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[ 15 mars 2022 ] Imprimer

Introduction au droit

Conflit de lois dans le temps : une résolution à toute allure

Malgré l’application du principe de survie de la loi ancienne aux effets futurs du contrat, le retour à l’application immédiate de la loi nouvelle s’impose concernant les « effets légaux » d’un bail d’habitation même conclu antérieurement à son entrée en vigueur.

Civ. 3e, 9 févr. 2022, n° 21-10.388

Par le présent arrêt, la Cour de cassation revient sur la question complexe de l’application de la loi dans le temps. À l’occasion de l’examen d'une disposition de la loi du 24 mars 2014 dite loi ALUR, relative au congé pour reprise des baux d’habitation (L. n° 2014-366, art. 5, 5, b), elle rappelle le double jeu des exceptions apportées, en matière contractuelle, au principe d’application immédiate de la loi nouvelle. 

Au cas d’espèce, un bail d’habitation est conclu en 2013. En 2015, le bailleur lui délivre congé aux fins de reprise au bénéfice de son fils. Le preneur conteste cette décision et assigne le bailleur, sur le fondement de la loi précitée, aux fins de voir déclarer ce congé non valide et de constater la poursuite du bail ; en effet, l'article 15, I, de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 relative au bail d’habitation, dans sa rédaction issue de la loi ALUR précitée, prévoit qu'en cas de contestation, le juge peut, même d'office, vérifier la réalité du congé et notamment, le déclarer non valide si la non-reconduction du bail n'apparaît pas justifiée par des éléments sérieux et légitimes. En l’espèce, la cour d’appel s’oppose à exercer ce pouvoir au motif que « si la loi du 24 mars 2014 a reconnu au juge le pouvoir de contrôler a priori la réalité et le sérieux du motif de congé invoqué, elle n'est pas applicable aux baux en cours à la date de son entrée en vigueur », tel que le bail litigieux du 23 octobre 2013. 

Cassée par la troisième chambre civile de la Cour de cassation, sa décision semblait pourtant conforme au principe de survie de la loi ancienne applicable, par dérogation au principe de l’application immédiate de la loi nouvelle, aux effets futurs et non achevés des contrats en cours lors de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Issu de la théorie des droits acquis au XIXe siècle, ce principe, selon lequel « les effets des contrats conclus antérieurement à une loi nouvelle, même s’ils continuent à se réaliser postérieurement à cette loi, demeurent régis par les dispositions sous l’empire desquelles ils ont été passés » (Civ. 3e, 3 juill. 1979, n° 77-15.552), est constant en jurisprudence. Justifié par le souci de ne pas déjouer les prévisions des parties au contrat, ayant logiquement tenu compte de la loi en vigueur à la date de sa conclusion, le principe de survie de la loi ancienne se fonde sur celui, fondateur de la théorie générale du contrat, de sa force obligatoire (v. Com. 15 juin 1962, GAJC, 5-8, rendu sur le fondement de l’ancien article 1134 C. civ., nouv. art. 1103). À l’effet de préserver la stabilité du contrat, la loi nouvelle ne s’applique donc pas, en principe, à ses effets futurs. Les juges du fond en avaient donc ici tiré la conclusion que la loi nouvelle du 24 mars 2014 n'était pas applicable à un congé délivré en application d’un bail conclu avant son entrée en vigueur, cette loi n’ayant pas, de surcroît, d’effet rétroactif (Civ. 3e, 19 déc. 2019, n° 18-20.854). C’était toutefois oublier que l’exception de la règle de la survie de la loi ancienne connaît elle-même des exceptions, dégagées notamment par le juge. Ce dernier peut en effet déroger à la survie de la loi ancienne, dans la mesure où cette règle ne repose sur aucune norme juridique précise. Ainsi, pour rendre à nouveau immédiatement applicable la loi nouvelle aux effets futurs et non encore produits d’un contrat conclu antérieurement, le juge requalifie parfois certains effets du contrat en « effets légaux » : ce sera le cas chaque fois que le juge estimera que le contenu du contrat est fixé de façon tellement impérative par la loi que le contrat échappe aux parties pour le rapprocher d’une situation légale. Pour soustraire ses effets futurs à la survie de la loi ancienne et les soumettre à la loi nouvelle, le juge emploie alors la notion d’« effets légaux du contrat », qui exprime l’idée d’assimilation d’une situation contractuelle à une situation purement légale. La liberté contractuelle ne pouvant s’exprimer que dans les limites de la loi impérative, le retour au principe d’application immédiate de la loi nouvelle s’impose alors à ces effets « légalisés » que Roubier justifiait jadis par la notion de « statut légal » du contrat auquel les parties devaient se soumettre sans pouvoir en modifier les modalités. 

Précisément, pour censurer la décision des juges du fond, la Cour de cassation emploie cette notion d’effets légaux du contrat pour juger, certes de manière implicite, que la faculté offerte au juge par la loi nouvelle de vérifier, même d’office, la réalité du motif du congé et de le déclarer, si celui-ci n’apparaît pas justifié, non valide, s’analyse comme un effet légal du bail d’habitation. Elle en déduit que « l'article 15, I, de la loi du 6 juillet 1989, dans sa rédaction issue de la loi du 24 mars 2014, est applicable à la contestation du congé délivré après l'entrée en vigueur de cette loi, même si le bail a été conclu antérieurement à celle-ci (v. déjà Civ. 3e, 23 nov. 2017, n° 16-20.475, à propos de l'article 15 III de cette même loi). 

Le retour ici opéré à l’application de la loi nouvelle profite au preneur dans un sens conforme aux vœux du législateur ayant multiplié les dispositions impératives en faveur de sa protection (que le bail soit civil ou commercial), ce qui justifie, en l’espèce, la qualification d’effet légal du contrat donnée au congé pour reprise. Il est toutefois à noter que concernant la seule question de l’application de la loi ALUR dans le temps, le juge n’hésite pas, en revanche, à s’affranchir des prévisions légales, ce que confirme la décision rapportée après un premier avis rendu par la Cour de cassation le 16 février 2015, à propos de l’article 24 de cette loi, permettant au juge d’accorder d’office un délai de paiement aux locataires allant jusqu’à trois ans (au lieu de deux). Dans cet avis (Cour de cassation, avis, 16 févr. 2015, n° 14-70.011), la Cour avait fi de l’article 14 de cette même loi, disposition transitoire prévoyant que « les contrats de location en cours à la date d'entrée en vigueur de la présente loi demeurent soumis aux dispositions qui leur étaient applicables ». Consacrant le principe de survie de la loi ancienne, cette disposition dresse toutefois une liste d’articles qui, par exception, sont immédiatement applicables aux baux en cours. Or l’article 24, de même que l’article 5, 5, b° en l’espèce appliqué, ne figurent pas dans cette liste. Toutefois, la Cour de cassation avait déclaré immédiatement applicable l’article 24, au motif que « la loi nouvelle régissant immédiatement les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées, il en résulte que l’article 24 (…), en ce qu’il donne au juge la faculté d’accorder un délai de trois ans ou plus au locataire en situation de régler sa dette locative, s’applique aux baux en cours à la date d’entrée en vigueur de la loi du 24 mars 2014 ». Selon la notice explicative de l’avis, la solution « trouve son fondement dans l’article 2 du code civil qui s’applique indépendamment de l’existence des dispositions transitoires prévues par l’article 14 de la loi ALUR, lesquelles ne visent que ce qui entre dans le champ contractuel du bail ». Or l’article 24 s’analyse « comme un effet légal du bail, s’agissant non pas d’un dispositif soumis à la liberté contractuelle des parties, mais d’un pouvoir accordé au juge par la loi ». D’évidence transposable à la disposition ici en cause, qui accorde au juge un pouvoir légal de contrôle des motifs du congé et d’ordonner, le cas échéant, la poursuite du bail, cette analyse revient à distinguer les effets contractuels du bail, seuls soumis à la disposition transitoire de l’article 14, de ses effets légaux, qui demeurent régis par les principes généraux de résolution des conflits de lois dont l’application immédiate de la loi nouvelle. 

Références : 

■ Civ. 3e, 3 juill. 1979, n° 77-15.552, P

■ Com. 15 juin 1962, P

■ Civ. 3e, 19 déc. 2019, n° 18-20.854 : DAE, 10 janv. 2020, note Merryl HervieuD. 2020. 11 ; ibid. 1148, obs. N. Damas ; ibid. 2021. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJDI 2020. 511, obs. N. Damas ; Rev. prat. rec. 2020. 31, chron. D. Gantschnig ; RTD civ. 2020. 91, obs. H. Barbier

■ Civ. 3e, 23 nov. 2017, n° 16-20.475 : DAE, 21 déc. 2017, note Merryl HervieuD. 2017. 2426 ; ibid. 2018. 1117, obs. N. Damas ; AJDI 2018. 281, obs. N. Damas

■ Cour de cassation, avis, 16 févr. 2015, n° 14-70.011 : D. 2015. 489 ; ibid. 1178, obs. N. Damas ; AJDI 2015. 608, obs. N. Damas ; RTD civ. 2015. 569, obs. P. Deumier

 

Auteur :Merryl Hervieu


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