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[ 25 mars 2022 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Conducteur victime d’un accident de la circulation : retour sur la notion et l’appréciation de sa faute causale

Lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l'indemnisation des dommages qu'il a subis, sauf s'il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice. Il appartient alors au juge d'apprécier souverainement si cette faute a pour effet de limiter l'indemnisation ou de l'exclure, en faisant abstraction du comportement de l'autre conducteur. Ne méconnaît pas les exigences de l'article 4 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 une cour d'appel qui, afin de déterminer la position du véhicule du conducteur qui sollicite la réparation de ses préjudices, prend en considération celle de l'autre véhicule impliqué dans l'accident.

Civ. 2e, 10 févr. 2022, n° 20-18.547

Un accident de la circulation s'est produit à l'intersection d'une route départementale et d’un chemin rural : alors que le conducteur d’une voiture quittait un chemin de terre pour emprunter par la droite la route départementale située à proximité, il entra en collision avec un moto-cross. Son conducteur demanda à l’automobiliste réparation de son dommage corporel. En première instance, le tribunal le débouta de sa demande après l’avoir jugé responsable de plusieurs fautes de conduite considérées, par leur conjonction, comme la cause exclusive de l'accident : le non-respect de la priorité détenue, en la circonstance, par le conducteur de la voiture ; le port d’un casque non attaché ; son positionnement au milieu de la chaussée, le privant de la possibilité d’apercevoir à temps la survenance d’un autre véhicule. Sur la base des mêmes fautes, la cour d’appel opta pour une simple limitation de son droit à indemnisation. Devant la Cour de cassation, le conducteur victime rappela que lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l'indemnisation des dommages qu'il a subis, sauf s'il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice et qu'en présence d'une telle faute, il appartient seulement au juge d'apprécier si celle-ci a pour effet de limiter ou d'exclure l'indemnisation des dommages que ce conducteur a subis, en faisant abstraction du comportement des autres conducteurs. Eu égard à ce dernier principe d’appréciation, il reprochait à la cour d’appel d’avoir caractérisé sa faute de positionnement en considération de la position, quant à elle jugée conforme, de l’autre véhicule impliqué dans l’accident. La Cour de cassation rejette son pourvoi : après avoir relevé que d'après les photographies prises par les services de gendarmerie, la largeur du chemin permettait aux véhicules de se croiser et que le véhicule automobile, une fois immobilisé, était serré sur la droite de la route qu'il empruntait, l'arrêt a énoncé que dans son audition, son conducteur a indiqué que lors du virage il était « collé au maximum » sur sa droite et qu'il n'avait pas déplacé son véhicule après l'accident. L'arrêt en a alors déduit que le conducteur du moto-cross circulait au milieu de la chaussée de sorte qu'il a vu arriver trop tard le véhicule, qu'il a heurté, le choc le projetant dans le fossé. De ces constatations et énonciations procédant de son pouvoir souverain d'appréciation de la valeur et de la portée des éléments de fait et de preuve produits aux débats, la cour d'appel, faisant abstraction du comportement du conducteur de l’automobile et ne considérant la position de son véhicule qu'afin de déterminer celle de la motocyclette, a exactement retenu que le conducteur de ce véhicule avait commis une faute de nature à réduire son droit à réparation.

■ Une faute quelconque en relation de causalité avec le dommage - Victime d'un accident dans lequel sont impliqués un ou plusieurs autres véhicules, l’un des conducteurs est en droit de réclamer à l’autre (ou aux autres) réparation de son dommage. Défendeur à cette action, le coauteur de l’accident peut faire obstacle au principe ou à l’étendue de cette demande en invoquant la faute du demandeur. En effet, en vertu de l'article 4 de la loi de 1985, « la faute commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages qu’il a subis » (v. par ex. Civ. 2e, 22 nov. 2012, n° 11-25.489 ; Crim. 24 févr. 2015, n° 14-82.350). Aussi bien, si l'indemnisation de la victime conductrice ou de ses ayants droit doit être intégrale dans l’hypothèse où les causes de l'accident demeurent inconnues (Civ. 2e, 14 juin 2007, n° 06-15.620), lorsqu’il ressort de constatations objectives certaines telles que celles relevées en l’espèce, comme souvent relatées dans un procès-verbal de gendarmerie, qu’une faute a été commise par le conducteur victime, ce dernier peut voir son indemnisation réduite voire exclue. Révélatrice du régime nettement moins favorable des conducteurs victimes que celui prévu au profit des victimes non conductrices, cette règle s'applique à tous les conducteurs, quel que soit leur âge ou leur situation personnelle, et leur est opposable en cas de faute quelconque, généralement caractérisée, comme en l’espèce, par une violation des dispositions du code de la route. Comme le rappelle également la décision rapportée, la faute du conducteur victime s’apprécie au regard de son rôle causal dans la survenance du dommage. Cette règle rappelle l’évolution de la jurisprudence sur ce point essentiel. En effet, sans doute influencée par la rédaction de l’article 3 de la loi, exigeant que la faute inexcusable de la victime non conductrice soit la cause exclusive « de l’accident » pour être exonératoire, la jurisprudence a pu être tentée de subordonner l’effet exonératoire de la faute du conducteur victime à l’existence d’un lien de causalité de sa faute avec l’accident, mais cette tendance est totalement écartée depuis un arrêt rendu en chambre mixte le 28 mars 1997 (Cass., ch. mixte, 28 mars 1997, n  93-11.078). Depuis lors, il est de jurisprudence constante que le lien de causalité doit s’apprécier par rapport au dommage subi par le conducteur victime, et non par rapport à l’accident. Les juges du fond qui persistent à prendre en compte, comme l’avaient fait ici les premiers juges, les incidences de la faute sur la réalisation de l’accident sont systématiquement censurés (v. not. Civ. 2e, 18 mars 1998, n° 93-19.841). La précision est d’importance car il est fréquent que la faute du conducteur victime ait une incidence sur son dommage sans avoir eu le moindre rôle dans la survenance dans l’accident ; ainsi, en l’espèce, le port du casque non attaché n’est en rien lié à la genèse de l’accident, mais explique très probablement l’ampleur du préjudice corporel subi par le demandeur.

■ Faute élusive et faute limitative d’indemnisation : la recherche d’un critère de distinction - Une fois établis la faute du conducteur victime et son rôle causal dans la réalisation du dommage, le juge devra déterminer son incidence sur son droit à indemnisation. Il lui faudra, comme le rappelle l’arrêt rapporté, apprécier souverainement si sa faute est de nature à exclure ou simplement à limiter l’indemnisation de la victime conductrice. En d’autres termes, la Cour de cassation procède par simple renvoi au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond sur l’incidence de la faute de la victime conductrice. Or, il n’en a pas toujours été ainsi, la jurisprudence ayant pu se montrer autrement plus rigoureuse, par le critère longtemps requis d’une faute causale exclusive. La Cour de cassation avait en effet érigé en critère de distinction des fautes élusive et limitative d’indemnisation l’exclusivité de la relation causale de la faute avec le dommage (ou l’accident). La faute du conducteur victime excluait donc son indemnisation lorsqu’elle était la cause exclusive du dommage (Civ. 2e, 5 déc. 1985, n° 84-15.477 ; Civ. 2e, 14 janv.1987, n° 85-14.655), la diminuant seulement dans le cas contraire. Cherchant à préciser ce critère, la Haute cour décida ensuite que la faute du conducteur victime ne pouvait être considérée comme la cause exclusive du dommage qu’en l’absence de faute du conducteur défendeur (Civ. 2e, 29 janv. 1986, n° 84-15.095 ; Civ. 2e, 11 oct.1989, n° 88-16-423 ; Civ. 2e, 22 janv.1992, n° 90-18.393) ; ainsi lorsque le conducteur victime avait commis une faute, mais que le défendeur n'en avait commis aucune, la victime devait être privée de toute indemnisation (Civ. 2e, 24 nov. 1993, n° 92-12.350). Cette approche centrée sur l’exclusivité de la faute causale du conducteur victime se confirma, puis s’amplifia au point que la deuxième chambre civile en vint même à juger que le conducteur fautif était purement et simplement irrecevable à agir à contre un conducteur non fautif (Civ. 2e, 2 nov.1994, n° 92-20.993), avant que la chambre criminelle décidât, dans un arrêt remarqué rendu à rebours de cette évolution vivement contestée en doctrine, que « chaque conducteur, même non fautif, est tenu d'indemniser l'autre, sauf limitation ou exclusion de cette indemnisation par suite de la faute commise par ce dernier » (Crim. 22 mai 1996, n° 94-85.607). Le conflit a finalement été réglé en chambre mixte le 28 mars 1997 (préc.), dans le sens retenu par la chambre criminelle et aux termes d’un attendu de principe ici reproduit : « lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l'indemnisation des dommages qu'il a subis, sauf s'il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice ; il appartient alors au juge d'apprécier souverainement si cette faute a pour effet de limiter l'indemnisation ou de l'exclure ». La deuxième chambre civile reprit rapidement la solution (Civ. 2e, 15 janv. 1997, n° 95-15.506), depuis lors acquise : non seulement l’absence de faute du coauteur de l’accident ne prive pas le conducteur victime du droit d’agir contre lui, mais elle ne le prive pas davantage du droit à l’indemnisation de son préjudice. Ainsi le critère de la « cause exclusive » se voit-il désormais mis à l’écart : quoique souverains dans leur appréciation, les juges du fond ne peuvent plus priver d’indemnisation le demandeur au seul motif que le défendeur n’a pas commis de faute et donc que la faute de la victime conductrice est la seule cause fautive de son dommage ; la mesure dans laquelle le droit à indemnisation du conducteur victime doit se trouver affecté par sa faute dépend donc, désormais, du seul degré d’implication de cette faute dans la survenance de son dommage. 

■ Faute élusive et faute limitative d’indemnisation : les critères d’appréciation - Désormais regardée sous l’angle de sa contribution à la réalisation de son propre dommage, la faute de la victime conductrice s’apprécie donc à la seule mesure de son rôle causal dans la survenance du dommage : les juges du fond apprécient souverainement si la faute causale de la victime conductrice doit avoir pour effet d’exclure ou de limiter son indemnisation. En renvoyant ainsi au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond sur l’incidence de la faute commise, la Cour de cassation se refuse donc à poser un critère prédéfini de distinction entre faute élusive et faute limitative d’indemnisation. Toutefois, en conséquence de l’évolution rapportée interdisant au juge de s’arrêter à la circonstance que l’autre conducteur n’a pas commis de faute, il est au moins acquis que la faute causale de la victime doit s’apprécier « abstraction faite du comportement de l'autre conducteur » (v. parmi beaucoup d’autres, Civ. 2e, 3 oct. 2013, n° 12-24.758 ; Civ. 2e, 12 juin 2014, n° 13-19.576 ; Civ. 2e, 21 nov.2019, n° 18-20.751). Comme en témoigne le présent arrêt, cette indifférence est toutefois relative : la prise en considération du comportement du coauteur de l’accident est admissible dès lors que le juge justifie par ailleurs sa décision par une appréciation de la faute de la victime et ne fait pas dépendre, comme jadis, le principe ou l’étendue de son indemnisation de la seule absence de faute de l’autre conducteur (v. Ass. plén. 6 avr. 2007, n° 05-15.950 et 05-81.350). C’est ainsi que les juges procédèrent en l’espèce, ayant tenu compte du comportement du défendeur (son positionnement sur la chaussée) à titre d’élément d’appréciation (parmi d’autres) de l’incidence de la faute de la victime. La Cour de cassation souligne volontairement cette nuance d’appréciation : contrairement à ce que soutenait le demandeur au pourvoi, le comportement non fautif du défendeur n’a pas été déterminant de la décision d’appel de limiter son indemnisation, les juges du fond ayant seulement pris en compte la position de sa voiture pour déterminer celle du véhicule de la victime, laquelle a révélé sa faute de conduite et la contribution de cette faute à la réalisation de son dommage. Or précise la Cour, une telle appréciation ne revenait pas à subordonner l’étendue de son indemnisation à l’absence de faute du coauteur de l’accident. Dit autrement, le positionnement du défendeur était un simple élément d’appréciation de l’incidence de la faute du demandeur.

De façon générale, les juges du fond apprécient souverainement le rôle causal de la faute dans la réalisation du dommage en fonction de son degré de gravité, qui serait le nouveau critère de distinction retenu (Civ. 2e, 17 mars 2011, n° 10-16.197). Comme dans l’espèce rapportée, la limitation de l'indemnisation a pu être retenue à l'encontre d'un motocycliste victime d’un préjudice corporel faute de ne pas avoir tenu « sa droite » sur une route de campagne (Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-22.000 ; comp. pour une exclusion de l’indemnisation, Crim. 10 janv. 2001, n° 00-82.422).

Références :

■ Civ. 2e, 22 nov. 2012, n° 11-25.489 : D. 2012. 2802 ; ibid. 2013. 599, chron. O.-L. Bouvier, H. Adida-Canac, L. Leroy-Gissinger, F. Renault-Malignac et R. Salomon

■ Crim. 24 févr. 2015, n° 14-82.350 : DAE, 27 mai 2015AJ pénal 2015. 376, obs. J.-B. Perrier

■ Civ. 2e, 14 juin 2007, n° 06-15.620

■ Cass., ch. mixte, 28 mars 1997, n  93-11.078 : D. 1997. 294, note H. Groutel ; ibid. 291, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 1997. 681, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 18 mars 1998, n° 93-19.841

■ Civ. 2e, 5 déc. 1985, n° 84-15.477

■ Civ. 2e, 14 janv.1987, n° 85-14.655

■ Civ. 2e, 29 janv. 1986, n° 84-15.095

■ Civ. 2e, 11 oct.1989, n° 88-16-423 : RTD civ. 1990. 97, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 22 janv.1992, n° 90-18.393

■ Civ. 2e, 24 nov. 1993, n° 92-12.350 : RTD civ. 1994. 367, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 2 nov.1994, n° 92-20.993

■ Crim. 22 mai 1996, n° 94-85.607 : D. 1997. 138, note F. Chabas ; ibid. 18, chron. H. Groutel ; RTD civ. 1997. 153, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 15 janv. 1997, n° 95-15.506

■ Civ. 2e, 3 oct. 2013, n° 12-24.758

■ Civ. 2e, 12 juin 2014, n° 13-19.576

■ Civ. 2e, 21 nov. 2019, n° 18-20.751

■ Ass. plén. 6 avr. 2007, n° 05-15.950 et 05-81.350 D. 2007. 1839, note H. Groutel ; ibid. 1199, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2007. 789, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 17 mars 2011, n° 10-16.197 

■ Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-22.000

■ Crim. 10 janv. 2001, n° 00-82.422 : D. 2001. 982

 

Auteur :Merryl Hervieu

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