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[ 15 janvier 2021 ] Imprimer

Droit de la famille

Filiation incestueuse : une affaire de conception

Absolue, la prohibition de l’inceste en ligne collatérale n’empêche pas une sœur d’adopter par voie plénière les enfants de son frère décédé dès lors que ces derniers ne sont pas nés d’un inceste.

Civ. 1re, 16 déc. 2020, n° 19-22.101 P

Un tribunal sénégalais avait prononcé l'adoption plénière de trois enfants, dont le père était décédé, par la sœur de ce dernier, de nationalité française. Les trois adoptés étaient donc les neveux de l'adoptante. Celle-ci avait sollicité l’exéquatur du jugement d’adoption étranger, ce que la cour d’appel refusa, jugeant l’adoption plénière des enfants de son frère contraire aux articles 162 et 310-2 du Code civil et incompatible avec la conception française de l'ordre public international. 

Ainsi, selon les juges du fond, dans la mesure où une adoption plénière produit en droit français tous les effets d'une filiation, si le jugement devait être déclaré exécutoire sur le territoire français, ce qui ferait acquérir de plein droit aux adoptés la nationalité française et conduirait à établir à leur profit un acte de naissance sur les registres d’état civil français, leur situation serait équivalente à celle d'enfants issus d'une relation incestueuse, leur père étant le frère de la candidate à leur adoption. Cette situation prohibée par la loi française et contraire à l'ordre public matrimonial français comme international devait alors conduire la juridiction du second degré à s’opposer à l'exequatur du jugement d'adoption. 

La requérante forma un pourvoi en cassation, soutenant « que le droit interne français admettant l’adoption, par une tante, de ses neveux et nièces, dès lors qu’il ne s’agit pas d’enfants nés d’un inceste », ce qui était le cas en l’espèce, la tante n’étant pas la mère des enfants de son feu frère, « une telle adoption est conforme à l’ordre public international français ». 

La Cour de cassation lui donne raison ; elle censure la décision des juges du fond au visa des articles 47, e), de la Convention de coopération en matière judiciaire entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Sénégal signée le 29 mars 1974 ainsi que articles 310-2 et 162 du Code civil, dont elle rappelle les termes respectifs.

Selon le premier de ces textes, les décisions contentieuses et gracieuses rendues, notamment, en matière civile, par les juridictions siégeant sur le territoire de la République française et sur le territoire du Sénégal, sont reconnues de plein droit et ont l’autorité de la chose jugée sur le territoire de l’autre État, sous réserve que la décision ne contienne rien de contraire à l’ordre public de l’État où elle est invoquée. Autrement dit, le postulat était la reconnaissance sur le sol français du jugement étranger prononçant l’adoption plénière, par l’autorité reconnue par la loi interne elle-même de la chose jugée à l’étranger. Ceci posé, la réserve de l’ordre public devait dans cette affaire être, de toute évidence, considérée.

Aux termes du deuxième texte, poursuit la Cour, s'il existe entre les père et mère de l'enfant un des empêchements à mariage prévus par les articles 161 et 162 du Code civil pour cause de parenté, la filiation étant déjà établie à l'égard de l'un, il est interdit d'établir la filiation à l'égard de l'autre par quelque moyen que ce soit. En effet, l’article 310-2, relevant des dispositions générales concernant la filiation, procède par renvoi à deux articles relatifs aux empêchements à mariage : en ligne directe, le mariage est prohibé entre tous les ascendants et descendants (C. civ., art. 161), et il est pareillement exclu entre le frère et la sœur, de même qu’entre frères et entre sœurs (C. civ., art. 162)

Enfin, en vertu du troisième article visé (C. civ., art. 162), en ligne collatérale, le mariage est prohibé entre le frère et la sœur, entre frères et entre sœurs. 

Or précise la Cour, si ces textes interdisent l'établissement, par l'adoption, du double lien de filiation de l'enfant né d'un inceste absolu lorsque l'empêchement à mariage a pour cause la parenté, ils n'ont pas pour effet d'interdire l'adoption des neveux et nièces par leur tante ou leur oncle, dès lors que les adoptés ne sont pas, tels qu’en l’espèce, nés d'un inceste. Il se déduit, en effet, de l'article 348-5 du Code civil que l'adoption intra-familiale est possible en droit français.

Il résulte en conséquence de ce qui précède que l'adoption des neveux et nièces par leur tante n'est pas, en elle-même, contraire à l'ordre public international

Absolue entre ascendants et descendants et entre frères et sœurs, la prohibition du mariage incestueux peut seulement être levée, à titre dérogatoire, concernant l’alliance entre oncles ou tantes, neveux ou nièces, comme elle peut l’être aussi entre alliés lorsque la personne qui a créé l’alliance est décédée (C. civ., art. 164). Applicable au mariage, cette interdiction se prolonge naturellement en matière de filiation, leur corrélation étant, en droit français, acquise. Empêchement à mariage, l’inceste se présente également comme un obstacle à l’établissement de la filiation, du moins bilinéaire, de l’enfant né d’une telle relation : « S'il existe entre les père et mère de l'enfant un des empêchements à mariage prévus par les articles 161 et 162 pour cause de parenté, la filiation étant déjà établie à l'égard de l'un, il est interdit d'établir la filiation à l'égard de l'autre par quelque moyen que ce soit ». Ainsi, lorsque les procréateurs sont frère et sœur, seule l’une des deux parentés biologiques (maternelle ou paternelle) peut être dévoilée. Il a en effet paru préférable de priver l’enfant, dans son intérêt, de la reconnaissance de l’intégralité de sa filiation plutôt que d’officialiser l’inceste ayant permis sa conception. Pour occulter cette liaison inavouable mais féconde, on sacrifie ainsi la paternité ou la maternité : dès lors que l’une d’elles est rendue publique, l’autre doit nécessairement être gardée secrète. Cette dernière ne peut être établie « par quelque moyen que ce soit » (C. civ., art. 310-2): c’est ainsi que la Cour de cassation avait exclu l’adoption même simple de l’enfant né d’un frère et d’une sœur par le demi-frère de la mère de l’enfant, alors même que celle-ci aurait permis à l’enfant d’établir un lien à l’égard de ses deux parents sans rendre officielles les relations incestueuses qu’ils avaient entretenues, l’adoption simple ne créant aucune filiation biologique,  (Civ. 1re, 6 janv. 2004, n° 01-01.600). En l’espèce, elle admet au contraire l’adoption plénière par une sœur des enfants de son frère décédé, levant l’obstacle qui paraissait infranchissable de la lettre des textes susvisés, clairement prohibitifs et dont la méconnaissance est sanctionnée par la nullité absolue, à l’instar de l’inceste qu’ils condamnent. 

La première explication de cette admission pourrait être recherchée dans l’affaiblissement observé de l’interdiction de se marier faite aux alliés en ligne directe (C. civ., art. 161), selon laquelle nul ne peut convoler avec les ascendants ou les descendants d’un précédent conjoint, tous ceux donc qui furent autrefois ses beaux-parents, ses beaux-enfants, son parâtre, sa marâtre, ses gendres ou ses brus. Certes, l’interdiction n’est pas pleinement absolue puisqu’elle peut toujours être levée, par le Président de la République, « pour des causes graves », et « lorsque la personne qui a crée l’alliance est décédée » (C. civ., art. 164) : ainsi, lorsqu’une femme entend s’unir à son ancien beau-père, elle peut y être exceptionnellement autorisée à la condition, au demeurant essentielle, du décès de son précédent mari. Sous cette réserve, par ailleurs rarement retenue, aucune dérogation n’est envisageable. En cela, la prohibition revêt un caractère quasiment absolu. Pourtant, dans une décision du 13 septembre 2005 (n° 36536/02) la Cour de Strasbourg avait condamné les autorités britanniques sur le fondement de l’article 12 de la Convention européenne des droits de l'homme pour avoir porté une atteinte excessive à la liberté du mariage en s’opposant à l’union d’une femme qui, après avoir divorcé de son mari, avait souhaité se remarier avec son ancien beau-père. Alors même que son premier mari était encore vivant, l’empêchement à mariage résultant de ce lien d’alliance en ligne directe fut dans cette affaire, sur la base du principe de proportionnalité, remis en cause. Fut alors ensuite discutée, dans l’ordre interne français, la rigidité du texte de l’article 161 du Code civil dont on pouvait craindre l’incompatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme. Et la Cour de cassation de s’être ainsi alignée sur la position des juges européens, lorsqu’elle fut appelée sur cette question, pour admettre le remariage d’une femme, après qu’elle eut simplement divorcé, avec son ancien beau-père, après la mort duquel son fils, issu d’une précédente union, avait sollicité en vain l’invalidation du mariage ayant uni son défunt père à son ex-femme. Par un arrêt rendu le 4 décembre 2013 (n° 12-26.066, la Cour de cassation censura la décision des juges du fond ayant accueilli sa demande au motif que « le prononcé de la nullité (…) revêtait, à l’égard de (l’épouse), le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale ». Dans un communiqué, les magistrats de la Cour de cassation avaient néanmoins entendu circonscrire la portée de leur solution aux circonstances particulières de l’espèce, « le principe de la prohibition du mariage entre alliés n’étant pas remis en question ». La solution fut de surcroît rendue au visa de l’article 8, et non de l’article 12 qui aurait indéniablement donné à la décision une portée de principe, l’inscrivant dans la continuité de la jurisprudence de Strasbourg. En s’y refusant, la première chambre civile jugeait donc implicitement que la prohibition du mariage entre alliés en ligne directe resterait la règle. Et force est de constater que celle-ci demeure depuis inchangée. Il ne serait donc pas question, a fortiori, de tempérer la prohibition, radicalement absolue, des relations incestueuses entretenues par de proches parents. 

La justification de la solution doit donc être cherchée ailleurs. Sans se référer ici au principe de proportionnalité des intérêts en présence, l’analyse des juges de la Cour de cassation repose sur un critère unique, qu’elle juge seul constitutif d’une filiation incestueuse : la naissance de l’enfant conçu au mépris d’un inceste absolu. Or si l’on s’en tient à une lecture purement factuelle de la situation, il est vrai que les adoptés n’étaient pas nés d’un inceste consommé entre leur père et sa sœur. Partant, la règle selon laquelle l’enfant conçu au mépris d’un inceste absolu ne peut jamais être filialement rattaché, par principe, à ses deux parents, ne trouvait même pas à s’appliquer à l’espèce et comme le rappelle également la Cour, dès lors que les enfants ne sont pas nés d'un inceste, l'adoption des neveux et nièces par leur tante est admise en droit français et de surcroît, compatible avec l'ordre public international. Ainsi la Haute cour reproche-t-elle aux juges du fond d’avoir omis l’essentiel du fondement de la prohibition de l’inceste et de l’ensemble de ses déclinaisons : le caractère incestueux de la relation, justifiant qu’on interdise qu’elle donne lieu à un mariage ou à la reconnaissance d’un double lien de filiation lorsqu’un enfant en est issu.

Il n’en reste pas moins que ce critère tiré de la conception incestueuse de l’enfant ne permet pas de régler la question, soulevée par ce litige, de l’établissement de la filiation ultérieur à la naissance. En effet, durant cet intervalle, les circonstances ont pu évoluer. Les faits de l’espèce permettent de s’en convaincre : la requérante a souhaité et obtenu l’adoption plénière des enfants de son frère après le décès de son frère, circonstance imprévue et postérieure à la naissance des enfants sans laquelle elle n’aurait pas entendu devenir leur mère adoptive. Or selon la Cour, en l’absence d’inceste ayant présidé à la conception des enfants, leur adoption plénière par leur tante, devenant ainsi leur mère, ne contrevient pas à la prohibition de l’inceste. Pourtant, si compte tenu du critère qu’elle applique, la filiation n’était pas, en effet, initialement incestueuse, elle l’est ensuite devenue, par l’adoption plénière accordée à la tante. La filiation maternelle des enfants ainsi établie, conjuguée à celle de leur père, enfreint bien l’interdiction d’établir un double lien de filiation lorsque les parents de l’enfant sont eux-mêmes liés par un lien de parenté. Ainsi que les juges du fond l’avaient précisément relevé pour refuser de la prononcer, la décision d’exéquatur du jugement d’adoption devait conduire à retranscrire à l’état civil français les actes de naissance des enfants adoptés à l’étranger et à désigner un frère et une sœur comme leurs parents juridiques, l’un par voie biologique, l’autre par voie adoptive. Or selon la Cour, les enfants n’étant pas nés d’un inceste, cet argument était insuffisant pour rejeter la demande d’exequatur. Pourtant, les circonstances propres à l’espèce, en raison notamment de son contexte international et de la demande d’exequatur du jugement d’adoption plénière, révèlent l’insuffisance du critère exclusif érigé par la Cour tiré de la conception de l’enfant pour apprécier l’existence d’une filiation incestueuse. Si son analyse est pertinente lorsque la naissance de l’enfant et l’établissement de sa filiation s’inscrivent dans une unité de temps, elle ne l’est plus lorsque le temps écoulé entre la naissance de l’enfant et l’établissement de sa filiation, en particulier adoptive, a permis de renouveler la configuration familiale dont la conséquence ici ignorée revient à consacrer, par la voie de l’adoption demandée des années après la naissance des enfants, une filiation incestueuse. 

De surcroît, le risque est que cette décision, par une lecture hâtive, fragilise un interdit fondateur du droit de la famille et, plus largement, de l’ordre social, dont dépend le respect de cet interdit fondamental aux justifications diverses : biologiques, en ce qu’il vise à empêcher la consanguinité ; morales, dès lors que certains empêchements à mariage valent également entre les personnes sans lien de sang, alors même que celui existant entre cousins est toléré ; sociales, l’inceste constituerait une norme sociale combattant l’endogamie en imposant le mariage en dehors de la famille nucléaire, élargie voire périphérique, pour favoriser les alliances exogènes préférables à l’entre-soi marital propice au scandale et défavorable, sur un plan anthropologique, à la bonne évolution de l’espèce humaine. Il ne faudrait donc pas que l’intérêt de cette décision occulte celui de cet interdit qui, pour toutes les raisons qui précèdent, mérite d’être conservé avec vigueur et fermeté.

Références

■ Convention européenne des droits de l'homme 

Art. 8 « Droit au respect de la vie privée et familiale. 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

« 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

Art. 12 « Droit au mariage.  A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit. »

■ Civ. 1re, 6 janv. 2004, n° 01-01.600 P : D. 2004. 362, et les obs., concl. J. Sainte-Rose ; ibid. 365, note D. Vigneau ; ibid. 1419, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 2005. 1748, obs. F. Granet-Lambrechts ; AJ fam. 2004. 66, obs. F. B. ; RTD civ. 2004. 75, obs. J. Hauser

■ CEDH 13 sept. 2005,  B. et L. c/ Royaume-Uni, n° 36536/02 RTD civ. 2005. 735, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 758, obs. J. Hauser 

■ Civ. 4 déc. 2013, n° 12-26.066 P : DAE 6 déc. 2013 ; D. 2014. 179, obs. C. de la Cour, note F. Chénedé ; ibid. 153, point de vue H. Fulchiron ; ibid. 1342, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; ibid. 2017. 123, chron. V. Vigneau ; AJ fam. 2014. 124, obs. S. Thouret ; ibid. 2013. 663, point de vue F. Chénedé ; RTD civ. 2014. 88, obs. J. Hauser ; ibid. 307, obs. J.-P. Marguénaud

 

Auteur :Merryl Hervieu

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