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Droit de la responsabilité civile
La responsabilité du fait des produits défectueux n'exclut pas l'application de la responsabilité pour faute
La faute reprochée au fabricant d’un médicament, tirée d'un manquement à son devoir de vigilance et de surveillance du fait de la commercialisation d'un produit dont il connaissait les risques ou de l'absence de retrait du produit du marché français, contrairement à d'autres fabricants européens, est distincte du défaut de sécurité du produit, de sorte que la responsabilité délictuelle pour faute peut se substituer au régime de la responsabilité du fait des produits défectueux.
Civ. 1re, 15 nov. 2023, nos 22-21.174, 22-21-178, 22-21.179, 22-21.180 B
L’on sait que l'exclusivité d’application du régime issu de la directive relative à la responsabilité du fait des produits défectueux ne vaut que pour les actions fondées sur le défaut de sécurité du produit dommageable, en sorte que la possibilité d'invoquer un autre régime de responsabilité que celui prévu par la directive demeure dès lors que ce régime alternatif repose sur un fondement différent de celui de la directive, i. e. le défaut de sécurité du produit. Ainsi de la garantie des vices cachés ou de la faute personnelle du fabricant, à la condition que le vice allégué ou la faute ne se confonde pas avec la défectuosité du produit.
Dans l’affaire rapportée consécutive au scandale du Mediator, un antidiabétique très largement prescrit depuis sa mise sur le marché, en 1979, avant d’être interdit en 2009 en raison de ses effets secondaires potentiellement mortels, la Cour de cassation revient sur la condition d’une faute détachable du défaut de sécurité pour engager, sur le fondement du droit commun de la faute, la responsabilité civile du fabricant (Civ. 1re, 10 déc. 2014, n° 13-14.314 ; 17 mars 2016, n° 13-18.876). S’il était acquis que ce fondement de la responsabilité pour faute n’était pas exclu par celui, en principe exclusif, de la responsabilité du fait des produits défectueux, cette affaire présente l’intérêt de donner une nouvelle illustration de la notion de faute détachable, soit une faute distincte du défaut de sécurité du produit (v. déjà, Civ. 1re, 16 mars 2022, n° 20-19.786, à propos d’une imprécision concernant le changement de composition d’un médicament).
En l’espèce, la Cour de cassation était saisie de plusieurs pourvois formés par des victimes du Mediator contre une série d’arrêts de la cour d’appel de Versailles ayant refusé de déclarer son producteur civilement responsable du manquement à son devoir de vigilance et de surveillance du fait de la commercialisation d'un produit dont il connaissait les risques, ou de l’absence de retrait de ce médicament du marché. Ranimant le débat relatif à la possibilité d’un cumul de ces deux fondements de responsabilité, celui tiré du fait personnel et celui tiré de la défectuosité du produit, la Cour de cassation, par quatre arrêts du 15 novembre 2023, juge les laboratoires Servier civilement responsables pour faute, sur le fondement du droit commun (C. civ., art. 1240).
En appel, les juges versaillais avaient considéré que la faute constituée par la « carence dolosive » du producteur qui, bien que connaissant la défectuosité du Mediator, s'était volontairement abstenu de toute mesure pour en suspendre la commercialisation et avait délibérément maintenu ce produit en circulation, ne constituait pas une faute distincte du défaut de sécurité du produit. En refusant de considérer la faute alléguée comme détachable du défaut de sécurité, les juges du fond fermaient ainsi la voie, en principe ouverte aux victimes, de la responsabilité pour faute, pour retenir l'application exclusive de la responsabilité du fait des produits défectueux
Estimant au contraire cette faute distincte du défaut de sécurité lui-même, la Cour de cassation censure l’analyse des juges du fond. Elle rappelle qu’il résulte de l'article 1386-18, devenu 1245-17, du Code civil, transposant la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, et de l'arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 25 avril 2002 (Gonzales Sanchez, pt 31), par lequel elle a dit pour droit que la référence à l'article 13 de la directive, aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, doit être interprétée en ce sens que le régime mis en place par ladite directive n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute.
Elle précise en ce sens que la victime d'un dommage imputé à un produit défectueux peut agir en responsabilité contre le producteur sur le fondement de l'article 1240 du Code civil, à la condition toutefois d’établir que son dommage résulte d'une faute commise par le producteur et distincte du défaut de sécurité, telle que le maintien en circulation du produit dont il connaît le défaut ou encore un manquement à son devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit.
Se confirme, par l’arrêt rapporté, l’admission d’un cumul des fondements de responsabilité en cas de faute du producteur, dont la responsabilité civile de droit commun reste susceptible d’être engagée nonobstant la défectuosité du produit. En l’absence de faute détachable, la disponibilité du régime issu de la responsabilité pour faute peinait toutefois à trouver application en jurisprudence (v. cependant, v. Civ. 1re, 16 mars 2022, préc.). Elle se trouve ici consolidée par la mise en œuvre concrète de la notion de faute détachable, en l’espèce caractérisée par la carence dolosive du fabricant : son inaction fautive, l’ayant conduit à maintenir en circulation un produit dont il savait la défectuosité et dont il pouvait craindre la dangerosité, caractérise une faute distincte du défaut de sécurité proprement dit. Par sa négligence fautive, constitutive d’une « carence dolosive », le producteur s’est ainsi rendu responsable d’un fait dommageable pour les victimes qui s’ajoute au défaut de sécurité du produit sans pouvoir se confondre avec lui. Sa responsabilité civile peut alors être engagée sur le fondement de l’article 1240, face auquel cède alors l’exclusivité de principe des articles 1245 et suivants.
L’admission de ce cumul se révèle particulièrement favorable aux victimes, qui avaient en l’espèce tout intérêt à inscrire leur action dans le droit commun de la responsabilité civile. En effet, la liberté qui leur est reconnue de fonder leur action sur la responsabilité du fait personnel, dès lors que la faute alléguée ne porte pas sur le défaut de sécurité du produit, leur offre l’avantage majeur de pouvoir contourner la limite liée à la brièveté du délai propre à l’action en la responsabilité du fait des produits défectueux : un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, lui-même enfermé dans un délai de forclusion de 10 ans depuis la date de commercialisation du produit. Faire le choix de la responsabilité pour faute permettait ainsi aux victimes d’échapper à la prescription de leur action, engagée alors que le délai triennal avait déjà expiré, comme l’avait constaté la cour d’appel de Versailles.
Dans le prolongement de la jurisprudence antérieure, la solution ici rendue contribue à tempérer la force du principe d’exclusivité de la responsabilité du fait des produits défectueux, laquelle se trouve placée en concurrence non seulement avec d’autres mécanismes de droit spécial, tel que la garantie des vices cachés prévue en droit de la vente (v. not. Civ. 1re, 19 avr. 2023, n° 21-23.726), mais également avec le droit commun de la responsabilité civile, en cas de faute personnelle du fabricant.
Références :
■ Civ. 1re, 10 déc. 2014, n° 13-14.314 P : D. 2015. 9 ; RTD eur. 2015. 348-35, obs. N. Rias.
■ Civ. 1re, 17 mars 2016, n° 13-18.876 P : D. 2016. 705 ; ibid. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2016. 646, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 1re, 16 mars 2022, n° 20-19.786 : DAE, 15 avr. 2022, note M. Hervieu ; D. 2022. 560 ; ibid. 1934, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; RTD civ. 2022. 397, obs. P. Jourdain.
■ CJCE, 25 avr. 2002, Gonzales Sanchez, aff. C-183/00 : D. 2002. 2462, note C. Larroumet ; ibid. 2458, chron. J. Calais-Auloy ; ibid. 2937, obs. J.-P. Pizzio ; ibid. 2003. 463, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2002. 523, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2002. 585, obs. M. Luby.
■ Civ. 1re, 19 avr. 2023, n° 21-23.726 B : DAE, 23 mai 2023, note M. Hervieu ; D. 2023. 1211, note Guillemette Wester ; RTD civ. 2023. 654, obs. P. Jourdain.
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