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[ 30 octobre 2019 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Liberté d’expression : l’outrance n’est pas forcément un outrage

S’il commet un délit de presse, le diffuseur d’un message injurieux ne commet pas de faute civile dès lors que le message, inscrit dans le contexte d’une campagne électorale et présenté sur un mode ouvertement satirique, empêche de considérer que ce dernier a franchi les limites de la liberté d’expression et de lui imputer l’élément moral constitutif du délit d’injure.

Une chaîne de télévision avait diffusé dans une émission de divertissement une séquence au cours de laquelle, à l’issue de l’interview de l’un des candidats à l’élection présidentielle, avaient été montrées des affiches, publiées trois jours auparavant par un célèbre journal satirique, concernant ces candidats. L’une de ces affiches représentait un excrément fumant surmonté de la mention « X., la candidate qui vous ressemble ». Cette dernière avait déposé une plainte avec constitution de partie civile en soutenant que cette comparaison constituait, à son égard, l’infraction d’injure publique envers un particulier. Renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef de complicité de cette infraction, l’animateur de l’émission avait été relaxé. Le jugement avait, en outre, rejeté la demande de dommages-intérêts formée par la partie civile, laquelle avait alors interjeté appel de ce jugement. La cour d’appel de Paris, qui, en l’absence d’appel du ministère public, n’avait été investie que du pouvoir de statuer sur l’action civile, confirma le jugement en ses dispositions civiles. L’ancienne candidate s’étant pourvue en cassation, la chambre criminelle, par arrêt du 20 septembre 2016, avait cassé l’arrêt d’appel aux motifs que « le dessin et la phrase poursuivis, qui portaient atteinte à la dignité de la partie civile en l’associant à un excrément, fût-ce en la visant en sa qualité de personnalité politique lors d’une séquence satirique de l’émission précitée, dépassait les limites admissibles de la liberté d’expression ». Par arrêt du 20 septembre 2017, la cour d’appel de Paris, autrement composée, avait confirmé le jugement en ses seules dispositions civiles. L’intéressée forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt, au moyen que toute injure au sens de l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse constitue une atteinte à la dignité de la personne visée et qu’en l’espèce, la cour d’appel n’avait pas recherché si, au-delà du caractère injurieux de l’affiche incriminée qu’elle admettait comme établi, était également caractérisée une atteinte à la dignité de la partie civile ; en l’associant à un excrément, même si cette affiche s’inscrivait dans une forme d’humour satirique à connotation scatologique, l’image de la partie civile ainsi dévoyée, renvoyant tant à celle-ci qu’à son électorat, dépassait donc les limites admissibles de la liberté d’expression ; elle invoquait enfin le principe selon lequel l’injure est présumée faite avec une intention coupable et que si cette présomption peut céder devant la preuve contraire, celle-ci ne saurait résulter en l’espèce de ce que l’animateur s’était contenté d’exhiber, dans le cadre de la séquence d’une émission polémique, l’affiche litigieuse en précisant son origine et en donnant un avertissement sur son caractère satirique, ces éléments n’étant nullement de nature à démontrer qu’il n’avait pas conscience que cette affiche était injurieuse à son endroit. Le pourvoi est rejeté. 

■ La Cour commence par rappeler que, en ce qu’elle constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, la liberté d’expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme. A ce titre, la restriction qu’apporte à la liberté d’expression l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881, qui réprime l’injure, définie comme « toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait, en ce qu’elle constitue un délit de presse, peut donc être justifiée si elle poursuit l’un des buts énumérés au texte précité de la Convention. Parmi ces buts, figure la protection de la réputation de la personne (CEDH 22 avr. 2010, Haguenauer c/ France, n° 34050/05) laquelle, même lorsque celle-ci est mise en cause dans le cadre d’un débat public, continue de relever de son identité personnelle et de son intégrité morale et, dès lors, de sa vie privée, protégée par l’article 8 de la Convention (CEDH 15 nov. 2007, Pfeifer c/ Autriche, n° 12556/03, § 35). Le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient donc au juge saisi de rechercher, en cas de conflit, un juste équilibre entre ces deux droits. L’Assemblée plénière précise en revanche que la notion, pourtant fondamentale, de la dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés par la Convention : si elle en constitue l’essence (CEDH 22 nov. 1995, S. W. c/ Royaume-Uni, n° 20166/92, § 44), elle ne saurait néanmoins être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression. Ainsi l’assemblée plénière refuse-t-elle l’idée d’exclure tout contrôle de proportionnalité au seul motif d’une éventuelle atteinte à la dignité causée par l’injure incriminée. Elle admet néanmoins que l’atteinte à la dignité soit prise en considération dans la balance des intérêts en présence. Il est vrai que selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, à laquelle l’Assemblée plénière fait expressément référence, l’atteinte portée à la dignité de la personne humaine est essentiellement mise en avant pour justifier la prohibition radicale des messages racistes, xénophobes ou antisémites (V. not. CEDH 10 nov. 2015, Z... M'Bala M'Bala c/ France, n° 25239/13, not. § 39152), mais très rarement pour brider la liberté d’expression (Procureur général, avis, 4.2.3.1, p. 34), sans doute en raison de la place limitée de la notion de dignité humaine dans la loi du 29 juillet 1881 (op. cit., 4.2.2, p. 33).

■ Aussi bien, poursuit la Cour, pour déterminer si la publication litigieuse doit être incriminée, il suffit de rechercher si elle est constitutive d’un abus dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. L’exigence de proportionnalité impliquait en l’espèce de rechercher si, au regard des circonstances particulières de l’affaire, l’affiche contestée dépassait les limites admissibles de la liberté d’expression, faute de quoi, alors même que le caractère matériellement injurieux de l’affiche avait été établi par la juridiction d’appel, les faits objet de la poursuite ne pouvaient donner lieu à des réparations civiles. Autrement dit, le contrôle de proportionnalité, qui s’opère également en matière d’infractions de presse, peut conduire à la neutralisation des incriminations prévues par la loi du 29 juillet 1881 si les motifs invoqués pour justifier le dépassement de telles limites ne sont pas jugés pertinents et suffisants pour restreindre l’exercice de la liberté d’expression. Or la Haute cour approuve l’analyse en termes de proportionnalité, sur laquelle elle exerce un contrôle entier, étendant ainsi le principe même d’une telle appréciation au stade de la cassation, qui a conduit la cour d’appel à retenir que de telles limites n’avaient pas été franchies. Dans la présente affaire, elle confirme la pertinence des critères cumulés tirés du fait que l’affiche, initialement publiée dans un journal revendiquant le droit à l’humour et à la satire, comportait une appréciation du positionnement politique de la personne caricaturée dans le contexte, d’intérêt général, d’une campagne électorale, que cette affiche avait été montrée en même temps que d’autres, parodiant chacun des candidats à cette élection, dans une séquence polémique de l’émission s’apparentant à une sorte de revue de presse, mention ayant expressément été faite par l’animateur que ces affiches émanaient d’un journal satirique et présentaient elles-mêmes un caractère polémique. La cour d’appel, qui a exactement apprécié le sens et la portée de cette affiche à la lumière des éléments extrinsèques qu’elle a souverainement analysés, en a donc déduit, à bon droit, que la publication litigieuse ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression. Précisons ici que la Cour de Strasbourg manifeste une très large tolérance à l’égard de propos pouvant être regardés comme injurieux au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 lorsqu’ils s’inscrivent dans le contexte d’un débat d’intérêt général et sont relatifs à des personnages publics (CEDH 12 avr. 2012, Lesquen c/ France, n° 54216/09 ; CEDH 14 mars 2013, Eon c/ France, n° 26118/10) et que la liberté d’expression doit être conçue de manière d’autant plus large lorsque le message péjoratif litigieux a été diffusé sur un mode satirique, notamment dans un journal ou une émission ayant fait sa marque de fabrique de ce mode d’expression (CEDH 25 janv. 2007, Vereinigung Bildender Künstler c/ Autriche, n° 8354/01 (pour une caricature représentant des personnalités se livrant à des activités sexuelles) ; CEDH 20 oct. 2009, Alves da Silva c/ Portugal, n° 41665/07 ; CEDH 14 mars 2013, Eon c/ Francepréc. ; CEDH 17 sept. 2013, Welsh et Silva Canha c/ Portugal, n° 16812/11 ; CEDH 5 juill. 2016, Ziembinski c/ Pologne, n° 1799/07 ; CEDH 22 nov. 2016, Grebineva et Alisimchik c/ Russie, n° 8918/05, § 58-59 ; CEDH 30 oct. 2018Kaboglu et Oran c/ Turquie, n° 1759/08, 50766/10 et 50782/10), En outre, l’homme ou la femme politique doit « faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique, surtout dès lors que cette dernière [a lieu] sous forme de satire » (CEDH 17 sept. 2013, Welsh et Silva Canha c/ Portugal, préc., § 30).

■ L’arrêt étant légalement justifié par la seule constatation du respect des limites reconnues à la liberté d’expression, la Cour juge la dernière branche du moyen, relatif au renversement de la présomption d’intention coupableinopérante. Elle étend ainsi la solution retenue en matière de diffamation, l’auteur de propos diffamatoires pouvant s’exonérer de la présomption d’intention coupable qui pèse sur lui par la preuve de sa « bonne foi ». La bonne foi résulte classiquement de la combinaison de quatre circonstances présentant, pour deux d’entre elles absence d’animosité personnelle et prudence dans l’expression -  un caractère subjectif, et, pour les deux autres - légitimité du but poursuivi et existence d’une enquête sérieuse - un caractère objectif (V. notam. Civ. 2e, 27 mars 2003, n° 00-20.461) Toutefois, à la différence de la diffamation, l’injure ne connaît pas, en principe, l’exception de bonne foi. La solution appliquée en matière de diffamation ne peut, de toute évidence, être appliquée purement et simplement en matière d’injure. Certains critères, comme l’exigence d’une enquête sérieuse ou, selon la formulation européenne, d’une « base factuelle suffisante », seraient inadaptés voire déplacés. 

Cette décision montre qu’il est néanmoins possible d’admettre, à propos du délit d’injure, qu’un certain nombre de circonstances puissent, non pas établir l’absence d’intention ou d’élément moral mais justifier l’exonération de la personne mise en cause, au nom de la liberté d’expression. C’est d’ailleurs le sens de plusieurs arrêts rendus par la Chambre criminelle (Crim. 21 juin 2011, n° 11-90.046 ; Crim. 2 oct. 2012, n° 12-84.932) qui évoquent non une présomption d’intention coupable mais « une présomption d'imputabilité de l'élément moral ». Renverser une telle présomption ne vise pas à démontrer l’absence d’intention mais à établir qu’en raison des circonstances dans lesquelles l’injure a été proférée, cette intention n’est pas imputable, l’excès dénoncé étant justifié, tel qu’en l’espèce, par la liberté d’expression

Cass., ass. plén., 25 oct. 2019, n° 17-86.605

Références

■ Convention européenne des droits de l’homme 

Article 10 « Liberté d'expression. 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

■ Crim. 20 sept. 2016, n° 15-82.942 P : Dalloz Actu Étudiant, 12 oct. 2016 ; D. 2016. 1929 ; ibid. 2017. 181, obs. E. Dreyer ; RSC 2016. 547, obs. J. Francillon

■ CEDH 22 avr. 2010, Haguenauer c/ France, n° 34050/05 : Légipresse 2010. 9.

■ CEDH 15 nov. 2007, Pfeifer c/ Autriche, n° 12556/03 : AJDA 2008. 978, chron. J.-F. Flauss

■ CEDH 22 nov. 1995, S. W. c/ Royaume-Uni, n° 20166/92 : AJDA 1996. 445, note J.-P. Costa ; RSC 1996. 473, obs. R. Koering-Joulin

■ CEDH 10 nov. 2015, Z... M'Bala M'Bala c/ France, n° 25239/13 : Dalloz actualité, 13 nov. 2015, obs. J.-M. Pastor, AJDA 2015. 2118 ; ibid. 2512, note X. Bioy ; RSC 2015. 877, obs. J. Francillon.

■ CEDH 12 avr. 2012, Lesquen c/ France, n° 54216/09 : AJDA 2012. 789 ; Légipresse 2012. 408 et les obs. ; RFDA 2012. 941, note S. Manson ; Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize

■ CEDH 14 mars 2013, Eon c/ France, n° 26118/10 : Dalloz Actu Étudiant, 21 mars 2013 ; Dalloz actualité, 19 mars 2013, obs. O. Bachelet ; AJDA 2013. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2013. 968, obs. S. Lavric, note O. Beaud ; ibid. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ pénal 2013. 477, obs. C. Porteron ; RFDA 2013. 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; ibid. 594, chron. N. Droin ; Constitutions 2013. 257, obs. D. de Bellescize ; RSC 2013. 670, obs. D. Roets.

■ CEDH 25 janv. 2007, Vereinigung Bildender Künstler c/ Autriche, n° 8354/01 : AJDA 2007. 902, chron. J.-F. Flauss.

■ CEDH 20 oct. 2009, Alves da Silva c/ Portugal, n° 41665/07 

■ CEDH 17 sept. 2013, Welsh et Silva Canha c/ Portugal, n° 16812/11 

■ CEDH 5 juill. 2016, Ziembinski c/ Pologne, n° 1799/07

■ CEDH 22 nov. 2016, Grebineva et Alisimchik c/ Russie, n° 8918/05

■ CEDH 30 oct. 2018, Kaboglu et Oran c/ Turquie, n° 1759/08, 50766/10 et 50782/10 : RSC 2019. 190, obs. J.-P. Marguénaud

■ Civ. 2e, 27 mars 2003, n° 00-20.461 P

■ Crim. 21 juin 2011, n° 11-90.046

■ Crim. 2 oct. 2012, n° 12-84.932 P : D. 2013. 457, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2013. 7 et les obs. ; Constitutions 2013. 248, obs. D. de Bellescize

 

Auteur :Merryl Hervieu

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