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[ 17 mars 2022 ] Imprimer

Droit de la consommation

Clauses abusives versus concentration des moyens : le combat du relevé d’office

Nonobstant le principe de concentration temporelle des moyens, le juge doit relever d’office le caractère abusif des clauses invoquées devant lui.

Civ. 1re, 2 févr. 2022, n° 19-20.640

Entre la protection des consommateurs et l’efficience de la justice civile, la Haute juridiction fait primer la première sur la seconde. Tel est l’enseignement de la décision rapportée.

Après le décès d’un des membres d’un couple d’emprunteurs, souscripteur de quatre prêts libellés en devises étrangères pour lesquels ils avaient contracté diverses assurances, la banque créancière, considérant que le montant versé par l’assureur était insuffisant pour couvrir le montant exigible du dernier prêt, avait prononcé la déchéance du terme des prêts puis assigné le second emprunteur, en l’occurrence l’épouse devenue veuve, en paiement des sommes restant dues. Pour s’opposer au paiement, l’emprunteuse opposait différents moyens. Seul l’un d’entre eux nous retiendra : elle soutenait que certaines clauses des prêts, faisant porter le risque de change sur les seuls emprunteurs, étaient abusives au sens de l’article L. 212-1 du code de la consommation. La cour d’appel déclara irrecevable cette prétention visant à obtenir l’annulation des stipulations contestées, « faute d'avoir été présentée dès le premier jeu de conclusions d'appel ». Ainsi visait-elle le principe de concentration temporelle des moyens, consacré à l’article 910-4 du code de procédure civile, lequel dispose : « À peine d'irrecevabilité, relevée d'office, les parties doivent présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910, l'ensemble de leurs prétentions sur le fond ». Applicable à la procédure civile d’appel, ce principe exige des parties qu’elles présentent dès le premier jeu de conclusions l’intégralité de leurs prétentions au fond, ce à quoi la débitrice de l’emprunt avait effectivement manqué. La Haute juridiction casse cependant l’arrêt d’appel, au triple visa de l’article 7.1 la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives, de l’article L. 212-1 du code de la consommation et de l’article 910-4 du code de procédure civile. Elle évince le principe pourtant méconnu par la demanderesse de la concentration temporelle des prétentions de l’article précité pour reprocher aux juges du fond de ne pas avoir statué au fond sur le caractère abusif des clauses qui leur étaient soumises : « en statuant ainsi, sans examiner d’office le caractère abusif des clauses invoquées au regard des éléments de droit et de fait dont elle disposait, la cour d’appel a violé les textes susvisés ». Particulièrement exhaustive, la réponse de la Cour s’appuie cependant, pour l’essentiel, sur la jurisprudence européenne qui, après avoir consacré l’obligation (et non plus la faculté) du juge interne de relever d’office les clauses abusives (v. §13, CJCE, 4 juin 2009, Pannon, aff. C-243/08), est venue préciser, dans un arrêt en la circonstance décisif, la hiérarchie à opérer entre l’impératif de protection des consommateurs et les exigences procédurales (v. §14, CJUE, 4 juin 2020, aff. C-495/19, Kancelaria Médius). Dans ce dernier arrêt, la Cour de justice de l’Union européenne a en effet affirmé que l’examen d’office des clauses abusives doit conduire à prendre « les mesures d’instruction nécessaires, en laissant au besoin inappliquées toutes dispositions ou jurisprudences nationales qui s’opposent à un tel examen ». Dans cette perspective, paralyser les règles de droit national ayant pour effet d’amoindrir la protection du consommateur contre l’abus s’impose aux juridictions internes. Et la Cour de cassation d’en déduire que l’article 910-4 du code de procédure civile appartient à l’une de ces dispositions « qui s’opposent à un tel examen » dès lors que son application conduit à priver le plaideur du bénéfice de la protection de l’article L. 212-1 du code de la consommation en cause d’appel. Ce texte de procédure civile interne justifiait donc d’être écarté. Or la question de savoir si l’exigence procédurale de l’article 910-4 devait céder face à celle de protection contre les clauses abusives se posait dans les prétoires, et le présent arrêt apporte la clarification attendue : malgré le pouvoir donné au juge par l’article 910-4 de relever d’office le non-respect du principe de concentration des moyens, son obligation d’y procéder en cas d’abus des clauses litigieuses (depuis l’arrêt Pannon, préc.) prime. À l’avenir, les avocats sauront qu’ils peuvent donc solliciter l’annulation de clauses dénoncées comme abusives même lorsqu’ils n’auront pas formalisé une telle demande dans leur premier jeu de conclusions en cause d’appel.

D’évidence, cet arrêt marque l’influence de la jurisprudence européenne dont la politique juridique poursuivie en faveur du consommateur manifeste la volonté des juges d’accroître et de renforcer sa protection. Récemment étendu à l’ensemble des dispositions protectrices de cette partie faible au contrat (CJUE, 5 mars 2020, aff. C-679/18), le relevé d’office des clauses abusives dont la portée générale est ainsi désormais consacrée prend les traits d’une obligation renforcée, à la fois dans son contenu et dans son champ d’application, qui s’impose au juge interne avec une rigueur croissante et techniquement complexe. En ce sens, procédant régulièrement au rappel de son caractère obligatoire (v. récemment, Civ. 2e, 14 oct. 2021, n° 19-11.758), la Cour de cassation apporte ici également, sous l’angle procédural, une clarification de ce contrôle des clauses abusives qui restait à combiner au principe de concentration des prétentions. Aussi bien son interprétation du dispositif consumériste de protection contre l’abus complète-t-elle celle, régulièrement adressée aux juges internes par la Cour de justice, saisie de nombreux renvois préjudiciels visant à dissiper le flou continuant d’entourer la teneur exacte du dispositif originellement issu de la directive 93/13/CEE (v. récemment, CJUE, 21 déc. 2021, aff. C-243/20). Le primat ici conféré au relevé d’office des clauses abusives, et la paralysie subséquente de la concentration temporelle des prétentions, trouve ainsi sa cause véritable dans la valeur suprême conférée à la protection des consommateurs contre l’abus et dans l’interprétation donnée, en leur faveur, au droit des clauses abusives tant par les juges européens que par les juges nationaux.

Ne cessant de croître, la portée conférée à cette exigence de protection pourrait alors, dans un avenir plus ou moins proche, être également étendue à l’article 1171 du code civil de droit commun dont on sait désormais que l’application est réservée aux cas non prévus par les textes du code de la consommation ou à ceux du code de commerce en matière de pratiques restrictives de concurrence (Com. 26 janv. 2022, n° 20-16.782). Ou l’extension du domaine de la lutte…contre l’abus, d’où qu’il vienne.

Références : 

■ CJCE, 4 juin 2009, Pannon, aff. C-243/08D. 2009. 2312, note G. Poissonnier ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero ; ibid. 790, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; Rev. prat. rec. 2020. 17, chron. A. Raynouard ; RTD civ. 2009. 684, obs. P. Remy-Corlay ; RTD com. 2009. 794, obs. D. Legeais

■ CJUE, 4 juin 2020, Kancelaria Médius , aff. C-495/19D. 2020. 1228 ; Rev. prat. rec. 2020. 35, chron. K. De La Asuncion Planes

■ CJUE, 5 mars 2020, aff. C-679/18D. 2020. 537 ; ibid. 2021. 594, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; Rev. prat. rec. 2020. 29, chron. V. Valette-Ercole ; ibid. 35, chron. K. De La Asuncion Planes

■ Civ. 2e, 14 oct. 2021, n° 19-11.758D. 2021. 1920 ; ibid. 2022. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki

■ CJUE, 21 déc. 2021, aff. C-243/20D. 2022. 5

■ Com. 26 janv. 2022, n° 20-16.782DAE 22 févr. 2022, note Merryl HervieuD. 2022. 214

 

Auteur :Merryl Hervieu


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