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[ 5 février 2020 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Amputation partielle, réparation intégrale

L’acquisition renouvelée d’une prothèse esthétique et d’une prothèse de sport ne peut être refusée à la victime au motif que, cumulée à la réparation de son préjudice esthétique et de son préjudice d’agrément, cet autre chef d’indemnisation reviendrait à enrichir la victime.

En première instance, l’auteur d’un accident de la circulation avait été condamné à réparer intégralement le préjudice subi par sa victime, amputée d’une jambe. 

Le jugement rendu avait été partiellement infirmé en appel, la cour ayant condamné le conducteur à verser à la partie civile diverses sommes en réparation de son préjudice corporel et, après avoir fixé le poste correspondant au coût d'achat d’une prothèse, sursis à statuer sur le coût de renouvellement de celle-ci et sur l'acquisition d'une seconde prothèse, « de secours ». 

Cette décision avait été cassée par la chambre criminelle (Crim. 5 avr. 2016, n° 15-80.577), au seul motif que la cour d'appel avait omis de fixer le terme du sursis à statuer. 

Sur renvoi après cassation, la cour d'appel avait été saisie par la victime d’une demande d'indemnisation au titre de l'acquisition et du renouvellement de ses frais d'appareillage relevant de ce que la nomenclature Dintilhac qualifie de « dépenses de santé futures » (DPS) et correspondant plus particulièrement, en l’espèce, aux frais nécessités par l’achat renouvelé d’une prothèse esthétique et d’une prothèse de sport, dépenses s’ajoutant à celles inhérentes à celui de la première prothèse, purement fonctionnelle. Pour rejeter sa première demande relative à l'acquisition et au renouvellement d'une prothèse esthétique, l'arrêt retint que la victime avait déjà été indemnisée de son préjudice esthétique par la première décision d'appel, sur ce point devenue définitive, à l’effet de réparer « les séquelles importantes ne pouvant être masquées à la vue des tiers, compte tenu des conséquences de l'amputation et de l'appareillage » ; la cour d'appel en déduit que le préjudice lié à l'inesthétisme de la prothèse dont la partie civile demandait réparation ne pouvait donc être à nouveau indemnisé. Pour rejeter sa seconde demande relative à l'acquisition et au renouvellement d'une prothèse de sport, l'arrêt retint, selon la même motivation, que l'impossibilité de pratiquer certaines activités sportives, dont le vélo, avait déjà été indemnisée en appel au titre de la réparation du préjudice d'agrément. 

La chambre criminelle casse cette décision au visa l'article 1240 du Code civil : en vertu de la règle selon laquelle le préjudice, notamment celui résultant d'une infraction pénale, doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour la victime, elle juge que la réparation du préjudice esthétique permanent, de nature extrapatrimonial et consistant en l'altération de l'apparence physique de la victime, à l’instar de celle du préjudice d'agrément, de même nature et consistant en l'impossibilité de pratiquer une activité sportive ou de loisirs dans les mêmes conditions qu'avant l'accident, ne saurait exclure par principe le droit à l'indemnisation de son préjudice patrimonial lié aux dépenses de santé futures, destinées à acquérir et à renouveler une prothèse esthétique ainsi qu’une prothèse de sport, ces chefs de préjudice étant distincts. Autrement dit, l’autonomie de chacun de ces chefs de préjudices justifiait que la victime puisse obtenir, d'une part, l'indemnisation de son dommage esthétique, extrapatrimonial, en même temps que celle de son préjudice patrimonial né de la nécessité de faire l'acquisition d'une prothèse spécialement conçue pour y remédier et, d’autre part, ajouter à cette indemnisation celle liée à la réparation de son préjudice d’agrément, elle-même cumulée à l’indemnisation de son dommage patrimonial caractérisé par l'achat contraint d'une prothèse de sport spécifique, lui permettant de pratiquer une activité physique.

Cette décision permet de rappeler deux règles juridiques essentielles concernant la réparation du préjudice. La première, d’ordre général, réside dans le principe de sa réparation intégraleLa seconde, propre au domaine du dommage corporel, vise les principes d’évaluation de ce préjudice et son contrôle, exercé à titre exceptionnel, par la Cour de cassation.

Le principe de la réparation intégrale du préjudice implique qu’une équivalence parfaite soit trouvée entre le dommage subi par la victime et le montant de l’indemnisation qui lui est allouée en vue de sa réparation. Dans cette perspective doit être réparé « tout le préjudice », afin que la victime reçoive l’exacte contrepartie du dommage éprouvé, mais « rien que le préjudice », en sorte qu’elle ne puisse s’enrichir d’une indemnisation qui serait excessive au regard du préjudice effectivement subi. Conformément à la première déclinaison, ici rappelée, du principe de réparation intégrale, les dommages et intérêts doivent conférer à la victime la compensation pleine et entière de son préjudice. La réparation partielle est donc, par principe (V. contra, les clauses limitatives de responsabilité en matière contractuelle), interdite en droit civil. Limpide dans son principe, la règle de la réparation intégrale se révèle, dans sa mise en œuvre, plus complexe. En effet, l’exacte adéquation recherchée entre l’indemnisation et le préjudice est difficile à obtenir car elle suppose que le juge détermine et évalue pertinemment, au préalable, le dommage subi. Or en pratique, ce dernier se décline généralement en plusieurs « postes » ou « chefs » de préjudices distincts, quoique voisins. Ainsi n’est-il pas rare qu’ils soient à tort confondus, comme l’illustre en l’espèce l’analyse erronée de la juridiction d’appel, ayant jugé que le dommage patrimonial allégué opérait un doublon avec les préjudices extrapatrimoniaux également invoqués. L’erreur aurait pu être fatale au demandeur puisqu’en principe, l’évaluation du préjudice étant une question de fait, celle-ci relève par principe du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond (jurisprudence constante, V. notam., Cass., ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640), en sorte que ceux-ci n’ont pas à justifier des moyens soutenant leur évaluation du dommage, de même qu’ils n’ont pas à préciser les différents chefs de préjudice indemnisés. 

Il en va néanmoins autrement concernant l’évaluation du dommage corporel. En effet, l’article 31 de la loi du 5 juillet 1985 oblige le juge à distinguer les différents postes de préjudices réparables au titre de l’indemnisation du dommage corporel, afin que le recours des tiers payeurs puisse, conformément au texte, s’exercer « poste par poste » ; étant précisé que l’office du juge a été facilité par l’adoption, en 2004, de la nomenclature Dintilhac dressant une liste particulièrement détaillée quoique non exhaustive des différents types de préjudices liés au dommage corporel. Il est encore à noter que cette obligation pourrait à l’avenir être généralisée puisque l’article 1262, alinéa 3 du projet de réforme de la responsabilité civile pose la règle générale selon laquelle « chacun des chefs de préjudice allégués est évalué distinctement », de même que leur typologie pourrait être consacrée, l’article 1269 prévoyant de légaliser l’application de la nomenclature précitée, pour l’heure sans valeur légale, quoique unanimement adoptée par l’ensemble des acteurs de l’indemnisation de tels préjudices (V. S. Porchy-Simon, Les obligations, Dalloz 2020, Coll. Hypercours, 12e éd., n° 950 et n° 970). De manière plus générale, la liberté d’évaluation du préjudice reconnue des juges du fond est tempérée par le principe même de la réparation intégrale dont le respect suppose, par exception, au pouvoir souverain des juges du fond, d’être soumis au contrôle de la Cour de cassation (V. S. Porchy-Simon, Les obligations, op. cit.n° 971). Alors que la faiblesse de ce contrôle est parfois regrettée par la doctrine, son effectivité ne peut, en l’espèce, qu’être remarquée, l’autonomie des deux préjudices extrapatrimoniaux résultant du dommage corporel – préjudice esthétique et préjudice d’agrément, étant soulignée, et leur indépendance par rapport au préjudice patrimonial découlant également du dommage corporel (les dépenses de santé futures), affirmée. La distinction opérée par la Cour entre ces divers chefs de préjudices permet ainsi à la victime d’obtenir la réparation intégrale de chacun d’eux. 

Ainsi la Cour de cassation soutient-elle la tendance judiciaire actuelle, que la cour d’appel avait à tort démenti, à la diversification et à l’autonomisation des préjudices moraux réparables à la suite de la survenance d’un dommage corporel, phénomène nourri par la typologie précise et complète des préjudices de ce type, au sein de la nomenclature Dintilhac. C’est la raison pour laquelle elle reconnaît le droit de la victime à l'indemnisation de dépenses de santé futures destinées à l’achat renouvelé des prothèses demandées en même temps que celle de son préjudice d’agrément, dont la distinction avec le déficit fonctionnel vient encore d’être très récemment rappelée (Civ. 2e, 28 nov. 2019, n° 18-24.169), à laquelle doit enfin s’ajouter celle de son préjudice esthétique, l’indépendance de ces deux préjudices extrapatrimoniaux avec le préjudice premier, corporel, ainsi qu’avec le préjudice patrimonial qui en était également résulté rendant l’ensemble de ces chefs de préjudices, par faveur mais sans profit pour la victime, respectivement réparables et chacun, de manière intégrale.

Crim. 17 déc. 2019, n° 18-85.191

Références

■ Crim. 5 avr. 2016, n° 15-80.577 : D. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz

■ Cass., ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640 

■ Civ. 2e, 28 nov. 2019, n° 18-24.169 : Dalloz Actu Etudiant, 16 janv. 2020, note Merryl Hervieu. 

 

Auteur :Merryl Hervieu


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