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Cession de fonds de commerce : le juge n’a pas le pouvoir de fixer le prix
Il résulte des articles 1591 et 1592 du Code civil que le juge ne peut procéder à la fixation du prix de la vente. Méconnaît ces dispositions l'arrêt qui, pour déterminer le prix de cession d'un fonds de commerce, chiffre lui-même le montant des éléments à retrancher du chiffre d'affaires annuel, sur lequel les parties étaient en désaccord.
Com. 4 juin 2025, n° 24-11.580
Réaffirmant que le juge ne peut procéder lui-même à la fixation du prix de la vente, l’arrêt sélectionné rappelle avec force le principe traditionnel de la non-immixtion du juge dans la sphère contractuelle. La confirmation de ce principe fondateur du droit des contrats conduit ici la chambre commerciale, à propos d’une cession de fonds de commerce, à confirmer le rôle central des parties dans la détermination du prix, qui échappe au pouvoir judiciaire notamment dans le cas de l’espèce où les parties ont entendu confier le pouvoir de fixer le prix à un tiers expert.
Dans cette affaire, une promesse de cession de fonds de commerce est conclue entre deux pharmacies. Le prix de cession est déterminable par référence à différentes données : la promesse stipule que le prix de cession sera fixé à 80 % du chiffre d'affaires annuel de référence, dont doivent être retranchés divers éléments listés dans la promesse. Il est par ailleurs prévu qu’en cas de désaccord des parties, soit sur le bilan de référence soit sur le prix de cession définitif, celles-ci auront recours à un tiers évaluateur, qualifié d'« expert ». Il est enfin ajouté qu’à défaut d'accord des parties sur l'identité de l'expert à désigner, ou en cas de carence de l'expert désigné dans les six mois de sa désignation, un expert sera désigné par le président du Tribunal de commerce de Niort saisi par la partie la plus diligente. Après la conclusion de l’acte de cession définitif, un désaccord survient entre les parties sur le chiffre d'affaires à retenir, empêchant les parties d’arrêter un prix définitif. Conformément aux stipulations contractuelles, celles-ci désignent d'un commun accord un tiers expert, qui procède à l'évaluation du chiffre d'affaires de la pharmacie dont il infère, après les retraitements prévus au contrat, le prix définitif de vente. Cependant, le désaccord persiste entre les parties, tant sur la valorisation du chiffre d’affaires à retenir que sur le montant des retraitements à effectuer, ce qui conduit la société venderesse à assigner son acquéreur devant le Tribunal de commerce de Niort pour voir fixer le prix définitif. Or les juges procèdent eux-mêmes à la fixation du prix définitif, après avoir estimé le montant des éléments à retrancher, par application du mécanisme de calcul stipulé dans la promesse, ce qu’approuve par la suite la cour d’appel saisie du litige. La méthode de calcul prévue au contrat l’avait été avec une précision suffisante, aux yeux des juges du fond, pour les autoriser à fixer eux-mêmes le prix. Cette analyse se comprend à l’aune du tempérament traditionnellement apporté au défaut de pouvoir du juge dans la fixation du prix. En effet, le juge ne brave pas l’interdiction qui lui est faite de fixer le prix du contrat lorsque la convention comporte des éléments d’évaluation suffisants pour que le prix soit déterminé, sans apport d’éléments extérieurs ; dans un tel cas, auquel s’apparente celui de l’espèce, le juge ne fixe pas lui-même le prix, il le détermine seulement en fonction des éléments d’évaluation prévus par les parties, respectant ainsi leurs volontés. Importante, cette nuance n’emporte pas ici l’adhésion de la chambre commerciale, puisqu’une double cassation est prononcée, au visa des articles 1591 (le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties) et 1592 (il peut cependant être laissé à l'estimation d'un tiers) du Code civil : le juge ne peut procéder à la fixation du prix de la vente qui est fixé, soit par les parties elles-mêmes, soit par le tiers qu’elles désignent. La Cour reproche en conséquence aux juges d’appel d’avoir approuvé le tribunal ayant lui-même chiffré, pour déterminer le prix de cession, le montant des éléments à retrancher du chiffre d'affaires annuel, montant sur lequel les parties étaient pourtant en désaccord, et que seul l’expert désigné par celles-ci avait le pouvoir de fixer.
Lorsqu’il n’est pas déterminé par les parties elles-mêmes, le prix peut être laissé à l’estimation d’un tiers. Ce recours au tiers est parfois mal compris. Contrairement à ce qu’a longtemps laissé entendre la loi en renvoyant à « l’arbitrage » du tiers (C. civ., anc. art. 1592), ce tiers n’est pas un arbitre, lequel est chargé de trancher un litige entre les parties. Il agit davantage comme un mandataire, commun aux parties, dont la mission est de fixer le prix de la chose vendue. Et contrairement à ce que laisse toujours entendre l’article 1592 du Code civil, sa mission ne se limite pas à « estimer » le prix du bien vendu, mais à le fixer à titre définitif, comme le ferait un mandataire ou, plus exactement encore, comme un prestataire de service, puisque le tiers désigné ne représente aucune des parties dans la conclusion de l’acte juridique. Les parties à la vente ont ainsi, dès la conclusion du contrat, donné par avance leur consentement au prix que le tiers fixera. Donc ni représentation, ni litige à trancher, mais un prix à déterminer. Et alors qu’elle le refuse au juge, la loi reconnaît à ce tiers au contrat le pouvoir de fixer le prix.
Ce pouvoir suppose toutefois son indépendance à l’égard des parties, sous peine d’annulation de sa désignation et de la vente conclue pour indétermination (objective) du prix (Civ. 1re, 2 déc. 1997, n° 95-19.791). Comme l’illustrent les faits de l’espèce, ce tiers peut être désigné soit directement par les parties elles-mêmes, soit par une personne chargée de la nommer (par ex. le président du tribunal ou d’une chambre de commerce). À supposer que le tiers désigné refuse sa mission ou ne puisse l’honorer (décès, incapacité), le juge ne peut en désigner un autre, sauf à ce qu’une clause du contrat lui en donne le pouvoir ou désigne directement un tiers subsidiaire. Ainsi le juge est-il tenu par la loi des parties. En l’espèce, la cédante avait subsidiairement demandé à la cour d’appel de désigner un tiers évaluateur afin de fixer le prix de la vente. Or les parties avaient expressément stipulé dans l’acte qu’il reviendrait au seul Président du Tribunal de commerce de Niort, à défaut d’accord entre elles, de désigner un tiers aux fins d’évaluation du prix définitif. Il en résulte que seul ce dernier détenait le pouvoir de procéder à cette désignation. L’affaire n’ayant pas été enrôlée devant le président du tribunal, la demande formée devant la cour d’appel est frappée d’irrecevabilité. L’absence de renvoi décidée par la chambre commerciale s’explique également par l’impossibilité des juges d’appel de désigner un expert par l’effet de cette clause, dont le respect suppose d’éviter aux parties l’attente d’une nouvelle décision d’appel qui, en tout état de cause, n’aurait pu « statuer que dans les limites des pouvoirs du Tribunal de commerce de Niort ». Le juge ne peut donc désigner un expert au mépris de la volonté contractuelle des parties.
Pour le même motif, le juge ne peut davantage fixer le prix à la place du tiers. En effet, il est par principe interdit au juge de se substituer aux parties pour fixer le prix du contrat ou de leur imposer une méthode de détermination du prix autre que celle qu’elles auraient prévue. Or en l’espèce, le tribunal a bravé cette interdiction en évaluant lui-même le prix de cession et, ainsi, excédé ses pouvoirs en matière contractuelle. Inscrit dans une jurisprudence constante, l’arrêt rappelle une règle essentielle du droit de la vente et, plus généralement, de la théorie générale du contrat : le prix de vente doit être déterminé ou déterminable par les parties ou un tiers désigné, jamais par le juge (art. 1591 et 1592 C. civ.) et même en cas de désaccord persistant entre les contractants, le juge ne peut jamais se substituer à leur volonté. C’est pourquoi le tribunal ne pouvait en l’espèce s’auto-conférer le pouvoir de fixer le prix de la cession que les parties avaient expressément confié, en cas de désaccord, à un tiers évaluateur. Seul ce tiers était en l’espèce autorisé (par la volonté des parties) à évaluer le montant des éléments à retrancher, cristallisant le désaccord des parties, pour fixer le prix définitif.
Proscrit par les textes propres au droit de la vente, avant comme après la réforme de 2016, le pouvoir judiciaire de fixer le prix du contrat est plus fondamentalement exclu au nom de l’autonomie de la volonté et de la force obligatoire du contrat. Au-delà du droit spécial de la vente, ce sont bel et bien ces principes fondateurs de la théorie générale du contrat qui justifient le principe de non-immixtion du juge dans la détermination du contenu contractuel, a fortiori de son prix. C’est pourquoi la portée de la solution s’étend au-delà des seules cessions de fonds de commerce, comme en témoigne la généralité de son énoncé. Pourrait-elle, encore davantage, justifier une prochaine interdiction du pouvoir du juge de fixer le prix du contrat de prestation de service ? Après l’occasion manquée en 2023 à propos des honoraires de l’expert-comptable (Com. 20 sept. 2023, n° 21-25.386), le doute persiste sur ce point mais pourrait être à l’avenir dissipé à la faveur de l’approche restrictive, ici adoptée, du rôle du juge. Affaire à suivre…
Références :
■ Civ. 1re, 2 déc. 1997, n° 95-19.791 : Rev. sociétés 1998. 332, note D. Randoux ; RTD civ. 1998. 396, obs. P.-Y. Gautier ; ibid. 898, obs. J. Mestre
■ Com. 20 sept. 2023, n° 21-25.386 : DAE, 16 oct. 2023, note Merryl Hervieu ; D. 2023. 1783, note T. Gérard ; ibid. 2024. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; RTD civ. 2023. 862, obs. H. Barbier ; ibid. 919, obs. P.-Y. Gautier
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