice éprouvé : dès lors que le préjudice aggravé constitue un préjudice distinct du préjudice initial, soumis à une prescription propre (C. civ., art. 2261), il doit pouvoir faire l’objet d’une réparation autonome et intégrale. En outre, la révision de la réparation peut intervenir sans bafouer le principe de l’autorité de la chose jugée (C. civ., art. 1351) car le jugement ayant alloué l’indemnité n’a statué que sur le dommage existant à ce moment-là. Il ne peut donc y avoir autorité de la chose jugée à l’égard de préjudices qui n’apparaissent que plus tard, et sur lesquels les premiers juges n’ont pas été amenés à statuer. À condition d’en rapporter la preuve, l’aggravation de l’état de la victime permet donc à cette dernière de former postérieurement une nouvelle demande d’indemnisation. Dans ce cadre, la victime intente une nouvelle action en responsabilité fondée sur un préjudice distinct, qu’il soit complémentaire comme en l’espèce (aggravation des blessures initiales) ou nouveau (par exemple, un préjudice sexuel apparu après un préjudice d’agrément). L’on aurait alors très bien pu concevoir que cette aggravation puisse donner lieu à réparation indépendamment du préjudice initial, d’autant plus que sous l’angle de la prescription, l’action en indemnisation de l’aggravation d’un préjudice corporel est autonome de l’action en indemnisation du préjudice initial puisqu’il fait courir un nouveau délai de prescription de 10 ans à compter de la consolidation. Ce n’est pourtant pas cette voie que la jurisprudence a empruntée, consacrant au contraire la connexité des actions en réparation des préjudices initiaux et aggravés. La première chambre civile fut la première à affirmer, dès 2016, la règle selon laquelle « une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage et le préjudice initialement indemnisé ont pu être déterminés » (Civ. 1re, 14 janv. 2016, n° 14-30.086). Elle fut rejointe l’année dernière par la deuxième chambre civile, qui fit d’abord dépendre la réparation du préjudice aggravé de la reconnaissance de responsabilité de l’auteur prétendu du dommage (Civ. 2e, 21 mars 2024, n° 22-18.089), puis du « préjudice initial déterminé » (Civ. 2e, 11 juill. 2024, n° 23-10.688), le caractère cumulatif de cette double condition étant en l’espèce confirmée : la recevabilité de l’action en aggravation est doublement subordonnée à la reconnaissance préalable de la responsabilité de l’auteur du dommage et à la détermination du préjudice initial (pt 6). En revanche, la Cour de cassation refuse de faire dépendre la réparation de l’aggravation du dommage de l’indemnisation du dommage initial, ce qui explique qu’en l’espèce, la réparation soit accordée alors qu’aucune demande en indemnisation d’un dommage initial n’avait encore eu lieu. La réparation du dommage aggravé suppose seulement que soit établi un dommage initial. Les juges du fond avaient conclu à son inexistence, en l’absence de preuve d’indemnités judiciaire ou transactionnelle correspondantes. Ce qui justifie la cassation de leur décision par la deuxième chambre civile, qui infère des 2 rapports d’expertise versés aux débats l’établissement du dommage initial peu important, précise-t-elle, qu’il ait été ou non indemnisé (pt 10). Cette précision est nouvelle, parachevant le régime de l’indemnisation du préjudice aggravé tel qu’il résulte de sa jurisprudence récente. 

Dans la pratique judiciaire, la solution consistant à faire dépendre la recevabilité de l’action en aggravation d’une action initiale s’est jusqu’alors révélée défavorable à la victime : la deuxième chambre a ainsi jugé que l’inexistence du préjudice initial (Civ. 2, 11 juill. 2024, préc.), ainsi que la prescription de l’action initiale en responsabilité (Civ. 2, 21 mars 2024, préc.), faisaient obstacle à l’indemnisation du dommage aggravé. En l’espèce, l’implication du véhicule dans l’accident n’étant pas discutée, le seul constat d’un préjudice consécutif à l’accident a permis de rendre la victime recevable à agir. Sur un plan théorique en revanche, la solution rapportée reste contestable. En effet, elle apparaît contra legem à deux titres. D’une part, elle porte atteinte à l’article 2226 du Code civil, qui consacre expressément l’autonomie de l’action en aggravation concernant le délai de prescription applicable, puisqu’il dispose que l’action en indemnisation de l’aggravation d’un préjudice corporel est autonome au regard de l’action en réparation du préjudice initial en ce qu’un nouveau délai recommence à courir à compter de la consolidation du dommage aggravé. Or lorsque la deuxième chambre civile juge que la recevabilité de l’action en réparation du préjudice aggravé ne peut se concevoir indépendamment des conditions de la responsabilité de l’auteur du dommage initial, l’autonomie de l’action en aggravation reconnue par le législateur, ayant pour objet la réparation d’un préjudice distinct soumise à une prescription propre, s’en trouve fortement affaiblie. D’autre part, en écartant la condition liée à l’indemnisation du préjudice initial, jugeant sans incidence le versement effectif d’une indemnité antérieure à l’action en aggravation, la Cour s’affranchit de la loi Badinter qui, en matière d’accidents de la circulation, conditionne la réparation de l’aggravation du dommage à l’indemnisation du dommage initial. Son article 22 dispose en effet que « la victime peut, dans le délai prévu par l’article 2226 du Code civil, demander la réparation de l’aggravation du dommage qu’elle a subi à l’assureur qui a versé l’indemnité ». On peut légitimement être surpris que cette règle n’ait pas été mobilisée en l’espèce alors que la date de l’accident (1987), postérieure à la date d’entrée en vigueur de la loi, en aurait permis l’application. 

Références :

■ Req., 10 déc.1861, DP 18621.123

■ Civ. 1re, 14 janv. 2016, n° 14-30.086 : D. 2016. 256, obs. S. Carval

■ Civ. 2e, 21 mars 2024, n° 22-18.089 : DAE 21 mars 2024, note Merryl HervieuD. 2024. 952, note P. Bouathong ; RTD civ. 2024. 664, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 11 juill. 2024, n° 23-10.688 D. 2024. 1328 ; ibid. 2077, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon

 

Auteur :Merryl Hervieu


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