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[ 17 septembre 2018 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Affaire Baby-Loup : quel pouvoir de contrainte de l’ONU face à la France ?

Au creux de l’été a resurgit le nom d’une affaire bien connue des juristes, l’affaire Baby-Loup. On a pu lire dans la presse nationale : « Baby-Loup : la France condamnée à l'ONU pour "discrimination envers les femmes musulmanes" ». Certains juristes en vacances en sont tombés de leurs transats…. Dalloz Actu Étudiant vous propose un point sur cette information estivale afin de bien comprendre le pouvoir de l’ONU et plus exactement celui du Comité des droits de l’homme face à un État partie.

■ L’affaire Baby-Loup

Pour mémoire, la crèche privée associative Baby-Loup, crèche militante, au projet éducatif « laïque », dont le règlement intérieur impose au personnel une obligation de neutralité qui se traduit notamment par l'interdiction du port de signes d'appartenance religieuse avait licencié pour faute grave une éducatrice spécialisée, qui à son retour de congé parental, s’était présentée voilée sur son lieu de travail. S'était alors ouverte une procédure portant sur le caractère abusif de ce licenciement, dont la nullité avait été demandée. Dans cette affaire, la décision de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 juin 2014 (n° 13-28.369), approuve la cour d'appel d'avoir admis que l'association avait pu restreindre par son règlement intérieur la liberté pour ses salariés de manifester leur religion, et que le licenciement de l'intéressée « était justifié par son refus d'accéder aux demandes licites de son employeur de s'abstenir de porter son voile et par les insubordinations répétées et caractérisées décrites dans la lettre de licenciement et rendant impossible la poursuite du contrat de travail ». L’intéressée n’avait pas souhaité saisir la Cour européenne des droits de l’homme (sur la position de la CEDH, V. not. 26 déc. 2015, Ebrahimian c/ France, n° 64846/11) mais elle a toutefois présenté un communication devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU (Comité) en juin 2015 en affirmant que l’État français avait violé les droits qu’elle tient des articles 18 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte). L’article 2 du Premier protocole facultatif permet aux particuliers qui prétendent être victimes d'une violation de l'un quelconque des droits énoncés dans le Pacte de présenter une communication écrite au Comité pour qu'il l'examine. Pour cela, les recours internes doivent avoir été épuisés.

■ Le Comité des droits de l’homme de l’ONU

Organe du Haut-Commissariat des Nations unies, le Comité est composé de dix-huit membres élus pour quatre ans, se réunit généralement à Genève, trois fois par an et a pour mission de veiller à l’application du Pacte (Pacte art. 18 s.). Pour cela, il dispose de quatre fonctions de surveillance :

·        Il reçoit et examine les rapports des États parties sur la mise en œuvre des droits consacrés par le Pacte. Les États doivent présenter un premier rapport un an après avoir adhéré au Pacte, puis à chaque fois que le Comité le leur demande (généralement tous les quatre ans) (Pacte, art. 40). 

·        Il adopte des observations générales sur les articles du Pacte (Pacte, art. 40).

·        Il reçoit examine des plaintes émanant d’un État partie qui prétend qu’un autre État partie ne respecte pas des obligations qu’il a accepté en vertu du Pacte (Pacte, art. 41).

·        Il reçoit et examine des plaintes, appelées également « communications » présentées par des particuliers qui considèrent être victimes d’une violation par un État partie des droits qui leur sont reconnus par le Pacte (1er protocole facultatif). La France a reconnu ce droit de recours individuel le 3 février 1984. Dans ces conditions, un particulier qui prétend être victime d'une telle violation peut alors présenter une communication écrite au Comité des droits l'homme qui apprécie avec souplesse sa recevabilité, avant de l'examiner au regard des documents que l'État accusé de défaillances peut lui avoir transmis en défense. En pratique, ce contrôle est facultatif et subsidiaire et dispose d’une faible portée (« Le Comité fait part de ses constatations à l'État partie intéressé et au particulier », Protocole, art. 5, § 4). Ces constatations sont en principe dépourvues de caractère contraignant.

■ L’affaire Baby-Loup devant le Comité des droits de l’homme

Le 10 août 2018, le Comité a adopté des constatations relatives à cette affaire.

Sur la violation de l’article 18 du Pacte (liberté religieuse). Selon le Comité, l’interdiction faite à une éducatrice de la crèche Baby-Loup de de porter son foulard sur son lieu de travail est une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté de manifester sa religion. Le Comité détermine si la restriction peut être considérée comme « nécessaire à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui ». Il rappelle que les restrictions « doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci » et considère que la France n’a pas justifié suffisamment sa position selon laquelle « le port d’un foulard par une éducatrice de la crèche porterait atteinte aux libertés et droits fondamentaux des enfants et des parents la fréquentant. » Il en conclut que l’obligation pour l’éducatrice de retirer son voile sur son lieu de travail et son licenciement pour faute grave en raison de son refus d’agir constitue une mesure disproportionnée par rapport à l’objectif recherché. Cette restriction imposée par le règlement intérieur de la crèche et sa mise en œuvre constitue une atteinte à sa liberté de religion.

Sur la violation de l’article 26 du Pacte (non-discrimination). Le Comité considère que le règlement intérieur de la crèche affecte de façon disproportionnée les femmes musulmanes choisissant de porter un foulard, qu’il constitue donc une « discrimination inter-sectionnelle basée sur le genre et la religion ».

Le Comité estime que la France doit indemniser l’éducatrice «  de manière adéquate et … prendre des mesures de satisfaction appropriées, incluant une compensation pour la perte d’emploi sans indemnités et le remboursement de tout coût légal, ainsi que de toute perte non pécuniaire encourue par l’auteure en raison des faits de l’espèce. » La France doit, dans le délai de 180 jours, donner des renseignements au Comité sur les mesures prises pour cette affaire….

La France n’a donc pas été « condamnée » par l’ONU, le Comité des droits de l’homme n’étant pas une juridiction mais un comité d’experts sans réel pouvoir contraignant.

Le 3 septembre 2018, le premier président de la Cour de cassation, Monsieur Bertrand Louvel, s’est prononcé sur cette affaire : « … Mais, les cours européennes ne sont pas les seules gardiennes des libertés dont les appréciations interpellent notre Cour de cassation. Par exemple, un organisme international en principe non juridictionnel a aussi reçu cette mission de gardien des droits fondamentaux qui lui permet de constater une divergence avec notre Cour.

« Il s’agit du Comité des droits de l’homme des Nations Unies qui, au cœur de l’été encore, le dix août dernier, a constaté que notre assemblée plénière elle-même avait méconnu des droits fondamentaux reconnus par le Pacte international des droits civils et politiques dans l’affaire connue sous le nom de Baby Loup.

« Même si cette constatation n’a pas, en droit, de force contraignante, l’autorité qui s’y attache de fait constitue un facteur nouveau de déstabilisation de la jurisprudence qui vient perturber, aux yeux des juges du fond, le rôle unificateur de notre Cour, qui plus est au niveau le plus élevé de son assemblée plénière.

« C’est pourquoi, il nous faut réfléchir en permanence à de nouveaux mécanismes nécessaires pour intégrer les directives croissantes d’origines diverses, et pas toujours cohérentes, que reçoit notre Cour, et qui, encore une fois, exercent nécessairement une incidence forte sur la motivation de ses arrêts. » …

Comité des droits de l’homme, 10 août 2018, CCPR/C/123/D/2662/2015

Références

■ Cass., ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369 P : AJDA 2014. 1293 ; ibid. 1842, note S. Mouton et T. Lamarche ; D. 2014. 1386; ibid. 1536, entretien C. Radé ; AJCT 2014. 511, obs. F. de la Morena ; ibid. 337, tribune F. de la Morena ; Dr. soc. 2014. 811, étude J. Mouly ; RDT 2014. 607, étude P. Adam ; RFDA 2014. 954, note P. Delvolvé ; RTD civ. 2014. 620, obs. J. Hauser.

■ CEDH 26 déc. 2015, Ebrahimian c/ France, n° 64846/11 : Dalloz Actu Étudiant, 4 janv. 2016 AJDA 2015. 2292 ; ibid. 2016. 528, étude J. Andriantsimbazovina ; D. 2015. 2506, obs. M.-C. de Montecler ; AJFP 2016. 32, Commentaire A. Zarca ; AJCT 2016. 227, obs. F. de la Morena ; Dr. soc. 2016. 697, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2016. 345, obs. L. Willocx.

■ V. également : CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, n° C-188/15 : Dalloz Actu Étudiant, 21 mars 2017 ; AJDA 2017. 551 ; D. 2017. 947, note J. Mouly ; ibid. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2017. 450, étude Y. Pagnerre ; RDT 2017. 422, obs. P. Adam ; Constitutions 2017. 249, chron. A.-M. Le Pourhiet ; RTD eur. 2017. 229, étude S. Robin-Olivier ; ibid. 2018. 467, obs. F. Benoît-Rohmer ; Rev. UE 2017. 342, étude G. Gonzalez.

■ Pacte international de New York du 19 décembre 1966 relatif aux droits civils et politiques.

Article 18

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement.

2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix.

3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui.

4. Les États parties au présent Pacte s'engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l'éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions. »

Article 26

« Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique et de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »

Article 28

« 1. Il est institué un comité des droits de l'homme (ci-après dénommé le Comité dans le présent Pacte). Ce comité est composé de dix-huit membres et a les fonctions définies ci-après.

2. Le Comité est composé des ressortissants des États parties au présent Pacte, qui doivent être des personnalités de haute moralité et possédant une compétence reconnue dans le domaine des droits de l'homme. Il sera tenu compte de l'intérêt que présente la participation aux travaux du Comité de quelques personnes ayant une expérience juridique.

3. Les membres du Comité sont élus et siègent à titre individuel. »

Article 40

« 1. Les États parties au présent Pacte s'engagent à présenter des rapports sur les mesures qu'ils auront arrêtées et qui donnent effet aux droits reconnus dans le présent Pacte et sur les progrès réalisés dans la jouissance de ces droits:

a) Dans un délai d'un an à compter de l'entrée en vigueur du présent Pacte, pour chaque État partie intéressé en ce qui le concerne;

b) Par la suite, chaque fois que le Comité en fera la demande.

2. Tous les rapports seront adressés au Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies qui les transmettra au Comité pour examen. Les rapports devront indiquer, le cas échéant, les facteurs et les difficultés qui affectent la mise en oeuvre des dispositions du présent Pacte.

3. Le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies peut, après consultation du Comité, communiquer aux institutions spécialisées intéressées copie de toutes parties des rapports pouvant avoir trait à leur domaine de compétence.

4. Le Comité étudie les rapports présentés par les États parties au présent Pacte. Il adresse aux États parties ses propres rapports, ainsi que toutes observations générales qu'il jugerait appropriées. Le Comité peut également transmettre au Conseil économique et social ces observations accompagnées de copies des rapports qu'il a reçus d'États parties au présent Pacte.

5. Les États parties au présent Pacte peuvent présenter au Comité des commentaires sur toute observation qui serait faite en vertu du paragraphe 4 du présent article. »

Article 41

« 1. Tout État partie au présent Pacte peut, en vertu du présent article, déclarer à tout moment qu'il reconnaît la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications dans lesquelles un État partie prétend qu'un autre État partie ne s'acquitte pas de ses obligations au titre du présent Pacte. Les communications présentées en vertu du présent article ne peuvent être reçues et examinées que si elles émanent d'un État partie qui a fait une déclaration reconnaissant, en ce qui le concerne, la compétence du Comité. Le Comité ne reçoit aucune communication intéressant un État partie qui n'a pas fait une telle déclaration. La procédure ci-après s'applique à l'égard des communications reçues conformément au présent article:

a) Si un État partie au présent Pacte estime qu'un autre État également partie à ce pacte n'en applique pas les dispositions, il peut appeler, par communication écrite, l'attention de cet État sur la question. Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la communication, l'État destinataire fera tenir à l'État qui a adressé la communication des explications ou toutes autres déclarations écrites élucidant la question, qui devront comprendre, dans toute la mesure possible et utile, des indications sur ses règles de procédure et sur les moyens de recours soit déjà utilisés, soit en instance, soit encore ouverts.

b) Si, dans un délai de six mois à compter de la date de réception de la communication originale par l'État destinataire, la question n'est pas réglée à la satisfaction des deux États parties intéressés, l'un comme l'autre auront le droit de la soumettre au Comité, en adressant une notification au Comité ainsi qu'à l'autre État intéressé.

c) Le Comité ne peut connaître d'une affaire qui lui est soumise qu'après s'être assuré que tous les recours internes disponibles ont été utilisés et épuisés, conformément aux principes de droit international généralement reconnus. Cette règle ne s'applique pas dans les cas où les procédures de recours excèdent les délais raisonnables.

d) Le Comité tient ses séances à huis clos lorsqu'il examine les communications prévues au présent article.

e) Sous réserve des dispositions de l'alinéa c, le Comité met ses bons offices à la disposition des États parties intéressés, afin de parvenir à une solution amiable de la question fondée sur le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, tels que les reconnaît le présent Pacte.

f) Dans toute affaire qui lui est soumise, le Comité peut demander aux États parties intéressés visés à l'alinéa b de lui fournir tout renseignement pertinent.

g) Les États parties intéressés, visés à l'alinéa b, ont le droit de se faire représenter lors de l'examen de l'affaire par le Comité et de présenter des observations oralement ou par écrit, ou sous l'une et l'autre forme.

h) Le Comité doit présenter un rapport dans un délai de douze mois à compter du jour où il a reçu la notification visée à l'alinéa b:

i) Si une solution a pu être trouvée conformément aux dispositions de l'alinéa e, le Comité se borne, dans son rapport, à un bref exposé des faits et de la solution intervenue;

ii) Si une solution n'a pu être trouvée conformément aux dispositions de l'alinéa e, le Comité se borne, dans son rapport, à un bref exposé des faits; le texte des observations écrites et le procès-verbal des observations orales présentées par les États parties intéressés sont joints au rapport.

Pour chaque affaire, le rapport est communiqué aux États parties intéressés.

2. Les dispositions du présent article entreront en vigueur lorsque dix États parties au présent Pacte auront fait la déclaration prévue au paragraphe 1 du présent article. Ladite déclaration est déposée par l'État partie auprès du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies, qui en communique copie aux autres États parties. Une déclaration peut être retirée à tout moment au moyen d'une notification adressée au Secrétaire Général. Ce retrait est sans préjudice de l'examen de toute question qui fait l'objet d'une communication déjà transmise en vertu du présent article; aucune autre communication d'un État partie ne sera reçue après que le Secrétaire général aura reçu notification du retrait de la déclaration, à moins que l'État partie intéressé n'ait fait une nouvelle déclaration. »

■ Pour aller plus loin : Fiche d’information sur le Comité des droits de l’homme

 

Auteur :Christelle de Gaudemont


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