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Droit de la responsabilité civile
L’exonération totale du gardien de la chose par un cas de force majeure : maintien du critère de l’imprévisibilité
Pour exonérer totalement le gardien de sa responsabilité du fait des choses, l’événement constitutif de la force majeure doit être non seulement extérieur et irrésistible, mais également imprévisible pour l’auteur du dommage ; or la simple modification de sa trajectoire par un skieur participant à une épreuve de ski-cross ne constitue pas un événement imprévisible pour un autre concurrent.
Civ. 2e, 19 sept. 2024, n° 23-10.638
Lors d’une compétition de ski-cross, deux participants avaient chuté alors qu’ils skiaient côte à côte. Devenu tétraplégique à la suite de cette chute, l’un des deux participants avait assigné en responsabilité son concurrent, en sa qualité de gardien des skis instruments du dommage. Pour le débouter de sa demande, la cour d’appel retint que s’il n’avait pas commis de faute, et que les skis de son concurrent avaient bien joué un rôle causal dans l’accident, son positionnement sur le lieu de l’accident n’en avait pas moins constitué, par son extériorité, son imprévisibilité et son irrésistibilité, rendant toute manœuvre impossible pour son concurrent qui se trouvait en l’air en plein saut, une cause étrangère exonératoire de responsabilité. Ainsi, dans la mesure où il n’aurait pas été possible d’en anticiper la survenance ni d’en empêcher ou d’en maîtriser les effets, la modification par la victime de sa trajectoire constituait un cas de force majeure, justifiant d’exonérer le skieur à l’origine du dommage de toute responsabilité. Pour les juges du fond, le comportement de la victime constituait donc pour le gardien une cause exonératoire de sa responsabilité du fait des choses. La victime forma un pourvoi, au moyen que l’irrésistibilité et l’imprévisibilité constitutifs de la force majeure s’apprécient au regard des circonstances particulières de la cause et que, dans une compétition sportive de haut niveau de ski-cross, « n’est pas imprévisible le simple positionnement non rectiligne d’un concurrent ». Adhérant à la thèse du pourvoi, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel, au visa de l’article 1242 al. 1 du Code civil (anc. art. 1384, al. 1). Après avoir affirmé qu’« un événement n’est constitutif de la force majeure permettant de s’exonérer de la responsabilité prévue par ce texte que s’il est imprévisible, irrésistible et extérieur », la Haute juridiction juge que « la simple modification de sa trajectoire par un skieur engagé dans une épreuve de ski-cross ne constitue pas un événement imprévisible pour un autre concurrent ».
Ce faisant, la Cour de cassation maintient un contrôle des critères constitutifs de la force majeure qui permet, depuis l’illustre arrêt Jand'heur, d’exonérer totalement le gardien d’une chose de sa responsabilité (Cass., ch. réunies, 13 févr. 1930). Comme dans les autres hypothèses d’engagement de la responsabilité délictuelle, la force majeure est une cause d’exonération totale pour le gardien de la chose. La pratique jurisprudentielle révèle toutefois que celle-ci n’est qu’exceptionnellement retenue, compte tenu de l’appréciation restrictive de la notion par la Cour de cassation. Pourtant, à l’origine, la Haute juridiction, protectrice des intérêts du gardien, se contentait de la démonstration d'une cause étrangère raisonnablement imprévisible pour admettre l'exonération totale de sa responsabilité. Ainsi, le gardien normalement prudent et diligent pouvait-il être exonéré de sa responsabilité en se prévalant utilement de l'imprévisibilité de l’événement dommageable. Mais cette souplesse d’appréciation, dont la jurisprudence a fait preuve jusqu’au début des années quatre-vingt, présentait l’inconvénient de réintégrer la notion de faute, en faisant dépendre l’engagement de la responsabilité du gardien de la négligence ou de l’imprudence de son comportement, au sein d’une responsabilité objective sans lien avec une quelconque faute. C’est sans doute la raison pour laquelle la jurisprudence ultérieure s’est montrée plus sévère, la Cour de cassation faisant preuve d’une appréciation rigoureuse des éléments constitutifs de la force majeure, notamment de celui lié à l’imprévisibilité de l’événement, au point que l’exonération totale du gardien par la preuve d'une cause étrangère serait « devenue largement théorique, (…) révélant une contradiction consistant à affirmer l'existence d'une cause d'exonération tout en refusant systématiquement de reconnaître la réunion de ses conditions » (S. Hocquet-Berg, « Gardien cherche force majeure désespérément » ; RCA 2003, étude 12).
En vérité, l’exonération totale du gardien d’une chose est limitée aux hypothèses de dommages volontairement provoqués par la victime, ou par un tiers (v. Fait des choses : illustration du fait du tiers totalement exonératoire de la responsabilité du gardien, DAE, 22 mars 2018, note M.H.). Il est vrai que la force majeure peut s’inférer de la faute de la victime ou du fait d’un tiers mais en l’espèce, n’était en cause ni une faute de la victime, exclue par les juges du fond, ni l’intervention d’un tiers. En outre, le critère tiré de l’imprévisibilité de l’événement constitutif de force majeure faisait obstacle, selon la Cour de cassation, à l’exonération du gardien. Déjà observé, le contrôle étroit de ce critère par les hauts magistrats aboutit en l’espèce à la censure des juges du fond (v. dans le même sens, Civ. 2e, 30 nov. 2023, n° 22-16.820, à propos d’un accident survenu lors d’une compétition sportive de motards : « n’est pas imprévisible pour les motards qui le suivent la chute d’un pilote sur un circuit »). Par essence contextuel, ce critère de l’imprévisibilité suppose d’apprécier l’événement au regard d’un ensemble de circonstances (de temps, de lieu, d’espèce). Or au cas d’espèce, l’imprévisibilité devait être écartée tant au regard de l’activité considérée, impliquant l’acceptation des risques prévisibles pour les concurrents, que du haut niveau des participants, leur permettant d’anticiper la survenance de tels risques, dont celui effectivement advenu. Au regard de ce contexte, la position adoptée par les juges du fond se révélait sans doute exagérément favorable au gardien, qui devait donc voir sa responsabilité engagée sur le fondement du fait des choses, sans exonération ni partage (v. pour cette dernière hypothèse, Civ. 2e, 7 avr. 2022, n° 20-19.746).
Illustrant les difficultés nées de la mise en œuvre du critère de l’imprévisibilité, la solution rapportée vient au soutien des critiques adressées au maintien de ce critère dans le domaine extracontractuel. Rappelons que si la définition de la force majeure est désormais codifiée en matière contractuelle (C. civ., art. 1218), il n’en va pas de même en matière extracontractuelle et ce silence conduit certains à proposer de faire varier la notion selon le domaine considéré (v. not. le projet de réforme de la responsabilité civile déposé devant le Sénat en 2020). Ainsi en matière délictuelle et quasi-délictuelle, l’utilité du critère d’imprévisibilité est parfois contestée : si le contrat est un acte de prévision et de partage des risques, le domaine extracontractuel échappe par définition à ce postulat si bien qu’évincer le critère d’irrésistibilité devrait être envisagé. En cas de délit ou de quasi-délit, raisonner en termes d’irrésistibilité pourrait suffire : force est en effet d’admettre que celui qui cause accidentellement un dommage ne peut jamais en prévoir la survenance, et qu’on peine à percevoir à quel moment, en pratique, il pourrait le prévoir (Au moment de l’impact ? En débutant l’activité concernée ?). Pourtant, la Cour de cassation demeure attachée à ce critère d’imprévisibilité, comme en témoigne la décision rapportée, qui illustre également le rôle que celle-ci se confère dans l’appréciation d’un tel critère, lequel appelle aussi quelques réserves. Eminemment casuistique, le critère de l’imprévisibilité suppose en effet une appréciation circonstancielle globale de ce qui relève ou non d’un cas de force majeure, ce qui devrait naturellement rester le domaine réservé des juges du fond, quand il devient un domaine partagé avec le juge du droit, dont ce n’est pas précisément la mission (v. déjà, Civ. 2e, 30 nov. 2023, préc.).
Références :
■ Cass., ch. réunies, 13 févr. 1930
■ Civ. 2e, 30 nov. 2023, n° 22-16.820 : D. 2024. 526, note J.-M. Chandler ; RTD civ. 2024. 424, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 7 avr. 2022, n° 20-19.746 : D. 2022. 1454, note S. François ; ibid. 2023. 34, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; Rev. prat. rec. 2022. 25, chron. D. Gantschnig
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