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[ 29 octobre 2021 ] Imprimer

Droit pénal général

Clip de rap « Gilets Jaunes » & incitation à la discrimination : le sens et la portée des mots et des images

En ne recherchant pas si les photographies de personnalité juives jetées dans un brasier évocateur des fours crématoires, ainsi que les nombreuses références aux clichés antisémites figurant dans le clip ne visaient pas la communauté juive dans son ensemble, la cour d’appel de Paris, qui avait relaxé le prévenu des chefs d’injure publique, diffamation publique et provocation publique à la haine, n’a pas justifié sa décision au regard des dispositions de l’article 593 du Code de procédure pénale. 

Crim. 5 oct. 2021, n° 20-87.163

Six associations de lutte contre l’antisémitisme avaient fait citer l’essayiste d’extrême droite, Alain Soral, devant le tribunal correctionnel pour provocation à la discrimination raciale, diffamation et injures publiques raciales, à la suite de la publication, le 21 janvier 2019, sur le site internet Égalité et Réconciliation, du clip musical du groupe « Rude Goy Bit » intitulé « Gilets Jaunes ».

Publié par Alain Soral, ce clip qualifie à plusieurs reprises de « parasites » diverses personnalités notoirement juives, ainsi que le CRIF (Conseil représentatif des Institutions Juives de France), la chaîne de télévision israélienne i24 News et la banque Rothschild, tout en mettant en scène un brasier évocateur des fours crématoires utilisés par les nazis dans lequel sont jetés les portraits de ces personnalités et logos de ces institutions. 

En première instance, le prévenu fut condamné mais, dans un arrêt rendu le 17 décembre 2020, la cour d’appel de Paris le relaxait et déboutait les parties civiles de l’ensemble de leurs demandes au motif que le film avait pour objet de dénoncer l’influence du monde de la finance sur la politique menée par le Président de la République, avec la complicité d’une partie de la presse, et ne visait pas la communauté juive dans son ensemble. Les juges du fond expliquaient que si la banque Rothschild était mise en cause à plusieurs reprises dans le clip, c’était en raison du fait qu’elle avait été l’employeur du Président de la République. Selon eux, il n’est pas étonnant de voir le logo de cette banque jeté dans un braséro, lequel est un symbole des Gilets jaunes. En outre, les portraits jetés au bûcher ne visaient pas seulement des personnalités juives (Messieurs Attali, Levy et Drahi) mais également des personnalités non juives (tels Messieurs Pompidou et Giscard d’Estaing), de sorte qu’ils s’expliquent par l’opposition que les premiers ont manifestée face au mouvement des gilets jaunes, l’apparition du logo de la chaîne israélienne i24 étant également justifiée par le soutien apporté à son fondateur, M. Drahi, à la politique gouvernementale. 

Pour la cour d’appel finalement, « les propos poursuivis ne visent pas la communauté juive dans son ensemble, laquelle ne peut être assimilée au monde de la finance et des médias ». Par conséquent, les juges ont considéré que l’infraction prévue à l’alinéa 7 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 n’était donc pas caractérisée. 

La question qui se posait devant la chambre criminelle était de savoir si ce clip de rap, par ses images et ses propos, ciblait ou non la communauté juive en incitant à la discrimination, la haine et la violence à son égard au sens de l’alinéa 7 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881. 

Cet article incrimine la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raisons de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Il s’agit d’un délit dont la peine prévue est un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. 

Cette infraction se différencie de l’injure prévue à l’article 33 de la loi de 1881 en ce que l’auteur ne cherche pas à blesser la ou les personnes qu’il vise. Son objectif est non seulement de convaincre les témoins de ses propos, mais aussi et surtout de les inciter à agir. Les propos doivent donc avoir été prononcés dans des termes et dans un contexte qui impliquent la volonté de leur auteur de convaincre et inciter à la discrimination, la haine ou la violence envers une personne ou un groupe de personnes.

Mais si les dispositions de l’alinéa 7 de l’article 24 de la loi de 1881 doivent s’interpréter strictement, elles n’impliquent pas que les comportements discriminatoires, les manifestations de haine ou les attitudes violentes soient précisément définis dans le discours ou les documents litigieux. La provocation peut en effet être directe ou indirecte (J.-Y. Lassale, Rép. pén., v° Provocation, n° 84 s.). 

C’est la raison pour laquelle, la Cour de cassation exerce un contrôle exigeant sur le sens des affirmations litigieuses : pour que cette infraction soit constituée, il faut que ce qui a été dit ou écrit puisse être compris comme une incitation manifeste, une instigation, une exhortation à des sentiments discriminatoires (Crim. 8 nov. 2011, n° 09-88.007). La simple dérision d’une religion ou des opinions défavorables à l’immigration ne suffisent pas à caractériser le délit.

Dans un arrêt récent, rendu au visa des articles 24, alinéa 7, et 33, alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881, la Chambre criminelle avait rappelé que les délits de provocation et d’injure prévus et réprimés par ces textes sont caractérisés si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés sont tenus à l’égard d'une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Elle avait cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel qui avait confirmé le jugement de relaxe, alors que les propos litigieux, qui seuls permettaient la détermination du groupe visé, désignaient, à travers les références constituées par la représentation symbolique de la République, le drapeau français et l’hymne national, des personnes appartenant à la nation française (Crim. 28 févr. 2017, n° 16-80.522).

Dans cette affaire, c’était d’ailleurs l’un des principaux arguments soulevés par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) dans son mémoire. Pour le MRAP, « le sens et la portée des propos incriminés doivent être appréciés en tenant compte d’éléments intrinsèques et extrinsèques au support de ces propos, à savoir tant du contenu même des propos que du contexte dans lequel ils s’inscrivent ». 

D’une part, le clip litigieux qualifiait à plusieurs reprises diverses personnalités notoirement juives, le CRIF, la chaîne de télévision israélienne i24 News et la banque Rothschild de « parasites », terme faisant référence aux insectes et bactéries qui prolifèrent et dont il convient de se débarrasser, et injure historiquement antisémite puisque, entre 1941 et 1945, les nazis qualifiaient les juifs de parasites à éradiquer. 

D’autre part, le MRAP soulignait que le nom du groupe auteur du rap litigieux, « Rude Goy Bit », opposait clairement les juifs et non-juifs. 

Enfin, pour les parties civiles, les images qui mettaient en scène des autodafés de portraits de ces personnalités et logos de ces institutions renvoyaient directement à l’extermination des juifs au sein des fours crématoires. 

Cette analyse a finalement convaincu la chambre criminelle tant sur le sens que sur la portée des propos incriminés. 

Au visa de l’article 593 du Code de procédure pénale selon lequel « tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties. L’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence », la chambre criminelle a considéré que la cour d’appel n’avait pas justifié sa décision. 

Sur le sens et la portée des propos en premier lieu, les juges n’ont pas répondu au mémoire du MRAP qui soulignait d’une part, que le pseudonyme du groupe auteur du rap litigieux « Rude Goy Bit », traduisait l’opposition faite entre juifs et non-juifs et d’autre part, que l’emploi du terme « parasite » pour qualifier certains membres de la communauté juive renvoyait au vocabulaire utilisé par les nazis pour désigner les juifs. 

Sur le sens et la portée des images en second lieu, les juges n’ont pas recherché si les photographies de personnalités juives jetées dans un brasiers évocateurs des fours crématoires utilisés par les nazis pour exterminer les juifs, ainsi que les nombreuses références aux clichés antisémites figurant dans le texte et les images, telles la mise en cause de la banque Rothschild à l’exclusion de tout autre établissement et la mention de la seule chaîne israélienne i24, ne visaient pas la communauté juive dans son ensemble, et si les personnalités non juives également concernées par cet autodafé n’étaient pas présentées comme manipulées par ladite communauté.

Ainsi, la Cour de cassation casse et annule la décision et renvoie les parties devant la cour d’appel de Paris autrement composée qui devra, cette fois-ci, véritablement se prononcer sur le sens et la portée des affirmations litigieuses.

Références

■ Crim. 8 nov. 2011, n° 09-88.007 P : D. 2011. 2870 ; ibid. 2012. 765, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2012. 16; RSC 2012. 175, obs. J. Francillon

■ Crim. 28 févr. 2017, n° 16-80.522 P : DAE 29 mars 2017 ;  D. actu., 21 mars 2017, obs. S. Lavric ; D. 2017. 904, note D. Roets ; JA 2017, n° 558, p. 9, obs. S. Zouag ; Légipresse 2017. 183

 

Auteur :Laura Pignatel


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