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Droit de la responsabilité civile
Dommage corporel causé par un produit défectueux : quid en cas de conflit de normes relatives à la prescription ?
1. Les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux résultant d'une atteinte à la réputation causée par une atteinte à la personne ou à un bien autre que le produit défectueux lui-même, y compris par ricochet, sont couverts par le régime de responsabilité du fait des produits défectueux.
2. Les dispositions de l'article 189 bis, devenu L. 110-4, I, du Code de commerce, en ce qu'elles prévoient un délai de prescription de dix ans et non un délai butoir enserrant un délai de prescription, ne sont pas susceptibles de faire l'objet d'une interprétation conforme à l'article 11 de la directive 85/374/CEE en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, qui instaure un délai butoir enserrant le délai de prescription de l'article 10, de sorte que l'action en responsabilité contractuelle dirigée contre le fabricant d'un produit dont le caractère défectueux est invoqué et qui a été mis en circulation après l'expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d'entrée en vigueur de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 transposant cette directive, se prescrit selon les dispositions du droit interne, soit à compter de la réalisation du dommage ou de la date de sa révélation à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en a pas eu connaissance.
Civ. 1re, 25 mai 2023, n° 21-23.174 B
Par dérogation au droit commun, la responsabilité générée par un événement ayant entraîné un dommage corporel est soumise à des règles de prescription spéciales. Il s’agit d’une prescription décennale qui court à compter de la consolidation du dommage initial ou aggravé. Echappant également au droit commun, l’action en responsabilité consécutive à un dommage causé par un produit défectueux est encadrée par la directive 85/374/CEE dans un double délai : un délai décennal à compter de la mise en circulation du produit et un délai triennal à compter du jour où la victime a eu, ou aurait dû avoir connaissance de trois éléments cumulatifs : la nature du dommage, le défaut du produit et l’identité du producteur ou assimilé. Dès lors, la question de l’articulation de ces régimes spéciaux de prescription se pose lorsqu’un dommage corporel résulte du défaut de sécurité d’un produit. Leur coexistence soulève un conflit de normes dont la solution varie selon que le produit a été commercialisé antérieurement au 23 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la loi de transposition de la directive du 19 mai 1998, ou postérieurement. Concernant les produits commercialisés antérieurement au 23 mai 1998, la Cour de cassation avait déjà fait le choix d’appliquer à l’action en responsabilité délictuelle engagée par la victime les règles alors en vigueur, soit un délai décennal courant à compter de la date de consolidation du dommage. Dans l’arrêt rapporté, elle parachève cette jurisprudence en appliquant à l’action en responsabilité engagée par la victime le droit interne applicable avant la loi de transposition, soit le même délai de dix ans, courant cette fois à compter de réalisation du dommage, ou de sa révélation.
Le 5 juin 1991, la société Renault avait vendu un autocar à une société automobile. En janvier 1999, elle avait cédé à une société sa branche d'activités « autocars et autobus ». Le 24 juin 1999, l'autocar cédé huit ans auparavant avait été l’objet d’un accident de la circulation, entraînant le décès du chauffeur et des blessures aux passagers. Le 7 juin 2005, la société propriétaire de l’autocar et ses assureurs, faisant valoir que l'accident avait été causé par la rupture d'un élément constitutif des roues du véhicule, avaient assigné la société Renault, en sa qualité de fabricante d’un produit défectueux. Pour déclarer leurs demandes irrecevables, la cour d’appel retint que le point de départ du délai de prescription décennale de l'article L. 110-4 du Code de commerce court du jour de la livraison du bien, objet du contrat, et que l'autocar litigieux ayant été livré à son acquéreur au mois de juin 1991, le délai de prescription était expiré à la date de l'assignation, délivrée le 7 juin 2005.
Par un premier arrêt, la Cour de cassation avait cassé cette décision, reprochant aux juges du fond d’avoir ainsi fixé le point de départ du délai de prescription à la date de la vente. Jugeant les mêmes demandes irrecevables, la cour d’appel de renvoi énonça que l'article L. 110-4 du Code de commerce ne précisant pas le point de départ du délai qu'il fixe, ce dernier est susceptible, en ce qui concerne la responsabilité du fait des produits défectueux, d'être interprété à la lumière de l'article 11 de la directive et qu'en conséquence, il doit être fixé à la date de la mise en circulation de l'autocar, soit le 26 septembre 1990, en sorte que ce délai doit être regardé comme ayant expiré le 26 septembre 2000 et l'action engagée le 7 juin 2005 par la victime et son assureur comme prescrite. Au visa de l'article L. 110-4, I, du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, et des articles 10 et 11 de la directive 85/374/CEE, la Cour de cassation casse cette décision pour violation de la loi. Elle rappelle que selon le premier de ces textes, les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par dix ans, que selon le deuxième, l'action en réparation prévue par la directive se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur et que selon le troisième, les droits conférés à la victime en application de la directive s'éteignent à l'expiration d'un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le producteur a mis en circulation le produit qui a causé le dommage, à moins que durant cette période la victime n'ait engagé une procédure judiciaire contre celui-ci. Elle ajoute qu’il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne (CJCE 4 juill. 2006, Adeneler, aff. C-212/04 ; 15 avr. 2008, Impact, aff. C-268/06 ; 24 juin 2019, Poplawski, aff. C-573/17) que si le principe d'interprétation conforme requiert que les juridictions nationales fassent tout ce qui relève de leur compétence, en prenant en considération l'ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d'interprétation reconnues par celui-ci, aux fins de garantir la pleine effectivité de la directive en cause et d'aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci, l'obligation pour le juge national de se référer au contenu d'une directive lorsqu'il interprète et applique les règles pertinentes du droit interne trouve ses limites dans les principes généraux du droit et que cette obligation ne peut pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national. En effet, selon les juges européens, une directive non transposée à l’issue du délai imparti, comme ce fut le cas de la directive sur les produits défectueux, transposée près d’une décennie après le délai accordé, revêt un effet direct vertical mais non horizontal. Cela signifie que les particuliers peuvent s’en prévaloir dans leurs relations avec l’administration, mais non dans les relations entre personnes privées. Cette absence d’effet direct horizontal est toutefois nuancée par l’obligation faite au juge de se référer aux contenus des directives lorsqu’il interprète et applique les règles du droit national, cette obligation trouvant toutefois ses limites dans les principes de sécurité juridique et de non-rétroactivité qui prohibent une interprétation contra legem du droit national. Or le droit national antérieur à la transposition disposait que les dommages corporels se prescrivaient par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage. Ainsi, le juge national était dans l’impossibilité de concilier cette règle avec la prescription triennale prévue par la directive, sans aboutir à une interprétation contra legem. Ce qu’a pu confirmer la Cour de cassation en jugeant que les dispositions du droit interne n’étaient pas susceptibles de faire l’objet sur ce point d’une interprétation conforme au droit de l’Union.
C’est ce que rappelle ici la première chambre civile qui, par renvoi à sa propre jurisprudence rendue à propos de l'action en responsabilité extracontractuelle dirigée contre le fabricant d'un produit mis en circulation après l'expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d'entrée en vigueur de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 transposant cette directive. Les dispositions du droit interne, qui ne sont pas susceptibles de faire l'objet sur ce point d'une interprétation conforme au droit de l'Union, se prescrivent donc par dix ans à compter de la date de consolidation du dommage initial ou aggravé (Civ. 1re, 15 mai 2015, n° 14-13.151). Complétant sa jurisprudence, elle juge ici, à propos de l’action en responsabilité contractuelle engagée contre le fabricant, que les dispositions de l'article 189 bis, devenu L. 110-4, I, du Code de commerce, en ce qu'elles prévoient un délai de prescription et non un délai de forclusion, ne sont pas susceptibles de faire l'objet d'une interprétation conforme à l'article 11 de la directive, qui instaure un délai butoir distinct du délai de prescription de l'article 10, de sorte que l'action en responsabilité doit, en raison de cette distinction, rester soumise aux règles de prescription prévues par le droit interne pour les dommages corporels causés par des produits antérieurement au 23 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998. Partant, est applicable à cette action le délai décennal qui court, non pas à compter de la mise en circulation du produit comme le prévoit l’article 11 de la directive, mais à compter de la réalisation du dommage ou de la date de sa révélation à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en a pas eu connaissance (v. déjà, Civ. 1re, 9 juill. 2009, n° 08-10.820 ; Civ. 2e, 18 mai 2017, n° 16-17.754 ; Civ. 3e, 26 oct. 2022, n° 21-19.898).
Concernant l’étendue des dommages réparables, l’interprétation des juges du fond est cette fois approuvée par la Haute juridiction. Les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux résultant d'une atteinte à la réputation causée par une atteinte à la personne ou à un bien autre que le produit défectueux lui-même, y compris par ricochet, sont couverts par le régime de responsabilité du fait des produits défectueux. C'est donc à bon droit que la cour d'appel a admis d’indemniser les « préjudices moral, financier, commercial et d'image » que la société acheteuse avait subi à la suite de l'accident et de la gravité des dommages corporels qu'il avait provoqué. Bien que la directive lui laissât la possibilité d’être plus restrictif, le législateur a en effet adopté une définition très large du préjudice réparable (C. civ., art. 1245-1) : qu’il soit patrimonial ou extrapatrimonial, économique ou moral ou bien encore, qu’il soit direct ou indirect, il est indispensable mais suffisant que ce préjudice résulte d’une atteinte à la personne ou à un bien.
Références :
■ CJCE, gr. ch., 4 juill 2006, Adeneler, aff. C-212/04 : AJDA 2006. 2271, chron. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert ; D. 2006. 2209 ; Dr. soc. 2007. 94, note C. Vigneau.
■ CJCE, gr. ch., 15 avr. 2008, Impact, aff. C-268/06
■ CJUE, gr. ch., 24 juin 2019, Poplawski, aff. C-573/17 : AJDA 2019. 1641, chron. H. Cassagnabère, P. Bonneville, C. Gänser et S. Markarian ; D. 2019. 1339 ; RTD eur. 2020. 274, obs. L. Coutron ; ibid. 427, obs. M. Benlolo Carabot.
■ Civ. 1re, 15 mai 2015, n° 14-13.151 P : DAE, 22 juin 2015, note M. H .
■ Civ. 1re, 9 juill. 2009, n° 08-10.820 P : D. 2015. 1156 ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2015. 635, obs. P. Jourdain ; RTD eur. 2016. 374-23, obs. N. Rias.
■ Civ. 2e, 18 mai 2017, n° 16-17.754 P : D. 2017. 1120 ; RTD civ. 2017. 865, obs. H. Barbier.
■ Civ. 3e, 26 oct. 2022, n° 21-19.898 B : RTD com. 2023. 58, obs. B. Saintourens.
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