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Droit de la consommation
Le déséquilibre significatif à l’épreuve de l’exigence de transparence
Dans deux arrêts rendus le 20 avril dernier, la première chambre civile conjugue, sous l’influence européenne, le contrôle des clauses abusives et celui de l’obligation d’information et de mise en garde du banquier dans le cadre de prêts libellés en devises étrangères.
Civ. 1re, 20 avr. 2022, n° 19-11.599 et 20-16.316
Il y a quelques temps (Civ. 1re, 30 mars 2022, n° 19-17.996), la Cour de cassation, s’inspirant du principe de transparence matérielle de la clause dégagé en matière de clause abusive par les juges européens (v. surtout, CJUE, 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance, aff. C-776/19), avait effectué un revirement de jurisprudence pour imposer au banquier un devoir d’information de l’emprunteur sur le risque des conséquences économiques négatives dans un contrat de prêt libellé en devises étrangères. Invitée à statuer dans le contentieux Helvet Immo à la suite d’un pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 17 avril 2019 rendu sur renvoi après cassation (Civ. 1re, 16 mai 2018, n° 17-11.337) la première chambre civile de la Cour de cassation avait ainsi énoncé pour la première fois, sous le visa de l’ancien article 1147 du code civil (d’où elle déduit depuis une jurisprudence ancienne le devoir de mise en garde du banquier), que lorsqu’elle consent un prêt libellé en devise étrangère, stipulant que celle-ci est la monnaie de compte et que l’euro est la monnaie de paiement et ayant pour effet de faire peser le risque de change sur l’emprunteur, la banque est tenue de fournir à celui-ci des informations suffisantes et exactes lui permettant de comprendre le fonctionnement concret du mécanisme financier en cause et d’évaluer ainsi le risque des conséquences économiques négatives, potentiellement significatives, d’une telle clause sur ses obligations financières pendant toute la durée de ce même contrat, notamment en cas de dépréciation importante de la monnaie ayant cours légal dans l’État où celui-ci est domicilié et d’une hausse du taux d’intérêt étranger. Elle avait alors cassé l’arrêt d’appel de la Cour d’appel de Paris pour n’avoir pas procédé à cette recherche.
Dans les deux affaires qu’elle devait ici trancher, la Cour de cassation était, contrairement à l’affaire précédente, invitée à se prononcer directement sur le caractère abusif de deux clauses stipulées dans un contrat de prêt libellé en devise étrangère. Dans la première (n° 20-16.316) lui était soumise la clause d’un prêt dit « multi-devises », d’1,5 million d’euros ou « l'équivalent, à la date de tirage du prêt, dans l'une des principales devises européennes, dollars américains ou yens japonais ». Le prêt avait finalement été tiré en francs suisses puis converti en euros. Donnant gain de cause au demandeur qui dénonçait l’abus d’une telle conversion, la Haute cour fait une première application de son récent revirement pour admettre, sur le fondement de l’ancien article L. 132-1 du code de la consommation et de la jurisprudence de la CJUE, l’existence d’un déséquilibre significatif que la cour d’appel avait, en méconnaissance de la nouvelle solution retenue, refusé de caractériser au motif que « le risque de variation du taux de change ne dépend pas de la volonté des parties, et en particulier de celle de la banque », et que « l'emprunteur était maître du choix de la devise dans laquelle le prêt était tiré, ce dont il résulte que la banque n'a nullement imposé à l'emprunteur une devise à son détriment ». Après avoir relevé que « les documents remis au consommateur ne lui permettaient pas d'évaluer les conséquences économiques, potentiellement significatives, de la clause (…) ce dont il résultait que la banque n'avait pas satisfait à l'exigence de transparence à l'égard du consommateur », la Haute juridiction censure la décision des juges du fond pour avoir conclu à l’absence de déséquilibre significatif alors que la clause de monnaie étrangère crée un tel déséquilibre lorsque la banque n’a pas, tel qu’en l’espèce, expliqué clairement à l’emprunteur les risques qu’elle génère. Il est vrai que ces prêts multi-devises créent nécessairement, en raison du tirage du prêt dans une autre devise que l’euro, des risques pour l’emprunteur que l’exigence de transparence a précisément pour effet de tempérer, comme le confirme la seconde affaire soumise à la première chambre civile concernant le déséquilibre créé par la clause de monnaie de compte stipulée dans un prêt libellé en francs suisses mais remboursable en euros (n° 19-11.599). Alors que la cour d’appel avait refusé de le juger significatif au motif que les variations engendrées étaient subies réciproquement par les deux parties, la cassation de leur décision est prononcée pour défaut de base légale car la Cour de cassation rappelle que les juges du fond devaient en tout état de cause rechercher si la banque avait fourni aux emprunteurs des informations suffisantes et exactes sur le fonctionnement concret du prêt.
Le principe de transparence matérielle résulte de l’interprétation de l’article 4.2 de la directive selon lequel « l’appréciation du caractère abusif des clauses ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation entre le prix et la rémunération, d’une part, et les services ou les biens à fournir en contrepartie, d’autre part, pour autant que ces clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible » (C. consom., art. L. 212-1, al. 3). La Cour de justice a en effet affirmé que « l’exigence de rédaction claire et compréhensible des clauses […] posée par la directive doit être entendue de manière extensive » afin de satisfaire à l’information du consommateur (CJUE 30 avr. 2014, Kásler et Káslerné Rábai, aff. C-26/13). Concrètement, l’exigence de transparence des clauses ne se réduit pas au caractère compréhensible de celles-ci sur un plan formel et grammatical. Elle suppose de vérifier que le professionnel a, en outre, fourni une information précontractuelle « permettant à un consommateur moyen […] de comprendre le fonctionnement concret du mécanisme financier en cause et d’évaluer ainsi le risque des conséquences économiques négatives, potentiellement significatives, de telles clauses sur ses obligations financières pendant toute la durée de ce même contrat » (CJUE, gr.ch., 3 mars 2020, Gómez del Moral Guasch, aff. C-125/18, pt 49).
Or, avant l’arrêt de revirement précité, la Cour de cassation considérait dans les affaires de prêts libellés en devises étrangères qu’il suffisait que les variations du mécanisme de change aient été exposées au consommateur (Civ. 1re, 20 févr. 2019, nos 17-31067 et 17-31.065) pour considérer que les clauses portant sur l’objet principal du contrat étaient claires et compréhensibles, et par conséquent exemptes du contrôle de l’abus. Cependant, cette jurisprudence semblait condamnée par l’arrêt BNP Paribas dans lequel la CJUE a énoncé que « l’article 4, paragraphe 2, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens que, dans le cadre d’un contrat de prêt libellé en devise étrangère, l’exigence de transparence des clauses de ce contrat qui prévoient que la devise étrangère est la monnaie de compte et que l’euro est la monnaie de paiement et qui ont pour effet de faire porter le risque de change sur l’emprunteur, est satisfaite lorsque le professionnel a fourni au consommateur des informations suffisantes et exactes permettant à un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, de comprendre le fonctionnement concret du mécanisme financier en cause et d’évaluer ainsi le risque des conséquences économiques négatives, potentiellement significatives, de telles clauses sur ses obligations financières pendant toute la durée de ce même contrat » (CJUE, 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance, préc.). Hormis la référence à la directive 93/13, qui n’était pas applicable à la question du devoir d’information du banquier, la solution de la CJUE fut explicitement reprise par la Cour de cassation pour opérer son revirement. Dans l’arrêt du 30 mars précité, elle induisit donc du principe de transparence matérielle des clauses un devoir d’information du banquier sur le risque des conséquences économiques négatives que l’emprunteur est susceptible de subir.
Portant cette fois sur le caractère abusif des clauses contestées, les décisions rapportées se présentent comme la mise en œuvre concrète et directe du revirement opéré. S’inscrivant dans les brisées européennes, la Cour de cassation admet d’inférer l’abus du manquement du banquier à son devoir d’information, lequel découle du principe de transparence matérielle dégagé sur le fondement de la directive 93/13 sur les clauses abusives. Dans l’arrêt n° 20-16.316, la Cour de cassation indique que la cour d’appel avait retenu que les documents ne permettaient pas d’évaluer les conséquences économiques de la clause autorisant le tirage du prêt si bien que l’obligation de transparence avait été violée et le déséquilibre significatif, caractérisé. Cette synergie entre le contrôle de l’abus et celui de l’obligation d’information du banquier se retrouve également dans l’arrêt n° 19-11.599 : à l’effet de contrôler le maintien de l’équilibre du contrat, la cour d’appel de renvoi devra vérifier si des informations concrètes, pertinentes et suffisantes ont été délivrées aux emprunteurs
Si l’accord des juges internes et supranationaux sur ce point ne peut qu’être salué, l’acception qu’ils partagent de la notion de déséquilibre significatif suscite toutefois une réserve : objet d’une appréciation en principe objective, l’abus se voit désormais, sous l’influence de l’exigence de transparence, teinté d’une subjectivité nouvelle. En effet, c’est une chose de savoir si une clause emporte objectivement un déséquilibre significatif, c’en est une autre de savoir si elle a été souscrite en toute connaissance de cause. On y verra une volonté accrue des magistrats de protéger l’emprunteur contre l’abus en rehaussant le degré de contrôle de l’information délivrée quitte à s’affranchir du critère traditionnel du déséquilibre significatif.
Références :
■ Civ. 1re, 30 mars 2022, n° 19-17.996 : DAE, 22 avr. 2022, note Merryl Hervieu, D. 2022. 974, note J. Lasserre Capdeville
■ CJUE, 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance, aff. C-776/19 : D. 2021. 2288, note C. Aubert de Vincelles ; ibid. 2022. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 574, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RDI 2021. 650, obs. J. Bruttin ; RTD com. 2021. 641, obs. D. Legeais
■ Civ. 1re, 16 mai 2018, n° 17-11.337 : D. 2018. 1069 ; ibid. 2106, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; ibid. 2019. 279, obs. M. Mekki ; ibid. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; ibid. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; AJ contrat 2018. 330, obs. J. Lasserre-Capdeville ; RTD eur. 2019. 410, obs. A. Jeauneau
■ CJUE, 30 avr. 2014, Kásler et Káslerné Rábai, aff. C-26/13 : D. 2014. 1038 ; RTD eur. 2014. 715, obs. C. Aubert de Vincelles ; ibid. 724, obs. C. Aubert de Vincelles
■ CJUE, gr.ch., 3 mars 2020, Gómez del Moral Guasch, aff. C-125/18, pt 49 : D. 2020. 484 ; ibid. 2021. 594, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; AJ contrat 2020. 242, obs. V. Legrand
■ Civ. 1re, 20 févr. 2019, nos 17-31.067 et 17-31.065 : D. 2019. 2009, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; AJDI 2019. 708, obs. O. Poindron et J. Moreau ; Rev. prat. rec. 2020. 23, chron. R. Bouniol ; RTD com. 2019. 463, obs. D. Legeais ; RTD eur. 2020. 768, obs. A. Jeauneau
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