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Droit de la responsabilité civile
Préjudice d’anxiété en cas d’exposition à l’amiante : quelle spécificité ?
Si le droit de la responsabilité civile réserve un régime spécifique au préjudice d’anxiété, cette spécificité n’a pas à être prise en compte pour apprécier, sur le fondement du droit des assurances, la validité d’une clause d’exclusion de garantie.
Civ. 2e, 21 sept. 2023, 21-19.776 B
La porosité des droits de la responsabilité civile et de l’assurance, dont les évolutions respectives se font écho par le jeu de leurs influences réciproques, est néanmoins relative. En témoigne l’arrêt rapporté, rendu à propos du préjudice d’anxiété en cas d’exposition à l’amiante.
En l’espèce, entre 1970 et 2000, une entreprise avait souscrit, pour les besoins de son activité de construction et de réparation navale, plusieurs contrats d’assurance garantissant sa responsabilité civile. En 2009, 150 anciens salariés de cette entreprise avaient assigné cette dernière en justice afin d’être indemnisés de leur préjudice spécifique d’anxiété, étant précisé que cette société était inscrite, depuis l’an 2000, sur la liste des établissements ouvrant droit au versement de l’Allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA) aux salariés et anciens salariés y ayant travaillé pendant les périodes où étaient fabriqués l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante. Après avoir été condamnée à réparer le préjudice subi par les salariés, la société attaquée avait assigné l’ensemble des sociétés d’assurance pour obtenir leur garantie. Ces dernières s’y étaient opposées, invoquant une clause d’exclusion de garantie concernant les « dommages corporels, matériels et immatériels (consécutifs ou non), causés par l’amiante et ses dérivés ». En appel, la cour condamna in solidum deux des assureurs à payer à la société assurée une certaine somme au motif que la clause n’était pas formelle et limitée au sens de l’article L. 113-1 du Code des assurances.
La deuxième chambre civile censure cette décision. D’une part, la Haute juridiction considère que la clause d’exclusion de la garantie était suffisamment claire et précise, et donc valable. D’autre part, elle réfute l’argumentation des juges du fond ayant retenu que la clause ne pouvait s’appliquer que pour les dommages causés directement par l’amiante, ce qui laissait inchangée la garantie du préjudice indirect d’anxiété lié à l’amiante.
Ce faisant, la Cour de cassation fait une application classique du droit des assurances et en particulier, du régime applicable à la clause élusive de garantie, sans tenir compte du traitement spécifique, en droit de la responsabilité civile, du préjudice d’anxiété lié à l’amiante. Une fois n’est pas coutume, les évolutions du droit de la responsabilité civile sur cette question restent donc ici sans incidence sur le droit des assurances.
■ Spécificité du préjudice d’anxiété en droit de la responsabilité civile. Dommage psychologique spécifique, le préjudice d’anxiété né dans un cadre professionnel pour un risque de pathologie lié à l’amiante obéit à un régime particulier que l’on pourrait qualifier de régime de faveur pour les victimes.
Avant sa reconnaissance prétorienne en 2010 (Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241), un dispositif ACAATA (Allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante) avait été créé par l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998. Ce dispositif de pré-retraite permet d’allouer une allocation aux salariés ou anciens salariés, dont l’employeur exploitait un établissement inscrit sur une liste spécifique, sous la réserve qu’ils aient cessé toute activité professionnelle. Ce dispositif bénéficie aux victimes d’une maladie liée à l’amiante mais également aux salariés qui, sans être malades, ont été exposés à l’amiante. Sur le fondement de cette loi, la Cour de cassation a développé une jurisprudence admettant l’indemnisation du préjudice moral spécial résultant de cette exposition à l’amiante (Soc. 11 mai 2010, préc.) en l’associant au régime d’indemnisation du préjudice physique lié au contact professionnel avec de l’amiante. En outre, elle s’est progressivement affranchie des articles 1147 ancien du Code civil et L. 4121-1 du Code du travail pour adosser sa solution uniquement à la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 précitée (Soc 2 juill. 2014, n° 13-10.644). Cela lui a permis de présumer l’existence du préjudice sans que le salarié n’ait rien à démontrer : peu importe qu’il n’ait pas été personnellement exposé à l’amiante (Soc 2 juill. 2014, préc.), qu’il ne se soit pas soumis à des contrôles ou examens médicaux réguliers (Soc. 4 déc. 2012, n° 11-26.294) ou même qu’il n’ait pas fait valoir ses droits à la pré-retraite ACAATA (Soc. 3 mars 2015, n° 13-20.486). Ce préjudice fait depuis l’objet d’une double présomption facilitant considérablement la tâche probatoire de la victime : l’exposition à l’amiante, ainsi que l’anxiété en résultant, sont en effet largement présumés par le juge au point de rendre sa réparation quasiment automatique (en ce sens, v. P. Jourdain, « Préjudice d’anxiété amiante : responsabilité extracontractuelle de l’entreprise utilisatrice d’un salarié exposé à l’amiante », RTD civ. 2023. 372). En outre, en 2019, l’Assemblée plénière a considéré que le salarié justifiant d’une exposition à l’amiante générant un risque élevé de développer une pathologie grave était recevable à agir contre son employeur pour manquement de celui-ci à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements éligibles mentionnés dans la loi. Optant pour un retour au droit commun de la responsabilité, la Cour opéra ainsi un revirement de jurisprudence assouplissant encore davantage les conditions d’indemnisation de la victime (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442).
Fruit de ces évolutions, le traitement spécifique réservé au préjudice d’anxiété en droit de la responsabilité civile à l’effet de faciliter l’indemnisation des victimes ne trouve manifestement pas d’écho en droit des assurances. En effet, la deuxième chambre civile fait ici fi de la spécificité de ce préjudice, demeurant fidèle au principe classique issu de l’article L. 113-1 du Code des assurances, qui justifie une lecture littérale de la clause d’exclusion de garantie sans considération pour le préjudice allégué.
■ Une spécificité ignorée du droit des assurances. L’article L. 113-1 du Code des assurances dispose que « les pertes et les dommages occasionnés par des cas fortuits ou causés par la faute de l’assuré sont à la charge de l’assureur, sauf exclusion formelle et limitée contenue dans la police ». Ce texte reconnaît donc à l’assureur la possibilité de stipuler une exclusion de garantie, à la condition que celle-ci soit formelle et limitée, soit une exclusion claire, précise et non équivoque. Ainsi, une clause qui, par l’ambiguïté de ses termes, se trouverait sujette à interpréter, ne pourra être formelle. Aussi bien, une clause d’exclusion qui conduirait à annuler dans sa totalité la garantie stipulée ne pourrait être limitée. Ces exigences ont pour principal objectif de protéger l’assuré en garantissant la connaissance qu’il peut avoir des risques non couverts.
En l’espèce, la cour d’appel avait considéré que la clause n’était ni formelle ni limitée en ce que ses termes ne permettaient pas d’identifier les contours exacts du champ d’exclusion de la garantie. En particulier, elle jugeait la détermination des maladies causées par l’amiante équivoque en ce que la clause ne visait pas expressément les cas où l’amiante est la cause indirecte du préjudice, ce qui se trouve être le cas du préjudice d’anxiété. Elle avait ajouté que même à supposer la clause formelle et limitée, son effet élusif de garantie ne pourrait alors concerner que les dommages causés directement par l’amiante. Selon les juges du fond, une interprétation de la clause était donc nécessaire, et ils avaient inféré de ses termes la prise en compte du préjudice d’anxiété lié à l’amiante. Or, pour la Haute juridiction, une telle interprétation n’était pas requise, puisque la clause excluait expressément de la garantie, et « de façon claire et précise », l’intégralité des dommages, directs comme indirects, causés par l’amiante. Il est vrai que la clause litigieuse ne distinguait pas entre les dommages causés directement ou indirectement par l’amiante. Or là où la clause ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer ! Sa teneur, univoque, ne prêtait pas à interprétation. Muette sur la nature comme sur l’origine du préjudice, les juges du fond avaient en fait confondu silence et imprécision de la clause pour admettre la possibilité de garantir le préjudice d’anxiété en raison de son caractère indirect. Pour la Cour de cassation, cet argument ne tient pas : la clause excluait tous les dommages causés par l’amiante, sans précision quant au caractère direct ou indirect du lien de causalité. Dès lors, la cour d’appel avait dénaturé les termes clairs et précis de la clause, très certainement dans le but de contraindre l’assureur, coûte que coûte, à offrir sa garantie en raison de la spécificité du préjudice en cause. La Cour de cassation ne partage pas cette volonté de réserver, à l’instar du droit de la responsabilité, un traitement particulier au préjudice d’anxiété résultant d’une exposition à l’amiante. Elle apprécie, au regard du seul droit des assurances, la validité d’une clause d’exclusion de garantie.
Les influences réciproques de la responsabilité et de l’assurance trouvent ici une limite bien que l’impératif d’indemnisation des victimes, qui justifie cette convergence, ne soit pas, en l’espèce, véritablement sacrifié. En effet, dans la mesure où c’est leur employeur qui a agi contre ses assureurs, donc après avoir indemnisé les victimes, celles-ci auront vu, en définitive, leur préjudice être réparé bien que sa spécificité ne fût pas, en l’espèce, consacrée.
Références :
■ Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 P : D. 2010. 2048, note C. Bernard ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2010. 839, avis J. Duplat ; RTD civ. 2010. 564, obs. P. Jourdain.
■ Soc 2 juill. 2014, n° 13-10.644
■ Soc. 4 déc. 2012, n° 11-26.294 P : D. 2012. 2973 ; ibid. 2013. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout.
■ Soc. 3 mars 2015, n° 13-20.486 P : D. 2015. 635 ; ibid. 968, entretien J. Knetsch ; ibid. 1384, chron. E. Wurtz, F. Ducloz, C. Sommé, S. Mariette et N. Sabotier ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2015. 360, étude M. Keim-Bagot ; RTD civ. 2015. 393, obs. P. Jourdain.
■ Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442 P : DAE, 10 avr. 2019, note C. Mathieu ; D. 2019. 922, et les obs., note P. Jourdain ; ibid. 2058, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; JA 2019, n° 598, p. 11, obs. D. Castel ; ibid. 2021, n° 639, p. 40, étude P. Fadeuilhe ; AJ contrat 2019. 307, obs. C.-É. Bucher ; Dr. soc. 2019. 456, étude D. Asquinazi-Bailleux ; RDT 2019. 340, obs. G. Pignarre ; RDSS 2019. 539, note C. Willmann.
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