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Droit de la responsabilité civile
La perte de chance, un moyen de réparer la casse
L’avocat qui par sa faute a rendu le pourvoi formé par son client irrecevable doit indemniser ce dernier de la chance qu’il lui a fait perdre d’obtenir la cassation de l’arrêt qu’il souhaitait attaquer.
Après l’avoir déclaré coupable des faits de destruction volontaire, par l'effet d'un incendie, d'un pavillon d'habitation, un tribunal correctionnel, statuant sur l'action civile, avait condamné l’auteur des faits à verser aux victimes la somme de 29 828 euros en réparation de leur préjudice matériel, outre diverses sommes allouées en indemnisation de leur préjudice moral et économique. Après avoir versé à celle des victimes ayant souscrit une assurance « multirisques habitation » une indemnité égale à 309 705,90 euros en réparation des dommages causés au bâtiment incendié, ainsi qu'une somme de 5 000 euros en réparation des dommages causés à un bien entreposé dans une annexe du bâtiment, l’assureur de cette victime avait assigné le responsable en remboursement de ces indemnités. Par un arrêt confirmatif du 7 janvier 2014, la cour d'appel saisie avait accueilli sa demande à hauteur d’une somme globale fixée à 314 705,90 euros.
Le 11 septembre 2014, un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation avait formé, au nom du responsable devenu son client, un pourvoi contre cette décision. Par un arrêt en date du 30 juin 2016 (Civ. 2e, n° 14-24.671), ce pourvoi avait été déclaré irrecevable, la copie du jugement de première instance ayant été transmise au greffe après l'expiration du délai prévu à l'article 979 du Code de procédure civile. Reprochant à son avocat de lui avoir fait perdre une chance d'obtenir la cassation de l'arrêt attaqué et, par suite, une chance d'obtenir une décision plus favorable devant la cour d'appel de renvoi, le client saisit par requête la Cour de cassation aux fins d’engager la responsabilité civile professionnelle de celui-ci et de le voir condamner à lui verser la somme de 314 705,90 euros en réparation de cette perte de chance, somme correspondant à celle que lui-même avait été condamné à rembourser à l’assureur d’une des victimes ; il sollicitait également l’obtention d’une indemnité destinée à réparer le préjudice moral que la déclaration d’irrecevabilité du pourvoi formé lui avait causé.
Pour répondre d’abord favorablement à sa requête, la Cour de cassation commence par rappeler, au visa de l'article 13, alinéa 2, de l'ordonnance du 10 septembre 1817 modifiée, que l'omission de produire une copie de la décision confirmée ou infirmée par l'arrêt attaqué dans le délai prévu à l'article 979 du Code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2008-484 du 22 mai 2008, suffit à constituer la faute imputable à l’avocat, que celui-ci ne conteste pas. Cette faute établie, il convient ensuite, poursuit la Cour, d'apprécier la pertinence des moyens que le demandeur au pourvoi souhaitait voir examiner. Or elle relève que le premier moyen envisagé faisait grief à l'arrêt de l’avoir condamné à payer à l'assureur une certaine somme (314 705,90 euros), sans rechercher si sa condamnation à indemniser les victimes de leur préjudice matériel, prononcée par le tribunal correctionnel, laissait subsister, au bénéfice de ces dernières, un droit à réparation que l’assureur puisse exercer par la voie de l'action subrogatoire. Or la Haute cour considère qu’un tel grief avait des chances d'aboutir à la cassation de l'arrêt du 7 janvier 2014, dès lors que, selon une jurisprudence bien établie, l'assureur qui exerce l'action subrogatoire n'a pas plus de droits que son assuré (Civ. 1re, 4 juin 1996, n° 93-21.135) et que son recours ne peut donc s'exercer que dans la double limite du montant de l'indemnité qu'il a versée à l'assuré et des droits de l'assuré à l'encontre du tiers responsable (Civ. 2e, 11 juin 2015, n° 14-17.770, 14-17.708 et 14-14.217). Elle condamne en conséquence l’avocat à verser à son client la somme de 30 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice de perte de chance, et motive le montant de cette indemnité par la nécessité de tenir compte, à la fois, de la forte probabilité de la censure de la décision déférée à la Cour de cassation, mais aussi de la faible éventualité de voir la cour d'appel, statuant sur renvoi, considérer que l'indemnité allouée par le tribunal correctionnel, en l’absence de précision quant aux différents postes de préjudice matériel par lui indemnisés, permettait de réparer l'intégralité du préjudice subi par les victimes, alors que le jugement avait constaté que l’incendie avait détruit l’intégralité de leur logement et, pour partie, les biens leur appartenant.
La Cour de cassation refuse en revanche d'accorder au demandeur la somme réclamée au titre du préjudice moral qu'il soutient avoir subi, le certificat médical produit étant insuffisant à rapporter la preuve du lien de causalité entre l'état anxio-dépressif allégué et la faute commise par son avocat.
« (L)’élément de préjudice constitué par la perte d’une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition, par l’effet du délit, de la probabilité d’un événement favorable — encore que, par définition, la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine » (Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703). Pour tenir compte de cet inévitable aléa, seule peut constituer une perte de chance réparable « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674). Selon une logique probabiliste, pour être réparable, la chance perdue doit reposer sur l’espoir légitime et sérieux que l’événement favorable se soit produit si les circonstances n’en avaient pas empêché la survenance. La jurisprudence accepte donc d’indemniser la chance perdue par la victime qu’un événement favorable ait pu lui profiter dès lors que la réalisation de cet événement n'était pas simplement hypothétique, mais réelle et sérieuse.
Lorsque le dommage réside dans la perte d’une chance de réussite d’une action en justice, le caractère réel et sérieux de la chance perdue s’apprécie en conséquence au regard de la probabilité de succès de cette action (Civ. 1re, 30 avr. 2014, n° 12-22.567) Ce n’est donc pas l’espoir nourri par la victime prétendue de voir un juge connaître de son action qui constitue le dommage, mais la chance perdue d’avoir pu obtenir gain de cause (V. déjà, Civ. 1re, 8 juill. 2003, n° 99-21.504). Ainsi, en l’espèce, le dommage ne résidait pas dans l’irrecevabilité du pourvoi formé, mais dans la chance perdue de voir celui-ci aboutir à la cassation escomptée.
L’appréciation de la probabilité de réussite de l’action manquée exige du juge qu’il recherche, « s’il existait une chance sérieuse de succès de l’action (…), en reconstituant fictivement, au vu des conclusions des parties et des pièces produites aux débats, la discussion qui aurait pu s’instaurer devant le juge » (Civ. 1re, 4 avr. 2001, n° 98-11.364 ; Civ. 1re, 2 avr. 2009, n° 08-12.848). Comme le rappelle la décision rapportée, la victime doit donc présenter les arguments qu'elle aurait développés au procès (Civ. 2e, 15 janv. 1997, n° 95-13.481 ; Civ. 1re, 4 avr. 2001, Bull.I, n°101). En l’espèce, la perte de chance devait être indemnisée dès lors qu’il était plus que vraisemblable que sans le retard fautif de l’avocat, le moyen omis avait de très fortes chances de justifier la cassation (contra, Civ. 2e, 30 juin 2004, n° 03-13.235; Civ. 1re, 16 janv. 2013, n° 12-14.439 ; Civ. 1re, 20 févr. 2019, n° 17-50.056), la Cour soulignant en effet la « forte probabilité » de censure de l’arrêt attaqué.
Le dommage constitué par la perte de chance étant ainsi caractérisé, encore fallait-il rappeler qu’une faute imputable à l’avocat en avait été la cause. En effet, la responsabilité civile professionnelle des avocats ne déroge pas aux règles du droit de la responsabilité civile, en sorte que l’engagement de leur responsabilité suppose de rapporter la preuve traditionnelle d’un manquement auquel se rattache, par un lien de causalité direct et certain, un préjudice réparable. Tenus d’une seule obligation de moyens, les avocats, s’ils doivent tout mettre en œuvre pour obtenir une décision favorable à leur client, ne peuvent se voir reprocher de ne pas y être parvenus, à moins qu’une faute puisse leur être reprochée telle que celle, non discutée, relevée en l’espèce, que la Haute cour prend soin de souligner en préambule de l’énoncé de sa solution. C’est encore en application du triptyque propre à l’engagement de la responsabilité civile qu’elle écarte la chance perdue par le demandeur d’avoir pu obtenir la réparation d’un préjudice moral, faute de lien causal établi avec la faute commise.
Si une fois ces conditions établies, et notamment le préjudice de perte de chance, l’avocat engage sa responsabilité, l'indemnisation qu’il sera tenu de verser sera fixée en fonction de la probabilité de survenance de la chance perdue, sans que celle-ci ne puisse jamais être égale à l'avantage qu'elle aurait procuré si elle s'était réalisée. Ainsi, en cas de faute de l'avocat dans la conduite du procès, il n'est pas possible d'indemniser son client comme s'il avait effectivement gagné le procès (Civ. 1re, 9 avr. 2002, n° 00-13.314). La chance étant par nature aléatoire, l’indemnisation de sa perte ne peut correspondre à la totalité du gain espéré ; l’aléa pris en compte, l’étendue de l’indemnisation dépend donc des chances de succès qu'avait la victime, cette appréciation relevant du pouvoir souverain des juges du fond. Les dommages-intérêts ne doivent donc représenter qu'une fraction, plus ou moins importante selon la probabilité de sa réalisation, de l'avantage escompté. En l’espèce, ils correspondent à la somme de 30 000 euros résultant, comme le précise la Cour, d’une double appréciation, liée à la réussite probable de l’action engagée sur le fond mais également à la solution sans doute plus défavorable au demandeur qu’aurait adoptée la cour de renvoi au regard des lacunes du premier jugement rendu quant à l’indemnisation du préjudice matériel des victimes.
Civ. 1re, 22 janv. 2020, n° 18-50.068
Références
■ Civ. 2e, 30 juin 2016, n° 14-24.671
■ Civ. 1re, 4 juin 1996, n° 93-21.135 P
■ Civ. 2e, 11 juin 2015, n° 14-17.770, 14-17.708 et 14-14.217
■ Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703 P : RTD civ. 1991. 121, note P. Jourdain.
■ Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674 P : D. 2006. 3013
■ Civ. 1re, 30 avr. 2014, n° 12-22.567 P : D. 2014. 1044 ; ibid. 2015. 124, obs. P. Brun et O. Gout
■ Civ. 1re, 8 juill. 2003, n° 99-21.504 P
■ Civ. 1re, 4 avr. 2001, n° 98-11.364 P : AJDI 2001. 553
■ Civ. 1re, 2 avr. 2009, n° 08-12.848 P : D. 2009. 1142
■ Civ. 2e, 15 janv. 1997, n° 95-13.481
■ Civ. 1re, 4 avr. 2001, n° 98-11.364 P : AJDI 2001. 553
■ Civ. 2e, 30 juin 2004, n° 03-13.235 P
■ Civ. 1re, 16 janv. 2013, n° 12-14.439 P : D. 2013. 619, obs. I. Gallmeister, note M. Bacache ; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 169, obs. T. Wickers ; D. avocats 2013. 196, note M. Mahy-Ma-Somga et J. Jeannin ; RTD civ. 2013. 380, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 20 févr. 2019, n° 17-50.056 P : Dalloz Actu Étudiant, 1er avril 2019, note Merryl Hervieu
■ Civ. 1re, 9 avr. 2002, n° 00-13.314 P: D. 2002. 1469
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