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Droit des obligations
La défiscalisation : erreur sur le mobile ou sur une qualité essentielle de la chose vendue ?
Pour la première fois, la Cour admet que l’objectif de défiscalisation puisse constituer une qualité essentielle de la chose vendue en sorte que la nullité du contrat pourrait être obtenue dans le cas où cet objectif n’aura pas été atteint.
Com. 22 juin 2022, n° 20-11.846
Significative des incertitudes entourant la théorie de l’erreur en matière contractuelle (v. pour un exemple récent, Civ. 1re, 21 oct. 2020, n° 19-15.415, Affaire Prouvé ; D.2021.325), la décision rapportée laisse entrevoir une évolution jurisprudentielle sur la qualification à attribuer à l’objectif de défiscalisation poursuivi par les parties à l’occasion d’opérations, très fréquentes en pratique, dites d’optimisation fiscale. Simple erreur sur le mobile fiscal des acquéreurs ou qualité substantiellement convenue entre les parties, telle était la question posée à la Cour de cassation dans l’arrêt sous commentaire.
Au cas d’espèce, dans le cadre d'une opération de défiscalisation, des particuliers font l’acquisition des quirats d'un navire. Les quirats désignent des parts détenues dans la propriété indivise d’un navire. Or cet objectif se révèle rapidement inatteignable, l’administration fiscale informant les acquéreurs qu’ils ne pourront bénéficier de la réduction d’impôt escomptée, au motif que le navire ne remplissait les conditions d’éligibilité au dispositif fiscal concerné. Les acquéreurs agissent alors en annulation de la vente, arguant d’une erreur sur une qualité substantielle. La terminologie ancienne (le code civil parle désormais de qualité « essentielle ») s’explique par la date de conclusion du contrat, antérieure à la réforme de 2016. En l’absence de manœuvres dolosives susceptibles d’être imputées aux sociétés impliquées dans cette opération, la cour d’appel rejette leur demande. La cassation pour manque de base légale intervient au visa des articles 1108, 1109 et 1110 anciens du code civil, c’est-à-dire sur le fondement de l’erreur. La Cour de cassation reproche aux juges du fond de n’avoir point recherché, comme ils y étaient invités, si « l'éligibilité des quirats au dispositif de défiscalisation en cause ne constituait pas une qualité substantielle du bien vendu, convenue par les parties et en considération de laquelle elles avaient contracté, de sorte que, dès lors qu'il aurait été exclu, avant même la conclusion du contrat, que ce bien permît d'obtenir l'avantage fiscal escompté, le consentement de M. et Mme [P] aurait été donné par erreur ». Autrement dit, il n’était pas exclu que l’objectif fiscal fût considéré par les parties comme une qualité substantielle des quirats acquis : à la condition de caractériser l’ « essentialisation » de cet objectif fiscal par les contractants, l’erreur commise n’aurait donc pas porté sur un simple mobile poursuivi par le seul acheteur, et donc resté extérieur au contrat, mais sur une qualité essentielle du bien cédé, inférée de ce qu’en escomptait l’ensemble des parties à l’opération.
Promis aux honneurs du Bulletin, cet arrêt annonce certainement une évolution. Par le passé, la Cour avait tendance à considérer que l’objectif de défiscalisation constituait un mobile et non une qualité essentielle de la chose (Civ. 3e, 14 déc. 2017, n° 16-24.096 et n° 16-24.108). Il en résultait que le mobile avait dû intégrer le champ contractuel par une stipulation expresse, voire par un accord tacite des parties, pour que l’erreur commise sur ce mobile, en principe indifférente, aboutisse à l’annulation du contrat (Civ. 1re, 13 févr. 2001 ; n° 98-15.092. Com. 30 mai 2006, n° 04-15.356 ; Com. 11 avr. 2012, n° 11-15.429 ; sur cette intégration du mobile dans le champ contractuel, v. Fr. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et Fr. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 12e éd., Dalloz, 2018, n°279). En effet, il est depuis longtemps acquis que l’erreur sur les motifs (ou mobiles), alors même qu'ils auraient déterminé une partie à contracter, n'est pas une cause de nullité du contrat dès lors que ces motifs ne tiennent ni à la chose, objet du contrat (sa substance, ses qualités substantielles), ni à la personne du contractant, dans l’hypothèse où celle-ci aurait été prise en considération. Pour que cet objectif, non atteint, soit pris en compte, encore fallait-il qu’il eût, ab initio, été conjointement érigé par les parties comme un élément essentiel du contrat. La rigueur de cette position traditionnellement pouvait s’expliquer par la volonté de la Cour de restreindre les possibilités d'annulation du contrat, a fortiori depuis que prévaut une conception subjective de l’erreur substantielle. Celle-ci ne devrait donc pouvoir être obtenue que lorsque l’erreur a porté sur une qualité normale ou spécialement convenue de la chose, inhérente à son objet, et non lorsqu’elle a seulement porté sur un avantage objectivement extérieur à l'objet, ici la défiscalisation escomptée : elle devait dans ce cas être considérée comme une pure erreur sur le mobile, dont l’annulation ne pouvait alors être obtenue qu’à la condition d'une stipulation expresse ayant intégré ce motif au contrat. Avec cette décision, la Cour invite à considérer autrement cet objectif fiscal, potentiellement érigé en qualité substantielle du bien vendu. En effet, elle semble ici admettre qu’une erreur sur le mobile puisse être considérée comme substantielle même lorsqu’elle ne porte qu’indirectement sur l'objet du contrat dès lors que celui-ci se révèle inapte à satisfaire le but fiscal poursuivi par sa victime. Le motif déterminant d’une partie à contracter se révèle donc plus amplement considéré : alors qu’il ne l’était jadis qu’à la condition d’avoir été intégré sans équivocité par les parties dans la sphère contractuelle, il pourrait l’être désormais si le but poursuivi et non atteint participe de la substance de la chose vendue, et ce même en l’absence de clause spécifique dans le contrat. Ce sera à la cour d’appel de renvoi de se prononcer sur ce point, le commun accord des parties pour essentialiser l’optimisation fiscale de l’opération convenue pouvant s’induire des circonstances entourant la conclusion du contrat.
Références :
■ Civ. 1re, 21 oct. 2020, n° 19-15.415 : D. 2021. 325, note F. Labarthe ; RTD civ. 2021. 121, obs. H. Barbier ; RTD com. 2021. 112, obs. F. Pollaud-Dulian
■ Civ. 3e, 14 déc. 2017, n° 16-24.096 et n° 16-24.108 : DAE, 15 janv. 2018, note Merryl Hervieu, D. 2018. 371, obs. M. Mekki ; AJDI 2018. 143
■ Civ. 1re, 13 févr. 2001, n° 98-15.092 : RTD civ. 2001. 352, obs. J. Mestre et B. Fages
■ Com. 30 mai 2006, n° 04-15.356
■ Com. 11 avr. 2012, n° 11-15.429 : D. 2012. 1117, obs. X. Delpech ; ibid. 2013. 391, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki ; RTD com. 2012. 381, obs. D. Legeais ; ibid. 608, obs. B. Bouloc
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