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[ 1 avril 2021 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

La liberté de manifester, une liberté en danger ?

C’est dans un contexte pour le moins houleux de manifestations essentiellement de journalistes, d’organismes publics et d’associations de défense des libertés publiques, que le Sénat a adopté le 18 mars dernier en première lecture la très controversée proposition de loi n° 3452 « sur la Sécurité globale », relative aux outils de surveillance et à la protection des forces de l’ordre, après l’avoir largement réécrite et renommée « Pour un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés ».

L’article 22 - légèrement moins décrié que le fameux article 24, réécrit, créant le délit de provocation à l’identification des forces de l’ordre - prévoit ainsi la création d’un cadre juridique encadrant l’usage de caméras aéroportées (drones) par celles-ci dans neuf cas, dont celui des manifestations, en cas de troubles graves à l’ordre public.

Prenant en considération les observations de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (délibération n° 2021-011 du 26 janv. 2021), qui avait alerté sur la nécessité de garantir un équilibre entre les impératifs légitimes de sécurité et le respect de la vie privée, le Sénat a resserré cet encadrement juridique, en limitant par exemple l’usage des drones et en interdisant la captation des sons et la reconnaissance faciale. En outre, il a prévu l’élaboration par le ministère de l’intérieur d’une « doctrine d’emploi des drones ».

Pour autant, la liberté de manifester, liberté fondamentale corollaire de la liberté d’expression, est-elle en danger ?

■ La liberté de manifester, une liberté fondamentale protégée

Une manifestation s’entend, selon la Cour de cassation, de tout rassemblement statique ou mobile, sur la voie publique, d’un groupe organisé de personnes dans le but d’exprimer publiquement une opinion commune (Crim. 9 févr. 2016, n° 14-82.234) ; elle se distingue de l’attroupement, qui suppose l’élément intentionnel, à savoir la volonté de troubler l’ordre public (C. pén., art. 431-3).

S’agissant de la liberté de manifester en soi, aucun texte constitutionnel français ne la consacre stricto sensu et de manière explicite. Ainsi, le premier projet constitutionnel de 1946 renvoyant bien au « droit de défiler librement sur la voie publique et le droit de réunion » n’a pas été adopté. Et, force est de constater que quelques années plus tard, cette liberté n’a pas été davantage consacrée par la Constitution de 1958. 

Contrairement à la liberté de réunion dont elle est proche et qui a été consacrée par la célèbre loi du 30 juin 1881, la liberté de manifestation n’a pas eu ces honneurs de faire l’objet d’une grande loi républicaine. Elle découle donc d’une autre liberté, le droit d’expression collective des idées et des opinions, protégé par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 tandis que divers textes nationaux reconnaissent cette forme de liberté d’expression collective, en garantissent l’effectivité (C. pén., art. 431-1, qui punit l’entrave à la liberté de manifestation) ou l’encadrent (CSI, art. L. 211-1 s.).

Par une décision sur la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, le Conseil constitutionnel s’est référé au « droit d’expression collective des idées et des opinions » pour la désigner et lui donner valeur constitutionnelle (Cons. const. 18 janv. 1995, n° 94-352 DC ; V. aussi Cons. const. 4 janv. 2019, n° 2019-780 DC) tandis que le juge administratif a également reconnu que la liberté de manifestation revêtait le caractère d’une liberté fondamentale relevant de la procédure de référé-liberté (CE, ord., 5 janv. 2007, Assoc. Solidarité des Français, n° 300311 ; CJA, art. L. 521-2).

Au niveau européen et international enfin, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme ne mentionne pas cette liberté, même si son article 11 reconnait le droit pour toute personne à la liberté de réunion pacifique (CEDH 21 oct. 2010, Alekseyev c/ Russie, n° 4916/07), un droit également reconnu par les articles 12 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

■ La liberté de manifester, une liberté de plus en plus encadrée … et limitée ?

« Qui assemble un peuple l’émeut toujours » écrivait le Cardinal de Retz dans ses Mémoires, avec cette idée prégnante que le rassemblement du peuple porte invariablement le germe de l’émeut. La Fronde donc, mais également la Révolution française ou encore les révoltes viticoles de 1907 sont devenues les parangons historiques de ces émeutes spontanées.

Pendant longtemps, le régime juridique des manifestations a été incertain : certes, parfois tolérées, les manifestations, notamment religieuses, étaient interdites par certains maires qui fondaient leurs arrêtés sur la loi du 30 juin 1881. Face à ces excès, le Conseil d’État avait réagi dès 1909 en annulant, sur le fondement de la loi du 9 décembre 1905 garantissant le libre exercice des cultes, ces interdictions abusives (CE 19 févr. 1909, Abbé Olivier, n° 27355), une jurisprudence qui ne s’appliquait pas aux manifestations de nature politique ou sociale.

Pourtant, en ce qu’elle constitue indéniablement un moyen de pression à l’égard du pouvoir politique gouvernant, la manifestation a été, au cours du vingtième siècle, de plus en plus réglementée de façon à prévenir les troubles à l’ordre public. 

À la suite des manifestations du 6 février 1934, le décret-loi du 23 octobre 1935  « portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public » a instauré un régime général. Abrogées (Ord. n° 2012-351 du 12 mars 2012), ses dispositions ont toutefois été reprises dans le code de la sécurité intérieure (CSI, art. L. 211-1 à 211-4 ; L. 211-12 à L. 211-14). Ainsi, pour évaluer son éventuelle dangerosité, une obligation de déclaration préalable (CSI, art. L. 211-1), soumise à des conditions particulières, doit ainsi être déposée par l’un des organisateurs en mairie ou en préfecture au moins trois jours et quinze jours francs au plus avant la manifestation ; la déclaration doit mentionner les noms, prénoms et domiciles des organisateurs et être signée par l’un au moins d’entre d’eux, indiquer le but de la manifestation, le lieu, la date et l’heure du rassemblement des groupements invités à y prendre part et, s’il y a lieu, l’itinéraire projeté (CSI, art. L. 211-2). 

Par conséquent, une manifestation peut être interdite par le représentant de l’État ou par l’autorité investie des pouvoirs de police, en cas d’absence de déclaration, en cas de réel danger de troubles graves à l’ordre public et d’inexistence d’un autre moyen efficace pour maintenir l’ordre public (CSI, art. L. 211-3L. 211-4 et L. 211-7) ; l’autorité administrative peut en amont prendre des mesures préventives visant à limiter cette liberté.  

Néanmoins, le juge administratif, opérant un contrôle de légalité sur les mesures visant à restreindre ou interdire ce droit fondamental, a fait évoluer sa jurisprudence. Il impose désormais que la décision d’interdiction de la tenue d’une manifestation n’intervienne qu’après que les organisateurs ont été mis à même de présenter leurs observations écrites (CE 25 juin 2003, Assoc. SOS tout-petits, n° 223444). Et, si pendant longtemps, le Conseil d’État se contentait de vérifier la réalité de la menace sur l’ordre public, il recherche dorénavant, dans un contrôle de proportionnalité, si l’Administration avait d’autres moyens moins contraignants que l’interdiction pour garantir l’ordre public (CE 12 nov. 1997, Assoc. Communauté tibétaine en France, n° 169295). 

C’est ainsi parfois sur une ligne de crête que l’autorisation ou l’interdiction de manifester est prise, dans la recherche d’un équilibre délicat de coïncidence de deux intérêts fondamentaux, le maintien de l’ordre public -  et par conséquent la sécurité des personnes - et le droit de manifester.

Pourtant, par trop souvent, le droit de manifestation est de nos jours dominé par des considérations de maintien de l’ordre, au point d’en menacer paradoxalement son exercice. Pour mémoire, l’illustration récente la plus frappante demeure celle des « Gilets Jaunes », ce massif mouvement de protestation sociale non structuré, dont les manifestations ont ponctué la vie française à partir de l’automne 2018 et ont essentiellement été stoppées par le premier confinement de l’année 2020. Souvent qualifiés d’émeutes voire d’attroupements, ses cortèges de plus en plus tumultueux ont progressivement été intégrés par la méthode et la mouvance radicale et violente des « Black bloc ». 

Ces événements ont très vite inspiré au Gouvernement la très décriée loi dite « anti-casseurs » (L. n° 2019-290 du 10 avr. 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations), vingt-neuf ans après la première loi dite « anti-casseurs » qui avait éclos à la suite des événements de mai 1968 (L. n° 70-480 du 8 juin 1970). 

Et, malgré la censure, remarquée, par le Conseil constitutionnel de l’article 3 de la loi du 10 avril 2019 (qui aurait autorisé les préfets d’interdire à des individus représentant « une menace d’une particulière gravité » de manifester pendant un mois) pour atteinte au droit d’expression collective des idées et des opinions et violation de l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, l’essentiel de la proposition de loi « visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations » avait été validé, faisant incontestablement évoluer le régime juridique du déroulement des manifestations. 

À titre d’exemples, certaines mesures de police administrative ont ainsi été mises en vigueur, telles le contrôle par les policiers, agissant sous le contrôle d’un magistrat judiciaire, des effets personnels des passants ainsi que les véhicules circulant ou stationnant à l’entrée d’un périmètre délimité pendant les six heures avant le début de la manifestation et jusqu’à sa dispersion tandis que de nouveaux délits ont été créés, à l’instar de ceux de participation à une manifestation interdite sur la voie publique (C. pén., art. R. 644-4) et de dissimulation du visage (C. pén., art. 431-9-1).

Depuis l’annonce d’une loi « Sur la sécurité globale », dont on ne peut encore précisément définir les contours, d’aucuns, évoquant une nouvelle loi « liberticide », craignent une nouvelle entrave au droit de manifester et une judiciarisation des forces de l’ordre. 

Malgré la ferme volonté du Sénat d’imposer son texte, pour autant, l’on peut légitimement s’interroger sur l’avenir de cette loi - dont les objectifs à nouveau défendus par le ministre de l’intérieur il y a quelques jours viseraient à renforcer considérablement la confiance de la Nation en ses forces de l’ordre – et sur une éventuelle censure par le Conseil constitutionnel.

Références

■ Crim. 9 févr. 2016, n° 14-82.234 P

■ Cons. const. 18 janv. 1995, n° 94-352 DC D. 1997. 121, obs. J. Trémeau

■ Cons. const. 4 janv. 2019, n° 2019-780 DC AJDA 2019. 782 ; D. 2020. 1324, obs. E. Debaets et N. Jacquinot

■ CE, ord., 5 janv. 2007, Assoc. Solidarité des Français, n° 300311 B : AJDA 2007. 601, note B. Pauvert ; D. 2007. 307

■ CEDH 21 oct. 2010, Alekseyev c/ Russie, n° 4916/07 DAE 10 nov. 2010 ; AJDA 2011. 889, chron. L. Burgorgue-Larsen

■ CE 19 févr. 1909, Abbé Olivier, n° 27355 A

■ CE 25 juin 2003, Assoc. SOS tout-petits, n° 223444 B : AJDA 2003. 1675

■ CE 12 nov. 1997, Assoc. Communauté tibétaine en France, n° 169295 A : D. 1997. 262

 

Auteur :Anne Renaux


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