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[ 26 janvier 2021 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

CEDH: la Turquie condamnée pour atteinte à la liberté d'expression d'un opposant politique

Par un arrêt du 27 octobre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme estime que la condamnation d'un homme politique au paiement de dommages et intérêts en raison de propos tenus à l'encontre d'un Premier ministre constitue une violation du droit à la liberté d'expression prévue à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. 

CEDH 27 octobre 2020, Kiliçdaroglu c/Turquie, n° 16558/18 

« La liberté d'expression est la base de toutes les autres libertés, sans elle il n'est point de nation libre » exprimait Voltaire. La liberté d’expression est l’essence même d’une démocratie et irrigue le respect des autres droits fondamentaux. De ce fait, le droit de s’exprimer ainsi que celui de recevoir des informations se trouvent au fondement de la vie sociale et politique. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a longtemps conféré une suprématie au droit à la liberté d’expression, tend depuis quelques années à opérer une mise en balance plus stricte lorsque celui-ci entre en conflit avec d’autres droits fondamentaux, ainsi que l’illustre l’arrêt Kiliçdaroglu contre Turquie. 

Il s’agissait d’une affaire concernant des propos tenus par un homme politique à l'encontre du premier ministre turc. Suite à ces propos issus de deux discours prononcés au sein de l'enceinte parlementaire les 31 janvier et 7 février 2012, le premier ministre (qui n’était autre que l’actuel Président de la Turquie, M. Erdogan) a intenté deux actions en dommages et intérêts contre le requérant pour atteinte à son honneur personnel et professionnel ainsi qu’à sa réputation à̀ raison d'accusations prétendument prononcées à son endroit. Celui-ci ayant partiellement obtenu gain de cause, le requérant a saisi la CEDH, soutenant que les décisions rendues par les juridictions nationales portaient atteinte à sa liberté́ d’expression au sens de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour devait ainsi déterminer si la condamnation civile d'un homme politique d'opposition pour des propos tenus à l'encontre du premier ministre, dans l’exercice de sa mission d'élu, était constitutive ou non d’une violation de l'article 10. Arbitrant le conflit opposant liberté d’expression et respect de la vie privée (Conv. EDH, art. 8), la Cour conclut la violation de la Convention. 

Rappelant les critères d’appréciation d’une atteinte à la liberté d’expression en matière politique, la Cour commence par mettre en balance le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression afin de préciser notamment la distinction entre faits et jugement de valeurs. Elle analyse l’ingérence subie au regard des conditions posées à l’alinéa 2 de l’article 10 pour réaffirmer la protection accrue de la liberté d’expression des personnalités politiques. 

■ La mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté́ d'expression  

En cas de conflit entre la protection de la vie privée de l’homme politique et la protection de la liberté d’expression, la Cour opère une mise en balance entre l’exercice de ces deux droits fondamentaux protégés par la Convention (CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n° 39954/08, § 89 à 95). 

Préalablement il faut vérifier deux critères permettant d’établir l’applicabilité de l’article 8, à savoir l’existence d’une atteinte à la réputation personnelle présentant un certain niveau de gravité ainsi qu’un préjudice à la jouissance personnelle au droit au respect de la vie privée. Une fois l’article 8 en jeu, la Cour recherche et demande aux Etats de rechercher le respect des six critères d’atteinte légitime à l’article 8 :  contribution à un débat d’intérêt général ; notoriété de la personne visée et l’objet du reportage ; comportement antérieur de la personne concernée ; le mode d’obtention des informations et leur véracité ; contenu, forme et répercussions de la publication et gravité de la sanction imposée (V. § 45). Analysant ces critères pour procéder à son traditionnel contrôle de proportionnalité, la Cour va notamment vérifier l’existence d’une base factuelle suffisante pour déterminer si, en l’espèce, les limites légitimes de la liberté d’expression n’ont pas été franchies.  

■ L’existence d’une base factuelle dans la critique politique 

La Cour reconnait que la nature des propos litigieux doit faire l’objet d’un contrôle. Les juridictions internes doivent vérifier que les propos, qui peuvent relever d’une imputation de faits ou d’un jugement de valeur, reposent sur des éléments factuels. Ainsi, l’existence d’une base factuelle constitue une nécessité inhérente à l’imputation d’un fait (V. CEDH 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande, n° 13778/88). De la même manière, un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle. C’est ainsi qu’en l’espèce la Cour considère, à l’instar des juridictions internes, que « certaines des paroles du requérant donnaient l’impression aux auditeurs que le Premier ministre s’était immiscé dans les affaires judiciaires relatives aux allégations de corruption et tenait souvent des propos incorrects sur divers sujets d’actualité, et elles étaient de nature à emporter la conviction que celui-ci exploitait systématiquement les croyances religieuses sans respecter la diversité confessionnelle » (§ 59), en retenant toutefois que les affirmations susvisées étaient « en rapport direct avec de nombreux sujets d’actualité » (§ 59). Dès lors, la Cour estime que la critique apportée par un homme politique concernant des sujets d’actualité antérieurement abordés par les médias se trouve confortée par une base factuelle. Cette position, qui ouvre un large panel de justifications à une critique politique, peut sembler contestable car même formulées à l’endroit d’un homme politique, certaines accusations proférées dans un contexte médiatique sont, par nature, très attentatoires à la réputation. Si les Etats peuvent prévoir une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, celle-ci doit se conformer à l’alinéa 2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.  

■ L’analyse de la conformité de l’ingérence avec l’alinéa 2 de l’article 10 

La Cour était amenée à vérifier si l’ingérence subie par le requérant dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression respectait les conditions nécessaires à sa justification. Pour être légitime, une ingérence doit respecter plusieurs conditions : être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce ou ces buts. La première condition s’analyse par l’existence d’une incrimination en droit interne, suffisamment accessible pour les justiciables et prévisible dans ses effets. En l’espèce, l’ingérence était bien prévue par la loi (par les art. 24 et 25 du code civil et 58 du code des obligations turc). En outre, elle poursuivait un but légitime en ce qu’il s’agissait de protéger la « réputation ou les droits d’autrui » (§ 66). En revanche, faisait ici défaut la troisième condition indispensable pour légitimer l’ingérence, à savoir la nécessité dans une société démocratique.  

■ La protection renforcée de la liberté́ d’expression en matière politique 

La Cour rappelle qu’un « homme politique s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens » (§52) (V. déjà CEDH 8 juill. 1986, Lingens c/ Autriche, n° 9815/82), ce qui semble tolérer une atteinte à la vie privée d’un homme politique. C’est ainsi qu’un militant qui brandit un écriteau où il est inscrit « casse toi pov’ con » ne saurait constituer une attaque personnelle contre le chef de l’État mais une critique politique (V. CEDH 14 mars 2013, Eon c/ France, n° 26118/10). En d’autres termes la Cour, qui a pourtant, dans un arrêt Von Hannover du 24 juin 2004, affirmé « l’importance fondamentale que revêt la protection de la vie privée pour l’épanouissement de la personnalité de chacun » mais également la possibilité de bénéficier « d’une espérance légitime de protection de sa vie privée », notamment pour les personnes connues du grand public, semble, en matière politique, bien plus permissive dans l’atteinte portée au droit garanti par l’article 8. En l’espèce, la Cour retient, dans cette logique, que les propos tenus par le requérant dans la sphère politique et abordant des éléments politiques (affaires judiciaires relatives à des abus de confiance, bombardement de l’aviation turque, construction de centrales électriques) sont nécessairement constitutifs de propos relevant d’une contribution au débat d’intérêt général.   

La Cour tolère ainsi une atteinte à la vie privée pour garantir la liberté d’expression des personnalités politiques, celle-ci étant une « condition de la vitalité démocratique ». Ici, le requérant « a tenu ces discours en sa qualité d’élu dans l’enceinte parlementaire » (§ 51), ce qui conduit la Cour à réaffirmer que la liberté d’expression est précieuse, notamment pour un élu du peuple et pour permettre une remise en cause du pouvoir en place. Elle souligne également que la Convention ne permet pas de restriction dans le domaine du discours ainsi que du débat politique (V.  CEDH 11 avril 2006, Brasilier c / France, n° 71343/01), la protection qu’elle accorde concernant tant le fond que la forme du propos tenu (précisant que « le style (…) est protégé en même temps que le contenu de l’expression », V. CEDH 14 juin 2016, Jiménez Losantos c/ Espagne, n° 53421/10). La Cour rappelle ici qu’une mise en balance apparente ne suffit pas à constater un abus du droit à la liberté d’expression. Au contraire, les affirmations incriminées doivent être regardées à la lumière des discours litigieux dans leur ensemble et du contexte. En effet, le rôle des juridictions nationales « ne consiste pas à indiquer à l’intéressé le style à employer lorsque celui-ci exerce son droit de critique, même de manière acerbe », celles-ci devant « examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération » (§ 64). Enfin la sanction prononcée (réparation d’un montant total de 10 000 livres turques), qui ne doit pas dissuader de critiquer les hommes politiques, renforce encore le caractère disproportionné de l’ingérence subie par le requérant dans son droit à la liberté d’expression.   

Références

■ CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n° 39954/08 Légipresse 2012. 143 et les obs. ; ibid. 243, comm. G. Loiseau ; Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud

■ CEDH 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande, n° 13778/88 AJDA 1993. 105, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 1993. 963, chron. V. Berger, C. Giakoumopoulos, H. Labayle et F. Sudre

■ CEDH 8 juill. 1986, Lingens c/ Autriche, n° 9815/82

■ CEDH 14 mars 2013, Eon c/ France, n° 26118/10 DAE 21 mars 2013 ; AJDA 2013. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2013. 968, obs. S. Lavric, note O. Beaud ; ibid. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ pénal 2013. 477, obs. C. Porteron ; Légipresse 2013. 204 et les obs. ; ibid. 287, Étude E. Dreyer ; RFDA 2013. 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; ibid. 594, chron. N. Droin ; Constitutions 2013. 257, obs. D. de Bellescize ; RSC 2013. 670, obs. D. Roets

■ CEDH 24 juin 2004, Von Hannover c/ Allemagne, n° 59320/00 : D. 2004. 2538, obs. J.-F. Renucci ; ibid. 2005. 340, note J.-L. Halpérin ; RTD civ. 2004. 802, obs. J.-P. Marguénaud.

■ CEDH 11 avril 2006, Brasilier c / France, n° 71343/01

■ CEDH 14 juin 2016, Jiménez Losantos c/ Espagne, n° 53421/10

 

Auteur :A. Trojanowski, O. Simon, O. Turkel, M1 Droit pénal, Université de Lorraine


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