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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Noir c’est noir
Le conseil de l’Ordre d’un barreau peut interdire de porter, avec la robe d’avocat, tout signe manifestant une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique.
Civ. 1re, 2 mars 2022, n° 20-20.185
Un ordre des avocats peut-il interdire à ses membres, lorsqu’ils se présentent à l’audience, le port de signes religieux ostensibles ? C’est à cette question que devait répondre la Cour de cassation dans la décision rapportée. Ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, que ce problème était soulevé : bien avant le présent arrêt et la tribune publiée le 28 février dernier par quarante avocats au barreau de Paris, s’opposant au port du voile dans leur profession, plusieurs conseils de l’ordre l’avaient déjà interdit, quand la doctrine s’emparait également de ce sujet, devenu l’objet de plusieurs rapports consacrés à la laïcité dans la justice (v. not. C. Pauti, La laïcité dans la justice, rapport n 16.47, nov. 2020 ; M. Philip-Gay, La laïcité dans la justice, rapport n° 217.03.15.34, oct. 2019). La portée de la solution ici rendue dépasse donc les circonstances de l’espèce pour nourrir un débat général engagé depuis longtemps et qui s’est ravivé ces dernières années.
Les faits ayant donné lieu à la présente affaire se sont déroulés de la manière suivante : une élève avocate de confession musulmane s’était, au nom de sa liberté de conscience et religieuse, présentée voilée à sa prestation de serment. Précisons qu’en sa qualité d’usager du service public de l’enseignement supérieur, l’élève avocat n’est ni un agent public soumis à l’obligation de neutralité découlant de la loi de séparation de 1905, ni un élève de l’enseignement scolaire soumis à l’interdiction du port des signes ostensibles d’appartenance religieuse par la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004. Toutefois, à l’effet de rétablir l’unité de la profession et l’égalité entre confrères qu’il considérait avoir été rompues par le port de ce signe religieux contraire à la neutralité que symbolise le costume de la profession, le conseil de l’ordre du barreau de Lille avait modifié son règlement intérieur en insérant une clause de neutralité visant à interdire à ses membres de porter sur leur robe tout signe distinctif à l’occasion de leurs activités judiciaires, dont celui manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse. Après l’adoption de cette délibération, le maître de stage de l’élève avocate avait déposé un recours en annulation de cette délibération qui, ne visant en fait que le port du voile islamique, constituerait une « grave discrimination basée sur le genre et la religion » portant atteinte à l’image de son barreau en même temps qu’elle lèserait les intérêts moraux de la profession, justifiant la recevabilité de son action (L. n 71-1130, 31 déc. 1971, art. 19). L’élève avocate contestait également cette délibération, dont elle demandait l’annulation en raison de l’incompétence prétendue d’un conseil de l’ordre pour restreindre l’exercice des libertés fondamentales de religion et de conscience des membres de sa profession, a fortiori de la sienne dès lors que n’ayant pas la qualité d’agents publics, les avocats ne sont pas tenus à une obligation de neutralité. Cependant, ne pouvant, malgré sa prestation de serment, être assimilée à une avocate, la simple élève n’avait pas la qualité pour agir contre la délibération contestée (Décr. n° 91-1197, art. 15) de même qu’elle ne pouvait, pour la même raison, agir sur le fondement de la Conv. EDH garantissant un droit d’accès au juge à toute personne estimant les droits et libertés reconnus par la Convention lésés dans le cadre de l’exercice de ses fonctions officielles (Conv. EDH, art. 13). Quant à elle jugée recevable, la demande en annulation formée par son maître de stage fut néanmoins rejetée au motif que le conseil de l’ordre d’un barreau peut interdire à ses membres, au nom du droit à un procès équitable reconnu à tout justiciable, d’assortir leur robe de signes distinctifs, notamment religieux, dès lors que cette interdiction est circonscrite à leurs activités judiciaires et se trouve ainsi justifiée par leur mission de représentation ou d’assistance d’un justiciable devant une juridiction (Douai, 9 juill. 2020, n° 19/05808). Devant la Cour de cassation, l’avocat soutenait, d’une part, que la délibération litigieuse, en ce qu’elle ne constituait pas une simple règle d'application ou une conséquence nécessaire de l'obligation de revêtir la robe, excédait le champ des attributions réglementaires du conseil de l’ordre d’un barreau, dont l’autonomie du pouvoir de réglementation ne doit pas lui permettre d’imposer à ses membres une obligation de neutralité qu’aucune norme générale, légale ou déontologique, ne prévoit. Il dénonçait, d’autre part, l’atteinte aux libertés de conscience, d’expression et de religion constituée par la généralité de l’interdiction et son absence de légitimité au regard des motifs justificatifs des restrictions portées à l’exercice de ces libertés fondamentales (sécurité publique, protection de l'ordre, santé ou morale publique, protection des droits et libertés d'autrui), l'objectif général, imprécis et abstrait, de « défense de l’égalité des droits des justiciables » avancé par les juges du fond étant par ailleurs déjà garanti par le port de la robe, suffisant à satisfaire l’exigence d’égalité des justiciables devant la loi.
Son pourvoi revenait donc à soumettre à la Haute juridiction les deux questions suivantes : le conseil de l’ordre d’un barreau est-il compétent pour interdire, dans son règlement intérieur, le port de tout signe manifestant une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique, sur la robe d’avocat ? Le cas échéant, une telle règlementation constitue-t-elle, au fond, une atteinte nécessaire, proportionnée et légitime aux libertés fondamentales de conscience, d’expression et de religion ?
■ Le Conseil de l’ordre du barreau est compétent pour interdire le port de signes distinctifs sur la robe - La Cour de cassation juge qu’en l’absence de disposition législative spécifique et à défaut de disposition réglementaire édictée par le Conseil national des barreaux (CNB), il entre dans les attributions d’un conseil de l’ordre de réglementer le port et l’usage du costume de sa profession. En effet, selon l'article 17 de la loi du 31 décembre 1971 et sans préjudice des attributions dévolues au CNB, un conseil de l'ordre a pour attribution de traiter toutes questions intéressant l'exercice de la profession, dont les règles et usages qui la gouvernent incluent naturellement la question du costume de la profession, le port de la robe s’imposant aux avocats dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires (art. 3) C'est dès lors à bon droit que la cour d'appel a retenu que les restrictions apportées concernaient l'exercice de la profession d'avocat et que le conseil de l’ordre lillois avait le pouvoir de modifier son règlement intérieur afin d’interdire le port de tout signe distinctif avec la robe d’avocat. Il est à noter que si le CNB a refusé de modifier le règlement intérieur national de la profession, plusieurs barreaux y avaient, avant celui de Lille, procédé et proscrit notamment le port du voile islamique. Ils en ont, confirme ici la Cour, la compétence, le costume d’audience contenant une symbolique intéressant l’exercice de la profession qu’un conseil de l’ordre est libre de réglementer. Dans un rapport du 18 novembre 2016 consacré au port de signes religieux par les avocats à l’audience, le bâtonnier Le Mière soulignait en ce sens qu’« en charge du respect de la dignité de la profession, un conseil de l’ordre peut intervenir pour éviter que se développent des fantaisies vestimentaires transformant la robe en accessoire de mode ou en panneau d’affichage de revendications politiques, philosophiques ou religieuses ». L’absence de réglementation de cette question au niveau national peut toutefois être regrettée, celle-ci se retrouvant localement traitée, au gré des incidents produits, par des dispositions éparses ajoutées aux règlements intérieurs des barreaux et des écoles. Une formulation claire et générale de ce principe d’interdiction serait bienvenue, notamment face au risque de sanction par la CEDH encouru par l’État français (v. sur le port de signes religieux dans l’enceinte des juridictions, CEDH, 5 déc. 2017, Hamidovic c. Bosnie-Herzégovine, n° 57792/15 ; CEDH, 18 sept. 2018, Lachiri c. Belgique, n° 3413/09), dont nul n’ignore la singularité laïque dans le concert européen, et qu’accroît la disparité de sa réglementation de cette question sur le territoire national.
■ Cette restriction des libertés religieuse et d’expression est nécessaire, adéquate et proportionnée - Au fond, la Cour de cassation approuve la restriction ainsi apportée à la liberté des avocats de porter des signes religieux. Elle la justifie en premier lieu par l’indépendance inhérente à leur profession : la Haute juridiction se réfère, confirmant l’arrêt rendu par la cour d’appel de Douai, à l’article 3 de la loi du 31 décembre 1971 selon lequel les avocats sont des auxiliaires de justice qui prêtent serment d’exercer leurs fonctions notamment avec indépendance et qui revêtent, dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, le costume de leur profession (§ 22). Il est vrai qu’il est à première vue difficile de justifier autrement l’interdiction qui leur est faite d’assortir leur robe de signes religieux : les avocats n’étant ni fonctionnaires ni agents du service public, ils échappent en principe à l’obligation de neutralité, découlant du principe de laïcité, incombant à ces derniers ; n’étant pas non plus salariés des juridictions au sein desquelles ils exercent, ils ne peuvent davantage être soumis aux clauses de neutralité imposées par certaines entreprises. Cependant, la Cour emprunte au régime applicable à ces deux statuts pour justifier, au-delà du principe de leur indépendance, la restriction apportée à la liberté religieuse des avocats. D’une part, en soulignant que la délibération ne vise pas uniquement les signes religieux, mais tous les signes d’appartenance idéologique, elle reprend à son compte l’analyse adoptée par les juges supranationaux en matière de contrôle des clauses de neutralité dans l’entreprise ; en effet, pour être conformes au droit de l’Union européenne, et plus spécifiquement à la directive 2000/78/CE relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, ces clauses doivent impérativement viser tous les signes (v. not. CJUE, 14 mars 2017, aff. C-188/15). D’autre part, la réponse apportée par la Cour de cassation reflète également, voire davantage, l’analyse développée par la jurisprudence administrative concernant l’obligation de neutralité découlant du principe de laïcité de l’État : la Cour de cassation juge en effet que le port d’« un costume uniforme contribue à assurer l’égalité des avocats et, à travers celle-ci, l’égalité des justiciables » (§ 23). Or l’interdiction faite aux fonctionnaires et agents du service public de porter des signes manifestant leurs convictions religieuses répond historiquement à l’exigence de traitement égal des usagers du service public. En sa qualité d’auxiliaire de justice concourant au service public de la justice, l’avocat « se doit d’effacer ce qui lui est personnel », « le port du costume de sa profession sans aucun signe distinctif est nécessaire pour témoigner de sa disponibilité à tout justiciable » (§ 23) : cette motivation fait écho aux justifications de l’obligation de neutralité incombant aux fonctionnaires et agents de service public, et se comprend à l’aune du champ d’application de la délibération litigieuse, limitée aux activités juridictionnelles exercées par les avocats dans le cadre de leur mission de service public. Plurielle, la motivation de la Cour se comprend eu égard au statut spécifique des avocats : indépendants, ils concourent néanmoins au service public de la justice. En conséquence, elle valide l’interdiction de greffer à la robe d’avocat tout signe religieux ostensible. Non seulement nécessaire à la protection de l’indépendance de l’avocat et à la garantie du droit de son client à un procès équitable, l’interdiction prévue par la délibération litigieuse, suffisamment précise dans son contenu (« l'avocat ne peut porter avec la robe ni décoration, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique ») et délimitée dans son champ d’application (aux activités juridictionnelles), se révèle également adéquate et proportionnée à l'objectif recherché, justifiant la restriction ainsi apportée aux libertés fondamentales de conscience, de religion et d’expression.
La portée de cette solution mérite sans doute d’être précisée. On comprend que l’interdiction ne s’impose que dans le seul cadre des activités juridictionnelles de l’avocat, au nom de l’égalité des justiciables devant le service public de la justice. Dès lors, l’interdiction ne se justifie plus lorsque l’avocat porte la robe hors de l’enceinte d’un tribunal. Les hypothèses sont en pratique assez nombreuses : cérémonies officielles, audiences solennelles, intervention en qualité de bâtonnier ou encore rendez-vous avec ses clients au sein de son cabinet. Dans ces cas-là, l’avocat recouvrirait une totale liberté de d’exprimer ses opinions, notamment par des signes religieux ostensibles, ainsi que le droit d’arborer ses décorations, comme la Cour de cassation a pu déjà l’admettre, en l’absence de rupture d’égalité entre les avocats et d’atteinte aux principes essentiels de la profession (Civ. 1re, 24 oct. 2018, n° 17-26.166). À l’intérieur du champ de l’interdiction, des zones d’ombre subsistent toutefois, tant sur ses contours exacts (quid, par exemple, des visites de l’avocat à son client en prison ?) que sur la nature et le caractère (ostensible) des signes arborés (v. à propos du port de la barbe, CE, 12 févr. 2020, n 41829).
Références :
■ Douai, 9 juill. 2020, n° 19/05808 : DAE, 25 sept. 2020, note Merryl Hervieu, D. avocats 2020. 422, étude Y. Avril
■ CEDH, 5 déc. 2017, Hamidovic c. Bosnie-Herzégovine, n° 57792/15 : AJCT 2018. 613, Pratique M. Bahouala
■ CEDH, 18 sept. 2018, Lachiri c. Belgique, n° 3413/09 : AJDA 2019. 22 ; ibid. 169, chron. L. Burgorgue-Larsen ; RTD civ. 2018. 867, obs. A.-M. Leroyer
■ CJUE, 14 mars 2017, aff. C-188/15 : RDT 2016. 569, obs. N. Moizard
■ Civ. 1re, 24 oct. 2018, n° 17-26.166 : DAE, 23 nov. 2018, note Merryl Hervieu, D. 2018. 2284, note P.-L. Boyer ; ibid. 2019. 91, obs. T. Wickers ; D. avocats 2018. 392, obs. D. Landry
■ CE, 12 févr. 2020, n 41829 : DAE, 4 mars 2020, note Christelle de Gaudemont
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