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[ 13 janvier 2015 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Pirates de Somalie : la bénédiction du droit à la sûreté…

Mots-clefs : Privation de liberté, Droit à la sûreté, Contrôle par un juge

L’article 5 de la Conv. EDH dispose que toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. À défaut d’être intangible, ce droit est, selon la Cour européenne, « particulièrement important dans une société démocratique » (CEDH 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique).

Le droit à la sûreté se décline sous plusieurs exigences. Ainsi, en vertu du § 1er de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH), pour être admissible, la mesure privative de liberté doit être fondée sur une base légale prévisible et elle doit être conforme à cette base légale tant sur le fond que sur la forme. De surcroît, en vertu du § 3, les individus privés provisoirement de liberté doivent être « aussitôt » traduits « devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».

Ces deux exigences sont à nouveau au cœur des arrêts rendus contre la France le 4 décembre 2014.

Les deux affaires concernent des ressortissants somaliens qui, ayant détourné des navires battant pavillon français au large des côtes somaliennes, furent arrêtés et détenus par l’armée française, puis transférés en France où ils furent placés en garde à vue et poursuivis pour des actes de piraterie.

Dans la première affaire (Ali Samatar et autres c/ France), les requérants furent interpellés sur le territoire terrestre somalien, le 11 avril 2008, par le GIGN (groupe d’intervention de la gendarmerie nationale française). Ils furent maintenus sous la garde des militaires français avant d’embarquer dans un avion militaire le 15 avril. L’avion atterrit sur le sol français le 16 avril 2008. Les suspects furent alors placés en garde à vue avant d’être présentés le 18 avril au matin à un juge d’instruction et mis en examen.

Dans la seconde affaire (Hassan et autres c/ France), les requérants furent interceptés le 16 septembre 2008 dans les eaux territoriales somaliennes et placés sous contrôle militaire à bord d’un navire. Ils furent maintenus à bord jusqu’au 22 septembre 2008. Les autorités somaliennes ayant donné leur consentement le 21 septembre à leur transfert, les requérants furent conduits à cette date sur la base militaire de Djibouti en vue de leur acheminement vers la France. Embarqués dans un avion militaire le 23 septembre 2008, ils arrivèrent en France le même jour. Ils furent placés en garde à vue jusqu’au 25 septembre, et présentés à un juge d’instruction le jour même.

Les requérants ont saisi la Cour européenne invoquant les différentes dispositions de l’article 5 de la Convention (droit à la liberté et à la sûreté).

▪ En premier lieu, les requérants dans l’affaire Hassan et autres alléguaient que la privation de liberté subie entre les mains des autorités militaires françaises du 16 au 23 septembre 2008 n’avait aucun fondement juridique et constituait une violation de l’article 5, § 1er.

Aux termes de cette disposition, nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas prévus par la Convention et selon les voies légales, notamment « s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;… » (Conv. EDH, art. 5, § 1er, al. c). Pour être admissible, la mesure privative de liberté doit être fondée sur une base légale et elle doit être conforme à cette base légale tant sur le fond que sur la forme. Les conditions de privation de liberté doivent donc être clairement définies (en droit interne ou international) et la loi, elle-même, doit être prévisible dans son application. L’essentiel du contrôle de la Cour porte sur le respect du principe de sécurité juridique (v. déjà CEDH, gde ch., 29 mars 2010, Medvedyev et autres c/ France).

En l’espèce, la Cour admet sans difficulté que les requérants ont été « arrêté[s] et détenu[s] en vue d’être conduit[s] devant l’autorité judiciaire compétente » au sens de l’article 5 § 1, relevant en particulier qu’il y avait « des raisons plausibles » de les soupçonner d’avoir commis des infractions à l’encontre d’un navire et de citoyens français. S’agissant de l’existence de la base légale de l’arrestation et de la détention des requérants, la cour rejoint l’analyse des juridictions françaises selon lesquelles, les autorités ont agi sur le fondement de la résolution 1816 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 2 juin 2008 qui autorisait, pendant six mois, les États à entrer dans les eaux territoriales de la Somalie et à y agir dans les mêmes conditions que celles prévues par le droit international relatif à la lutte contre la piraterie en haute mer.

Malheureusement pour la France, la Cour dénie à cette base légale le critère de qualité. Si l’intervention des autorités françaises dans les eaux territoriales somaliennes sur le fondement de la résolution 1816 était, selon les juges européens, « prévisible », en revanche, ils constatent que « le droit applicable à l’époque des faits à la situation des personnes arrêtées par les forces françaises à raison d’actes de piraterie commis en haute mer ne comportait aucune règle définissant les conditions de la privation de liberté susceptible de leur être ensuite imposée dans le but de les conduire devant l’autorité judiciaire compétente » (§ 69).

Elle prononce donc un constat de violation de l’article 5, § 1er, de la Convention en raison du défaut de protection suffisante contre les atteintes arbitraires au droit à la liberté par le système juridique en vigueur à l’époque des faits.

▪ En second lieu, dans les deux affaires, les requérants, invoquant l’article 5, § 3, se plaignaient de ne pas avoir été « aussitôt traduits devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » après leur interpellation par l’armée française dans les eaux territoriales somaliennes ou sur le territoire somalien. Dans l’affaire Hassan et autres, il s’est écoulé plus de 9 jours entre l’interpellation et la présentation à un juge, et dans l’affaire Ali Samatar et autres, 7 jours.

La Cour renvoie à nouveau aux principes relatifs à l’article 5, § 3, de la Convention énoncés dans son arrêt de Grande Chambre Medvedyev et rappelle que « le but poursuivi par cet article est de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle afin de protéger l’individu, par un contrôle automatique initial, et ce dans une stricte limite de temps qui ne laisse guère de souplesse dans l’interprétation ».

En l’espèce, elle admet préalablement que des « circonstances exceptionnelles » expliquent la durée de la privation de liberté subie par les requérants entre leur arrestation en Somalie et leur arrivée en France et reconnaît qu’aucun élément n’indique que le transfert en France aurait duré plus de temps que nécessaire (difficultés liées à l’organisation d’une telle opération depuis un secteur sensible et vol vers la France dès l’autorisation des autorités somaliennes).

Mais à l’arrivée en France, la Cour relève que les requérants ont été placés en garde à vue, mesure sous le contrôle du procureur de la République, lequel n’est pas un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l’article 5, § 3, de la Convention (CEDH 23 nov. 2010, Moulin c/ France).

Contrairement à l’affaire Medvedyev où les requérants avaient été rapidement présentés aux juges d’instruction en charge de la procédure à l’issue l’acheminement du navire vers la France, tel n’est pas le cas en l’espèce. 

Ainsi, si la Cour admet que des « circonstances tout à fait exceptionnelles » expliquent la durée de la privation de liberté subie par les requérants entre leur arrestation et leur arrivée sur le territoire français, elle conteste le fait qu’une fois arrivés en France, les requérants aient été placés en garde à vue durant quarante-huit heures plutôt que présentés « sans délai » à un juge d’instruction. Elle conclut donc logiquement à une violation de l’article 5, § 3, de la Convention.

CEDH 4 déc. 2014, Ali Samatar et autres c/ France (requêtes nos 17110/10 et 17301/10) et Hassan et autres c/ France (requêtes nos 46695/10 et 54588/10).

Références

 CEDH 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgiquenos 2832/66 ; 2835/66 ; 2899/66.

 CEDH, Gde ch., 29 mars 2010, Medvedyev et autres c/ Francen°3394/03, Dalloz Actu Étudiant 8 avr. 2010.

■ CEDH 23 nov. 2010, Moulin c/ France, n° 37104/06, Dalloz Actu Étudiant 1er déc. 2010.

■ Article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme - Droit à la liberté et à la sûreté

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

 

 

Auteur :C. L.


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