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[ 16 janvier 2024 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Impartialité des magistrats de la Cour de cassation : la France est condamnée !

La Cour européenne des droits de l’homme condamne la France pour violation du droit à un procès équitable, par un tribunal impartial, en raison de la participation de trois magistrats de la Cour de cassation, dont les requérants soutiennent qu’ils étaient liés à la partie adverse, à l’examen de leur pourvoi en cassation. À l’origine d’un conflit d’intérêts, les relations professionnelles entretenues par les juges mis en cause avec une partie au procès ne sont pas compatibles avec les exigences d’équité requises par l’article 6 § 1 de la Conv. EDH.

CEDH 14 déc. 2023, Syndicat ntl des journalistes c./France, n° 41236/18

■ Exigence d’impartialité à l’égard des parties. — Si l’indépendance de la justice s’apprécie essentiellement par rapport au pouvoir politique (législatif et exécutif), l’impartialité des juges se mesure vis-à-vis des parties au procès. Il s’agit d’une garantie importante pour le justiciable, qui doit légitimement pouvoir espérer être jugé sans parti pris. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, l’impartialité de la justice peut être appréciée tant objectivement que subjectivement.

L’impartialité subjective impose que les magistrats ne manifestent aucun préjugé personnel. Il s’agit d’un principe ancien en droit français : comme le soulignait Guy Braibant, le principe d’impartialité n’est « que l’application d’un principe très général et très ancien, selon lequel nul ne peut être juge et partie dans la même cause » (concl. sur CE 2 mars 1973, Dlle Arbousset, n° 84740). Dans cette perspective, des procédures de « déport » existent, qui permettent à un magistrat ayant des liens personnels ou familiaux avec un avocat ou une partie de se désister d’une affaire dont il est saisi. Le déport, qui reste à l’initiative du magistrat, est complété par la procédure de récusation permettant aux parties de mettre en cause la partialité suspectée d’un juge. Mais la portée du principe d’impartialité a été renouvelée par la jurisprudence de la Cour européenne, selon laquelle l’impartialité doit aussi être objective : « l’appréciation objective (…) consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance » (CEDH 11 juin 2009, Dubus S.A. c/ France, n° 5242/04). C’est ce que l’on appelle, en reprenant une doctrine britannique datant de 1924, la théorie des apparences (Justice must not only be done ; it has to be seen to be done) : la justice doit non seulement être rendue de manière impartiale mais au-delà, elle doit être rendue selon des modalités qui donnent l’apparence de l’impartialité.

■ Prohibition du conflit d’intérêts. — Aux termes de l’article 7-1 du statut de la magistrature, le conflit d’intérêts vise « toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction ». Le lien entre le principe de son interdiction et l’exigence d’impartialité du magistrat va de soi : il s’agit donc de proscrire toute situation dans laquelle les intérêts personnels du juge sont en opposition avec ses devoirs, lesquels tendent justement à la protection des intérêts dont elle a la charge. Il doit être souligné que la seule apparence de cette situation est constitutive du conflit d’intérêts dont la variante pénale est notamment le délit de prise illégale d’intérêts (C. pén., art. 432-12).

Les magistrats doivent donc être extrêmement prudents dans leurs relations avec les tiers, qu’il s’agisse de personnes physiques ou de personnes morales. Cela renvoie inévitablement à leur vie privée mais aussi à l’exercice de leurs fonctions. À ce titre, ils doivent « toujours par exemple, veiller à ne pas participer à des conférences organisées par des sociétés juridiques qui se trouvent en procès devant leur juridiction » (Claude Mathon, magistrat, avocat général à la Cour de cassation, « Les conflits d’intérêts des magistrats », Focus sur, DAE, 18 avr. 2019, ici). Bien qu’elle prononce une condamnation, la décision rapportée témoigne d’une approche plus souple, en droit européen, du conflit d’intérêts des magistrats. La seule participation d’un juge à ce type d’événements ne suffit pas à constituer un conflit d’intérêts, qui suppose de réunir trois critères cumulatifs : la régularité, la proximité et le caractère rémunéré des relations professionnelles entretenues entre le juge et la partie au procès considérée.

■ Conséquences sur les relations professionnelles du juge avec une partie au procès. — En l’espèce, au moins deux des trois magistrats de la Cour de cassation mis en cause collaboraient régulièrement avec une société d’édition juridique qui était l’une des parties au litige qui leur était soumis, né d’une plainte déposée par trois syndicats, dont un syndicat de journalistes, pour entrave à son fonctionnement régulier. En fin de procédure, une formation de section de la chambre sociale de la Cour de cassation, composée de six conseillers jugea que le montant du bénéfice net devant être retenu pour le calcul de la réserve de participation ne pouvait être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l’action des syndicats était fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de la société. À la suite d’une révélation du Canard Enchaîné selon laquelle trois des six magistrats ayant siégé dans cette affaire étaient des collaborateurs réguliers de la société d’édition, assurant notamment des formations rémunérées pour des professionnels du droit, les requérants saisirent le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’une plainte à l’encontre de ces trois hauts magistrats. Le CSM estima notamment que la participation régulière et rémunérée des trois magistrats concernés aux formations organisées par la société constituait un lien d’intérêt entre eux et cette partie au procès, et que l’existence de ce lien avait pu créer un doute légitime quant à leur impartialité. Le CSM émit finalement l’avis que ces juges auraient dû se déporter dans l’affaire. Sur le fondement de l’article 6 § 1 de la Convention et de la jurisprudence antérieure rendue sur son fondement, la CEDH se rallie à son analyse. Si elle admet que la contribution des magistrats à la diffusion du droit, à l’occasion notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications, s’inscrit dans le cadre normal de leurs fonctions, elle considère qu’en l’espèce, les relations professionnelles de certains juges avec l’une des parties à la procédure étaient régulières, étroites et rémunérées, ce qui suffit à établir que ces juges auraient dû se déporter ainsi que l’avait estimé le Conseil supérieur de la magistrature. Observant que chacun des trois critères précités était rempli, elle juge que les relations professionnelles entretenues par les juges et la société d’édition, constitutives d’un conflit d’intérêts, trahissaient ainsi le manque d’impartialité des magistrats conseillers attaqués. Elle en conclut que les craintes des requérants quant à leur manque d’impartialité pouvaient passer pour objectivement justifiées.

Rappel des principes généraux. — La Cour procède au rappel des principes généraux concernant l’exigence d’impartialité au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, par renvoi à sa jurisprudence pertinente en la matière (v. not. CEDH, gr. ch., 23 avr. 2015, Morice c/ France, n° 29369/10 et 15 oct. 2009, Micallef c/ Malte, n° 17056/06, § 93-99). Il ressort de cette jurisprudence que l’appréciation objective de la notion d’impartialité consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits matériellement vérifiables autorisent à suspecter le manque d’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, le but subjectivement poursuivi par la personne ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Morice, préc., § 76, et Micallef, préc., § 96).

L’on sait que l’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres (professionnels ou salariés notamment) entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (Morice, préc, § 77, et Micallef, préc, § 97). Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal. À ce titre, la Cour rappelle également qu’en la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Partant, une suspicion légitime suffit à sanctionner le magistrat : tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit en conséquence se déporter (Morice, préc, § 78, Micallef, préc, § 98). Cela est d’autant plus important lorsque le requérant n’a pas été informé de la composition de la formation de jugement et qu’il n’a donc pu contester la présence d’un juge ni soulever la question de l’impartialité à ce titre (Morice, préc, § 90).

Par ailleurs, la Cour précise qu’elle a déjà eu l’occasion de juger que la circonstance qu’un magistrat soit amené à côtoyer, à l’occasion de réunions ou d’événements scientifiques sans lien avec une affaire donnée, les représentants d’une partie à cette affaire n’est pas de nature à causer, à elle seule, des appréhensions objectivement justifiées à la partie adverse (CEDH 10 avr. 2018, Projet Pilote Garoube c/ France, n° 58986/13, § 24). En revanche, lorsqu’un juge a eu des relations professionnelles régulières, étroites et rémunérées avec l’une des parties à la procédure, ces circonstances justifient objectivement la crainte de l’autre partie qu’il n’ait pas l’impartialité requise (CEDH 17 juin 2003, Pescador Valero c/ Espagne, n° 62435/00 : les liens professionnels et financiers existants entre le juge attaqué et l’université qui était la partie adverse dans la procédure sont de nature à avoir porté atteinte au principe d’impartialité garanti par l’article 6 § 1 ; adde, CEDH 1er déc. 2015, Blesa Rodríguez c/ Espagne, n° 61131/12, § 44).

Application au cas d’espèce. — La Cour note qu’elle est saisie de la question de savoir si les trois conseillers de la Cour de cassation qui collaborent avec la maison d’édition pouvaient siéger dans l’affaire opposant les requérants à cette dernière, et ce au regard de l’exigence d’impartialité prévue à l’article 6 § 1 de la Convention. Concernant la portée des activités accessoires des magistrats au regard de l’exigence d’impartialité § 46), la Cour relève qu’en l’espèce le CSM s’est dit « convaincu que le magistrat doit s’inscrire dans la vie de la cité », tout en observant « que la participation aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l’application du droit présente un intérêt essentiel pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, et contribue au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social » (§20). La Cour ne voit pas de raison de s’écarter d’un tel constat.

Par ailleurs, elle relève que le Gouvernement indique que la formation de jugement est « en principe » connue des parties, sans pour autant soutenir que tel était le cas en l’espèce (§ 40), tandis que les requérants soutiennent qu’ils n’en étaient pas informés et que leur présence à l’audience ne permettait pas d’identifier ceux qui allaient se prononcer sur leur affaire (§ 37). La Cour estime que ce point ne saurait cependant être déterminant, dès lors qu’il n’est pas contesté que les relations entre les juges mis en cause et la société d’édition n’ont été révélées que plus d’un mois après le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, par un article de la presse écrite paru le 18 avril 2018.

En outre, dans la présente affaire, la Cour relève qu’il n’est pas soutenu que ces trois conseillers, voire un seul d’entre eux, eussent été en contact avec la société d’édition concernant l’opération litigieuse, ni qu’ils se fussent exprimés au sujet de cette dernière ou eussent pris position en faveur de la société avant de siéger dans le cadre de l’examen du pourvoi formé par les requérants.

Enfin, considérant que l’existence d’un éventuel lien de subordination, en raison de la déclaration des magistrats en qualité de « salariés » par la société d’édition, n’est pas déterminante, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point.

En revanche, la Cour relève que l’ancienneté de la relation professionnelle des magistrats avec la société (treize années) est de nature à confirmer le caractère régulier des interventions réalisées au profit de celle-ci et, à tout le moins, une certaine constance dans les rapports qu’ils entretenaient, ce qu’atteste le CSM, dans son avis du 19 décembre 2019, considérant comme établie « la participation régulière et rémunérée des trois magistrats aux journées d’études organisées par la société », ce qui constituait « "un lien d’intérêt" entre eux » (§ 20). S’agissant de la rémunération, il n’est pas contesté que les trois conseillers mis en cause étaient payés par la société à hauteur d’environ 1 000,00 € la journée d’intervention et de 500 à 600 € la demi-journée. Pour la Cour, outre le fait que le Gouvernement n’établit pas en quoi il s’agissait d’une « rémunération forfaitaire conforme aux usages », les sommes perçues ne sauraient être qualifiées de négligeables.

Dans le cadre de la procédure diligentée contre ces magistrats, le CSM a conclu qu’il existait « un lien d’intérêt entre les trois magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient » et que « l’existence de ce lien a pu créer un doute légitime dans l’esprit du justiciable sur l’impartialité des magistrats mis en cause ». Pour le CSM, si « l’inobservation des règles déontologiques constatée n’attei[gnait] pas un degré de sévérité la rendant constitutive d’une faute disciplinaire », pour autant « les trois magistrats en cause auraient dû faire usage de la règle du déport ». La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ce constat (v. mutatis mutandisPescador Valero, préc., § 27-28).

En conclusion, tout en soulignant que la contribution des magistrats à la diffusion du droit, à l’occasion notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications, s’inscrit naturellement dans le cadre de leurs fonctions, la Cour constate que les relations professionnelles des juges F., H. et P. avec l’une des parties à la procédure étaient régulières, étroites et rémunérées, ce qui suffit à établir qu’ils auraient dû se déporter et que les craintes des requérants quant à leur manque d’impartialité pouvaient passer pour objectivement justifiées en l’espèce (§ 46).  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Références :

■ CE 2 mars 1973, Dlle Arbousset, n° 84740 A

■ CEDH 11 juin 2009, Dubus S.A. c/ France, n° 5242/04 AJDA 2009. 1936, chron. J.-F. Flauss ; D. 2009. 2247, note A. Couret ; AJ pénal 2009. 354, étude J. Lasserre Capdeville.

■ CEDH, gr. ch., 23 avr. 2015, Morice c/ France, n° 29369/10 D. 2015. 974 ; ibid. 2016. 225, obs. J.-F. Renucci ; AJ pénal 2015. 428, obs. C. Porteron ; Constitutions 2016. 312, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 740, obs. D. Roets.

■ CEDH 15 oct. 2009, Micallef c/ Malte, n° 17056/06 : AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ; RTD civ. 2010. 285, obs. J.-P. Marguénaud.

■ CEDH 10 avr. 2018, Projet Pilote Garoube c/ France, n° 58986/13 : D. 2018. 2448, obs. T. Clay.

■ CEDH 17 juin 2003, Pescador Valero c/ Espagne, n° 62435/00 AJDA 2003. 1924, chron. J.-F. Flauss.

■ CEDH 1er déc. 2015, Blesa Rodríguez c/ Espagne, n° 61131/12

 

Auteur :Merryl Hervieu


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