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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Affaire Sanchez contre France : la Grande chambre confirme que la condamnation de l’élu n’a pas enfreint la Convention
Les décisions des juridictions internes reposant sur des motifs pertinents et suffisants, l’ingérence subie par le requérant, résultant de sa condamnation pénale pour n’avoir pas retiré promptement les messages haineux postés par des tiers sur son mur Facebook, pouvait passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
CEDH, gr. ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, req. n° 45581/15
En octobre 2011, le requérant, alors candidat pour le Front national aux élections législatives à Nîmes, posta sur le mur de son compte Facebook dont l’accès était ouvert au public un billet visant son adversaire UMP de l’époque, adjoint du maire sortant, se félicitant du lancement du site internet du FN et raillant celui du parti de son adversaire. Deux lecteurs réagirent à cette publication et publièrent à leur tour des messages provoquant à la haine envers les musulmans, qu’ils associaient à la délinquance et à l’insécurité dans la ville de Nîmes. Les trois protagonistes furent poursuivis et condamnés par le tribunal correctionnel puis la cour d’appel de Nîmes, étant précisé que le requérant se vit reprocher le fait, en tant que producteur d’un site de communication au public en ligne mettant à disposition du public des messages adressés par des internautes (art. 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, applicable à internet), de ne pas avoir promptement retiré les messages litigieux. Saisie par l’intéressé, la Cour de cassation estima que l’infraction était bien caractérisée et que sa sanction était permise au titre des limites légitimes pouvant être apportées à la liberté d’expression (art. 10, § 2, de la Conv. EDH).
Le requérant saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme d’une atteinte disproportionnée à l’exercice de sa liberté, estimant que sa condamnation n’était pas nécessaire dès lors que les auteurs des messages haineux avaient été identifiés et sanctionnés. Par un arrêt en date de 2 septembre 2021, la Cour de Strasbourg estima néanmoins, à six voix contre une, qu’au vu des circonstances spécifiques de l’affaire et eu égard à la marge d’appréciation de l’État défendeur, l’ingérence litigieuse pouvait passer pour nécessaire dans une société démocratique.
Saisie à son tour, la Grande chambre de la Cour européenne confirme l’absence de violation de la Convention. Face à une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, elle était amenée à apprécier si celle-ci était bien prévue par la loi, poursuivait un but légitime et si elle était bien nécessaire dans une société démocratique à la poursuite de ce but légitime.
Sur la légalité de l’ingérence, la Grande chambre retient que l’article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 était formulé avec une précision suffisante, au sens de l’article 10 de la Convention, pour permettre au requérant de régler sa conduite dans les circonstances de l’espèce (§ 142). Sur sa légitimité, elle estime que l’ingérence poursuivait non seulement le but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui, mais également celui d’assurer la défense de l’ordre et la prévention du crime (§ 144). L’essentiel de son raisonnement s’est alors porté, comme souvent, sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, et sur ce point, la Grande chambre, se fondant notamment sur ses arrêts Perinçek et Delfi AS, met en avant toute une série de paramètres à prendre en compte, à savoir l’importance de protéger le débat politique, l’existence d’une certaine responsabilité et de certaines limites à ne pas franchir (tenant à la tolérance et à l’égale dignité de tous les êtres humains dans une société démocratique et pluraliste), le contexte électoral (qui laisse place à des propos plus vivaces, mais aussi plus dommageables quand ils sont racistes ou xénophobes), la nature particulière des discours de haine (explicites ou implicites, à l’égard desquels la marge nationale d’appréciation est réduite ; v. l’arrêt Perinçek préc.), la particularité d’internet et des réseaux sociaux (dont la facilité d’usage et l’impact en font des supports de communication sans précédent) et, pour finir, la question spécifique de la responsabilité du fait des tiers sur internet (ainsi le titulaire d’un blog ou un portail d’actualités peut être tenu pour responsable de messages haineux ou incitant à la violence postés par des tiers anonymes ; hypothèse de l’affaire Delfi AS préc.).
Confrontant tous ces éléments aux circonstances de l’espèce, la Grande chambre retient que les commentaires litigieux étaient clairement illicites (§ 177), et que leur nature ne pouvait pas être « camouflé [e] ou minimisé [e] par le contexte électoral ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux » (§ 189). Sur les mesures appliquées par le requérant, la Grande Chambre fait sien le constat de la chambre selon lequel le requérant a certes publié un message d’avertissement (invitant les internautes à surveiller leurs commentaires), mais sans supprimer les commentaires litigieux ni même prendre la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public (§ 194), et elle décide d’opérer un contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée, de l’idée qu’une personne ayant un mandat d’élu local et candidate à de telles fonctions a plus d’obligations qu’un simple particulier, mais moins qu’une personnalité politique d’envergure nationale, pour qui les exigences seront nécessairement plus importantes (§ 201). Sur le statut d’« intermédiaire » du requérant, elle note que les faits qui lui ont été reprochés étaient à la fois distincts de ceux commis par les auteurs des commentaires illicites et régis par un tout autre régime de responsabilité, lié au statut spécifique et autonome de producteur au sens de l’article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982, avec les exigences particulières qui en découlaient (§ 202). Enfin, sur les conséquences de la procédure interne sur le requérant, celles-ci ont été limitées : il a été condamné au seul paiement d’une amende (alors qu’il encourait jusqu’à un an d’emprisonnement) et sa condamnation ne l’a ni dissuadé d’user de son droit à la liberté d’expression ni freiné dans sa carrière d’élu local.
La Cour en conclut, à 13 voix contre 4, que la Convention n’a pas été violée : « les décisions des juridictions internes reposaient sur des motifs pertinents et suffisants, et ce tant au regard de la responsabilité du requérant, en sa qualité d’homme politique, pour les commentaires illicites publiés en période électorale sur le mur de son compte Facebook par des tiers, eux-mêmes identifiés et poursuivis comme complices, qu’en ce qui concerne sa condamnation pénale », et « l’ingérence litigieuse pouvait donc passer pour “nécessaire dans une société démocratique “».
Il faut espérer que la jurisprudence européenne aura un effet vertueux à l’égard des hommes et des femmes politiques qui se trouvent ainsi invités à plus d’exemplarité dans l’usage des réseaux sociaux.
Références :
■ CEDH 2 sept. 2021, Sanchez c/ France, req. n° 45581/15 : AJCT 2022. 104, obs. S. Lavric ; Dalloz IP/IT 2022. 101, obs. E. Derieux ; Légipresse 2021. 461 et les obs. ; ibid. 605, étude T. Besse ; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier ; ibid. 253, obs. N. Mallet-Poujol.
■ CEDH, gr. ch., 15 oct. 2015, Perinçek c/ Suisse, req. n° 27510/08 : D. 2015. 2183, obs. G. Poissonnier ; Constitutions 2016. 113, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 877, obs. J. Francillon ; ibid. 2016. 132, obs. J.-P. Marguénaud.
■ CEDH, gr. ch., 16 juin 2015, Delfi As c/ Estonie, req. n° 64569/09 : DAE, 30 juin 2015, note V. B ; RTD eur. 2016. 341, obs. F. Benoît-Rohmer.
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