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[ 12 janvier 2024 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

La loi Badinter n’exclut pas l’application du droit commun

Si les dispositions de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 relatives à l'indemnisation des victimes d'accidents de la circulation sont d'ordre public, elles n'excluent pas l'application de celles relatives à la responsabilité civile extracontractuelle de droit commun à l'encontre de toute personne autre que les conducteurs et gardiens des véhicules terrestres à moteur impliqués dans l'accident.

Civ. 2e, 30 nov. 2023, n° 22-18.525 B

Après la première chambre civile, ayant très récemment jugé que la responsabilité spéciale du fait des produits défectueux n’exclut pas la responsabilité fondée sur le droit commun de la faute (Civ. 1re, 15 nov. 2023, nos 22-21.174, 22-21-178, 22-21.179, 22-21.180), c’est au tour de la deuxième chambre civile de faire la part belle à la responsabilité de droit commun, en admettant son cumul avec cet autre régime spécial de responsabilité que constitue la loi Badinter du 5 juillet 1985. Elle juge en effet que le caractère d’ordre public de cette loi ne justifie pas d’exclure l’application des anciens articles 1382 et 1384 du Code civil (C. civ., art. 1240 et 1242, al.1er, nouv.), fondements traditionnels de la responsabilité pour faute et du fait des choses. Faisant à premières vues une entorse à l’exclusivité d’application du régime propre aux accidents de la circulation, la Cour de cassation en précise, en vérité, les contours.

Un cycliste qui circulait à vélo est renversé par un second cycliste se trouvant derrière lui, alors qu'un camion non identifié venait de les dépasser. La victime assigne le cycliste à l’origine de sa chute sur le fondement de la responsabilité civile extracontractuelle de droit commun, ainsi que son assureur, en indemnisation de ses préjudices. Le fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO) est intervenu volontairement à l'instance. La cour d’appel la déboute de ses demandes formées sur le double fondement de la responsabilité pour faute et du fait des choses. Après avoir constaté qu'un camion était impliqué dans l'accident au sens de l'article 1er de la loi Badinter, les juges du fond retiennent que les dispositions d’ordre public de ce texte trouvent à s'appliquer, à l'exclusion de la responsabilité de droit commun. Ils en déduisent que l'action de la victime aurait dû être dirigée à l'encontre du conducteur du camion et que celui-ci n'étant pas identifié, le FGAO doit indemniser la victime.

La Cour de cassation censure ce raisonnement au visa de l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985 et des articles 1382 et 1384, al. 1er, du Code civil : « En statuant ainsi, alors que la victime pouvait demander, sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun, réparation de son préjudice au cycliste qui l'avait fait chuter, qui n'était ni conducteur ni gardien d'un véhicule terrestre à moteur, ainsi qu'à l'assureur de responsabilité de ce dernier, la cour d'appel a violé les textes susvisés ». En l’espèce, la victime pouvait donc rechercher la responsabilité civile de droit commun du cycliste dès lors que les conditions d’application de la loi Badinter (qualité de conducteur, véhicule terrestre à moteur) se trouvaient exclues.

On se souvient qu’avant la loi de 1985, le seul régime applicable à l'indemnisation des accidents de la circulation relevait des anciens articles 1382 s. du code civil. Or une interprétation même favorable de ces dispositions ne pouvait, dans un système de responsabilité, permettre d’indemniser systématiquement les victimes. En effet, seuls la faute ou le fait des choses fondaient, dans le Code civil, une obligation à réparation. Or la victime peut échouer dans la preuve de tels faits générateurs. En outre, le responsable peut toujours invoquer une cause d’exonération, qui prive cette dernière de tout droit à réparation. Enfin, ces limites inhérentes aux règles de la responsabilité civile se cumulaient avec celles liées à la solvabilité du responsabilité, fréquentes en pratique, en l’absence d’assurance obligatoire ou de système de garantie. A l’effet de pallier ces limites, la loi Badinter a profondément renouvelé les conditions de la responsabilité automobile en créant un régime d’indemnisation propre et spécifique aux accidents de la circulation. Rompant avec le droit commun de la responsabilité civile, cette loi essentiellement indemnitaire a eu pour but d’offrir à la victime une protection accrue par rapport à celle offerte par les articles 1382 et 1384, alinéa 1er, du Code civil. Cet objectif s’est principalement traduit par l’éviction de la condition traditionnelle d’un lien de causalité, remplacée par celle, inédite, d’implication du véhicule dans l’accident, ainsi que par la neutralisation des causes classiques d’exonération du débiteur de la réparation — force majeure ou fait d’un tiers. S'est alors posée la question de savoir si cette loi de rupture avec le droit commun de la responsabilité excluait les dispositions du Code civil ou se cumulait avec celles-ci. Autrement dit, le régime spécial institué par la loi du 5 juillet 1985 était-il exclusif de tout autre régime de responsabilité ou pouvait-il se cumuler avec la responsabilité du fait personnel, ainsi qu’avec celle du fait des choses ? Depuis un arrêt de de principe du 28 janvier 1987 (Civ. 2e, 28 janv. 1987), la deuxième chambre civile fait le choix de l’exclusivité : « l’indemnisation d’une victime d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule terrestre à moteur ne peut être fondée que sur les dispositions de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 à l’exclusion de celles des articles 1382 et suivants du Code civil ». Cette exclusivité est justifiée par le caractère autonome et d’ordre public de ce régime d’indemnisation, excluant donc l’application du droit commun de la responsabilité civile

Si le non-cumul est acquis, la deuxième chambre civile lui ayant préféré l’exclusivité d’application de la loi de 1985, en l’espèce, la question était ailleurs : la victime pouvait-elle agir contre une personne autre que le conducteur du camion, soit le cycliste coauteur de l’accident, ou se trouvait-elle contrainte, compte tenu du principe d’exclusivité, de diriger son action contre le chauffard ? Lui refuser la liberté de rechercher la responsabilité du cycliste, au nom de l’exclusivité d’application de la loi, était concevable. C’était d’ailleurs la position de la cour d’appel, rappelant à cette occasion que la loi sur l’indemnisation des accidents de la circulation est, en ce qu’elle relève de l’ordre public, d’application exclusive. Concevable, cette position n’était toutefois pas tenable. En effet, il ne faut pas confondre la question de l’exclusivité de la loi dans le cas d’une action en responsabilité intentée contre le conducteur ou le gardien d’un VTM avec la possibilité, conservée par la victime, d’agir à l’encontre d’un autre responsable. Autrement dit, si la victime n’a pas la possibilité de mobiliser les règles de droit commun lorsqu’elle recherche la responsabilité d’un conducteur ou d’un gardien d’un véhicule terrestre à moteur, ce qui l’oblige à fonder son action sur la loi du 5 juillet 1985, elle reste libre, en revanche, d’agir sur le fondement du droit commun lorsque celui dont la responsabilité est recherchée est dépourvue de cette qualité de conducteur ou de gardien d’un VTM.

En l’espèce, faute de pouvoir agir contre le conducteur du camion sur le fondement de la loi Badinter, la victime était en droit de rechercher, sur le fondement de l’article 1382 ou de l’article 1384, la responsabilité de droit commun du cycliste l’ayant renversée. N’ayant pas la qualité de conducteur, ni de gardien d’un VTM, ce coauteur de l’accident pouvait ainsi être déclaré responsable par sa faute, ou encore par le fait de la chose dont il avait la garde. Cette deuxième voie, que la victime était tenue d’emprunter en l’absence d’identification du conducteur, n’aurait pas dû lui être fermée par les juges d’appel au nom de l’exclusivité d’application de la loi Badinter. En effet, il ne s’agissait nullement d’une violation du principe d’exclusivité de la loi du 5 juillet 1985 puisque l’action n’était pas dirigée contre un conducteur (déjà, Civ. 2e, 8 mars 2018, n° 17-13.554).

Dont acte : Face à un accident de la circulation susceptible d’engager la responsabilité de plusieurs auteurs dont tous n’ont pas la qualité de conducteur, la victime peut, à l’égard de ces derniers, fonder son action en responsabilité sur les dispositions de droit commun sans que puisse lui être opposée l’exclusivité d’application de la loi du 5 juillet 1985.

Références :

■ Civ. 1re, 15 nov. 2023, nos 22-21.17422-21-17822-21.17922-21.180 B : DAE, 5 déc. 2023, note M. Hervieu ; D. 2023. 2045.

■ Civ. 2e, 28 janv. 1987 : D. 1987. Jur. 187, note H. Groutel

■ Civ. 2e, 8 mars 2018, n° 17-13.554

 

Auteur :Merryl Hervieu

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