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Droit du travail - relations individuelles
Blague sexiste : humour noir ou faute disciplinaire ?
Une blague sexiste tenue au cours d’une émission de télévision à laquelle son auteur participe non en qualité d’animateur-salarié mais d’humoriste peut être considérée comme un abus de la liberté d’expression, justifiant la rupture du contrat de travail pour faute.
Soc. 20 avr. 2022, n° 20-10.852 P
L’affaire Tex a largement été médiatisée. En 2017, l’animateur de l’émission « Les Z’amours » diffusée sur France 2, participe à une émission sur la chaîne privée C8 pour présenter le DVD de son dernier spectacle. À cette occasion, et après avoir prévenu l’auditoire, il livre une blague douteuse : « Comme c'est un sujet super sensible, je la tente : les gars vous savez c'qu'on dit à une femme qu'a déjà les deux yeux au beurre noir ? - Elle est terrible celle-là ! - on lui dit plus rien on vient déjà d'lui expliquer deux fois ! ». Trop content de « faire le buzz » avec des propos sur les femmes battues, il s’en vante auprès de ses collègues. Il est toutefois rapidement rattrapé par la polémique que ses propos génèrent. Aussi son employeur le met à pied puis le licencie pour faute grave. Invoquant sa liberté d’expression, il est toutefois débouté tant par le conseil des prud’hommes que la cour d’appel de sa demande en nullité de son licenciement.
La Cour de cassation, effectuant un contrôle plein et entier, approuve le raisonnement des juges du fond : le licenciement fondé sur les propos du salarié affecte certes la liberté d’expression mais cette restriction, justifiée par un but légitime, est proportionnée. Pour parvenir à cette conclusion, l’arrêt insiste d’une part sur la violation par l’animateur, de la charte éthique (I) et d’autre part sur le contexte des propos (II).
I : La violation de la charte éthique
Le contrat de travail de l’animateur précisait qu’il s'engageait à respecter la charte des antennes de France Télévisions et notamment un chapitre intitulé « Respect des droits de la personne » énonçant le refus de toute complaisance à l'égard des propos risquant d'exposer les personnes à la haine ou au mépris, notamment pour des motifs fondés sur le sexe. La charte rappelait également le refus de toute valorisation de la violence et plus particulièrement des formes perverses qu'elle peut prendre telles que le sexisme et l'atteinte à la dignité humaine. Le contrat ajoutait que « toute atteinte à ce principe par Tex, qu'elle se manifeste à l'antenne ou sur d'autres médias, constituerait une faute grave permettant à Sony Pictures Télévision Production de rompre immédiatement le contrat ». Rappelons que la clause contractuelle qualifiant un comportement de faute grave est en soi insuffisante pour établir une faute puisqu’il appartient toujours aux juges de qualifier les faits (Soc. 2 mai 2000, n° 97-44.091). La faute exige d’établir un manquement à une obligation professionnelle envers l’employeur (Soc. 12 janv. 2016, n° 13-26.318).
En l’espèce, le contrat obligeait le salarié à respecter certaines valeurs y compris en dehors du cadre de l’exercice de sa prestation de travail. La clause joue donc un rôle central dans l’analyse. Si les propos avaient été tenus en qualité d’animateur de l’émission les « Z’amours », le non-respect de la charte pouvait aisément être qualifié de fautif. Mais l’animateur exerce par ailleurs une autre activité professionnelle, il est humoriste et il a tenu ses propos en cette qualité, sur une autre chaîne de télévision.
Est-il juridiquement possible d’exiger d’un salarié une attitude conforme à une charte éthique dans tous ses propos publics ? L’arrêt ne le discute pas, le moyen du pourvoi ne l’y invitant pas. Il y a là toutefois un préalable nécessaire et si en l’espèce, la charte visait au respect de valeurs parfaitement légitimes, il ne faudrait pas croire qu’une entreprise peut systématiquement imposer à ses salariés de respecter dans tous leurs comportements publics le respect de l’éthique qu’elle se fixe sauf à étendre de manière drastique l’obligation de loyauté. L’arrêt met en revanche largement en avant la charte pour mettre en évidence le but légitime poursuivi par l’employeur. Selon la Cour de cassation l’employeur entendait non seulement protéger les droits d’autrui en luttant contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques mais également préserver sa réputation compte tenu de l'impact potentiel sur ses intérêts commerciaux. La référence fait écho au point 2 de l’article 10 de la Conv. EDH qui autorise les restrictions à la liberté d’expression lorsqu’elles sont nécessaires, dans une société démocratique, pour protéger la réputation ou les droits d’autrui. Le but légitime étant ainsi établi, restait à vérifier la proportionnalité de l’atteinte, en tenant compte du contexte des propos.
II. Le contexte des propos
La formule de la chambre sociale est rodée : sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression (Soc. 27 mars 2013, n° 11-19.734). Il y a abus lorsque les propos sont injurieux, diffamatoires ou excessifs. Il convient toutefois de se livrer à une analyse concrète des propos en tenant compte de leur contexte c’est-à-dire de leur publicité, du support, de la situation sociale, des destinataires…
En l’espèce, la « plaisanterie » devait-elle être considérée comme excessive ? Certes les propos insolents et caricaturaux sont souvent qualifiés d’excessifs (v. pour des caricatures de l’employeur affichées par un syndicat, CEDH 12 sept. 2011, Palomo Sanchez, n° 28955/06). Mais Tex se présente comme un « humoriste populaire ». Les violences domestiques n’ont pourtant rien de drôle et s’il s’agit d’humour, alors il faut le qualifier d’humour noir. Toutefois, et comme le souligne l’avocat général dans son avis, les propos satiriques, qui par l’exagération et la déformation de la réalité vise à provoquer, ne sont pas interdits. La Cour européenne de Strasbourg apprécie au cas par cas si de tels propos peuvent être protégés par la liberté d’expression. Il importe alors que le caractère volontairement provocateur soit clairement connu du public et qu’une certaine limite ne soit pas franchie (pour la condamnation d’un spectacle à caractère antisémite sous couvert de propos provocateurs, v. CEDH 20 oct. 2015, Dieudonné M'Bala c/ France, n° 25239/13). Or en l’espèce, c’est bien en sa qualité d’humoriste et après avoir prévenu le public du caractère acerbe de la blague à venir qu’il la tente. Pourtant, la cour d’appel met en avant d’autres éléments contextuels pour retenir l’excès. Les propos avaient été tenus dans une période de libération de la parole connus sous le hashtag « metoo » et « balancetonporc ». Quelques jours avant l’émission, à l'occasion de la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, un plan visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles avait été annoncé par le Président de la République, rappelant que 123 femmes étaient décédées sous les coups au cours de l’année précédente. Par ailleurs, il s’agissait d’une émission diffusée à une heure de grande écoute. Enfin, Tex, suite à l’émission, avait adopté une attitude triomphale, ravi d’avoir fait « le buzz ! ». Un autre point est par ailleurs relevé pour souligner la gravité de la faute. Les propos déplacés de Tex à l’égard des femmes étaient récurrents car il avait déjà été rappelé à l’ordre sur la nécessité de faire évoluer son comportement sur le plateau à l’égard des femmes et il avait lors d’une émission, posé plusieurs questions à une femme sur la fréquence de ses relations sexuelles avec son compagnon. C’est donc en définitive la banalisation et la réitération de propos misogynes et déplacés qui conduisent les juges du fond, approuvé par la Cour de cassation à retenir l’abus de la liberté d’expression.
Il reste qu’à examiner uniquement la « blague », une autre analyse était possible en s’interrogeant sur la validité de l’engagement contractuel de respecter la charte éthique en dehors de la prestation de travail. Interdire certains propos de manière générale, dans « tous les médias », sans cerner ni les propos concernés, ni les supports, ni en quelle qualité ils sont exprimés n’est-il pas disproportionné au regard des fonctions exercées ? En écartant cette obligation, la qualification de la faute tombe. En effet, les propos avaient été tenus sur une chaîne ne relevant pas du groupe France Télévision. Tex présentait son propre spectacle et n’était pas sur le plateau comme représentant d’une émission de son employeur. Il ne le dénigrait pas et n’était donc pas déloyal. Dès lors, les faits ne pouvant être rattachés à sa vie professionnelle, ils relèvent de sa vie personnelle et seul un trouble objectif justifie la rupture du contrat. Or, en l’espèce, l’abus de la liberté d’expression se traduit par des propos excessifs au regard du risque qu’ils font peser sur les intérêts commerciaux de l’employeur : France Télévisions avait exigé le remplacement sans délai de l’animateur, la secrétaire d’État chargée de l’égalité hommes-femme avait signalé au CSA les propos de l’humoriste, les médias avaient relayé en boucles « la blague » de Tex et de nombreuses personnes avaient exprimé leur indignation sur les réseaux sociaux. Tous ces éléments caractérisent sans difficulté un trouble objectif c’est-à-dire une réaction vive des tiers susceptible de provoquer un dommage pour l’employeur.
Si on retient cette analyse, le licenciement est justifié, mais pas pour une raison disciplinaire. C’est d’ailleurs bien cette approche qui a été retenue dans d’autres affaires concernant des faits graves de violence domestique. Le licenciement d’un salarié arrêté sur son lieu de travail en raison de son comportement violent à l’égard de sa concubine est juridiquement possible mais en raison du trouble que ces faits génèrent. Il n’y a pas à rechercher une faute (Soc. 9 juill. 2002, n° 00-45.068). Autrement dit, tout abus de la liberté d’expression ne doit pas être considéré comme une faute disciplinaire sauf à glisser de manière pernicieuse vers une obligation de probité. Le pouvoir disciplinaire doit rester à sa place et ne s’exercer que lorsqu’un manquement à une obligation professionnelle a clairement été établi.
Références :
■ Soc. 2 mai 2000, n°97-44.091 P : Dr. soc. 2000. 787, obs. F. Favennec-Héry.
■ Soc. 12 janv. 2016, n° 13-26.318 P : D. 2016. 261 ; RDT 2016. 349, obs. M. Véricel.
■ Soc. 27 mars 2013, n° 11-19.734 P : D. 2013. 925 ; Dr. soc. 2013. 453, obs. B. Dabosville ; RDT 2013. 491, obs. V. Pontif.
■ CEDH 12 sept. 2011, Palomo Sanchez, n° 28955/06 : DAE, 27 sept. 2011, note A. T ; AJDA 2012. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2011. 2203, et les obs.
■ CEDH 20 oct. 2015, Dieudonné M'Bala c/ France, n° 25239/13 : AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; RSC 2016. 140, obs. J.-P. Marguénaud.
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