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[ 30 juin 2022 ] Imprimer

Droit des obligations

Jurisprudence Boot’Shop : précisions utiles sur la notion de tiers au contrat

En vertu de la règle selon laquelle le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui cause un dommage, un héritier ne peut agir sur le fondement délictuel en invoquant un manquement contractuel commis envers son auteur qu'en réparation d'un préjudice qui lui est personnel. 

Com. 15 juin 2022, n° 19-25.750

La jurisprudence Boot'Shop (Ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 ; adde, Sucrerie de Bois Rouge, Ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963) continue, malgré les critiques qu’elle essuie, de déployer ses effets. Rendu en application de cette jurisprudence ayant admis qu’un tiers au contrat invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui cause un dommage, l’arrêt rapporté apporte un éclairage nouveau sur cette solution en précisant l’une des conditions nécessaires à sa mise en œuvre : la qualité de tiers au contrat. Cet éclairage se révèle fort utile car outre les principes de l’effet relatif du contrat et de non-option entre les deux ordres de responsabilité, c’est un autre principe fondateur du droit commun contractuel qui s’est vu fragilisé par la nouvelle règle prétorienne : celui de la distinction entre les parties et les tiers au contrat. Résulte en effet de la jurisprudence Boot'Shop une double qualité du demandeur, variablement considéré au gré de ses intérêts : à l’instar d’une partie au contrat, il peut arguer d'un manquement à une obligation contractuelle ; à l’instar d’un tiers au contrat, il ne peut se voir opposer quelconque stipulation de l’acte, si bien qu’il échappe tout à la fois à la clause pénale, à la clause limitative de responsabilité, à la clause compromissoire comme à celle aménageant le délai de prescription. Le faisant bénéficier des avantages offerts par ces deux statuts, la règle de faveur ainsi instaurée au profit des tiers conduit à placer ces derniers dans une situation plus favorable que celle conférée au créancier. Rappelée par le présent arrêt, une limite à cette règle est néanmoins posée : encore faut-il, pour prétendre en bénéficier, être un véritable tiers au contrat. 

Au cas d’espèce, une banque avait consenti à un emprunteur un prêt de 7,5 millions de francs, remboursable in fine. Ce dernier avait versé le capital prêté sur un contrat d’assurance-vie, souscrit auprès d’une seconde banque, dont le rachat devait permettre le remboursement du crédit à terme. Le remboursement n’ayant pu être intégralement effectué, l’emprunteur avait dû solliciter une nouvelle ouverture de crédit. À son décès, ses héritiers avaient assigné les deux banques en indemnisation de leurs préjudices résultant de manquements à leurs obligations d’information et de conseil envers leur parent (l’emprunteur défunt). La cour d’appel de Paris rejeta l’intégralité de leurs demandes, à tort formées sur un fondement délictuel quand elles visaient à obtenir, aux fins d’indemnisation, le montant des sommes versées en capital et intérêts au titre de l’ensemble des prêts, soit le montant du solde du prêt non remboursé par le rachat du contrat d’assurance-vie et la somme correspondant à la totalité des intérêts versés. Partant, le fondement de l’action ne pouvait être que contractuel. Les héritiers se pourvoient en cassation, se réclamant de la jurisprudence Boot’Shop pour en déduire que des ayant droits peuvent agir contre le cocontractant du défunt en se prévalant, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, du manquement de ce dernier à une obligation contractuelle, lorsque ce manquement leur a causé un dommage, ce qui serait en l’espèce le cas dès lors que les manquements contractuels invoqués avaient eu pour effet d’aggraver le passif de la succession. Si la Cour ne revient pas sur la jurisprudence Boot'Shop, maintenant son principe d’identité des fautes contractuelle et délictuelle, elle la juge toutefois inapplicable au litige : « Un héritier ne peut agir sur ce fondement (délictuel) en invoquant un manquement contractuel commis envers son auteur qu'en réparation d'un préjudice qui lui est personnel ». En l’espèce constitué par l’obligation de payer le reliquat des sommes dues au titre des prêts accordés à l’emprunteur défunt, le préjudice subi par les héritiers se confondait donc avec celui éprouvé par leur auteur. Personnellement subi par leur parent, ce préjudice avait, certes, une incidence sur le passif successoral pesant sur les héritiers en vertu de leur acceptation de la succession. Le caractère personnel du préjudice invoqué par les héritiers se trouve néanmoins exclu. Sans préjudice proprement lié à la faute contractuelle commise par les prêteurs au préjudice de l’emprunteur, les héritiers se trouvaient en tout état de cause privés de la possibilité d’invoquer cette faute sur un fondement délictuel. Le préjudice résultant du manquement des banques à leur devoir d’information ne pouvait alors être réparé que par deux moyens, répertoriés par la Cour : d’une part, il aurait pu être effacé, du vivant de son auteur, par une action en indemnisation exercée par ce dernier ; d’autre part, il pouvait l'être, même après son décès, par une action exercée au profit de la succession en application de l’article 724 du code civil. En revanche, dès lors que les héritiers ne justifiaient d’aucun préjudice personnel distinct de celui subi de son vivant par leur parent, ils n’agissaient pas en leur nom, ès-qualités de tiers, mais au seul nom de leur auteur, donc en responsabilité contractuelle, conformément au principe de non-option dont la stricte application, en l’espèce, vient utilement empêcher l’extension de l’arrêt Boot’Shop sollicitée par les banques. Leur action engagée sur le fondement délictuel prévu par cette jurisprudence leur était donc fermée. 

La solution rendue présente ainsi l’intérêt d’apporter une limite opportune à cette jurisprudence controversée et régulièrement convoquée dans le contentieux successoral. L’héritier prenant, sous l’effet de la dévolution de la succession, la place du défunt dans le contrat, il en devient ainsi partie. Pour bénéficier de la jurisprudence Boot’Shop, il doit alors pouvoir établir un préjudice personnel autre que celui qui, malgré son impact sur la masse passive de la succession, reste propre au de cujus, faute de quoi il ne pourra prétendre au statut de tiers dont la Cour vient ici rappeler le sens comme la portée.

Références :

■ Ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 : D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister, note G. Viney ; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; AJDI 2007. 295, obs. N. Damas ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier ; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 123, obs. P. Jourdain

■ Ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963 DAE, 4 févr. 2020D. 2020. 416, et les obs., note J.-S. Borghetti ; ibid. 353, obs. M. Mekki ; ibid. 394, point de vue M. Bacache ; ibid. 2021. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJ contrat 2020. 80, obs. M. Latina ; RFDA 2020. 443, note J. Bousquet ; Rev. crit. DIP 2020. 711, étude D. Sindres ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier ; ibid. 395, obs. P. Jourdain

 

Auteur :Merryl Hervieu


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