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[ 2 octobre 2019 ] Imprimer

Droit du travail - relations individuelles

Préjudice d’anxiété : la chambre sociale s’aligne !

Dans son arrêt du 5 avril 2019 (n° 18-17.442), l’Assemblée plénière a largement ouvert la voie aux actions en responsabilité civile visant à la réparation du préjudice d’anxiété. Cinq mois plus tard, la chambre sociale rend une série d’arrêts conforme aux lignes directrices dégagées par l’Assemblée plénière en apportant toutefois des éléments de réponses à certaines questions restées en suspens. 

Une première série d’arrêts vise exactement la même situation factuelle que celle ayant donné lieu à l’arrêt du 5 avril 2019 et traite de la question du préjudice des salariés exposés à l’amiante mais dont l’employeur n’est pas inscrit sur la liste ACAATA. Une seconde série d’arrêts concerne des salariés mineurs de fond, exposés à d’autres risques que ceux liés aux poussières d’amiante. Le troisième arrêt est relatif au délai de prescription de l’action. 

I : Les salariés exposés à l’amiante mais dont l’employeur n’est pas inscrit sur la liste ACAATA : Soc. 11 sept. 2019, n° 17-18.311

L’arrêt de l’Assemblée plénière du 5 avril 2019 concernait EDF, celui de la chambre sociale du 11 septembre 2019 met en cause la SNCF. Dans les deux cas, la qualité de l’employeur fait échec à la reconnaissance du préjudice spécifique d’anxiété découvert par la chambre sociale en 2010 (11 mai 2010, n° 09-42.241). En effet, seuls les salariés qui ont travaillé dans des conditions ouvrant droit à l’allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) et dont l’employeur est inscrit sur une liste spécifique, peuvent prétendre à la réparation de ce préjudice. Ils bénéficient par ailleurs d’une triple présomption facilitant l’action : la faute, l’exposition au risque et le préjudice. En l’espèce, la SNCF ne figurant pas sur cette fameuse liste ministérielle, les juges du fond avaient, par un arrêt de mars 2017, débouté les salariés de leurs demandes alors même qu’ils avaient été exposés à l’amiante. Cette solution était conforme à celle retenue par la chambre sociale à cette période. Or en avril 2019, l’Assemblée plénière a décidé qu’ « en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 ». La chambre sociale, dans le point 10 de l’arrêt commenté, reproduit exactement la même formule et censure le raisonnement des juges du fond. Cet arrêt n’apporte aucune précision supplémentaire. Tout juste pourrait-on être surpris que la chambre sociale ne mentionne pas l’arrêt de l’Assemblée plénière alors pourtant que la nouvelle rédaction des arrêts de la Cour de cassation doit permettre de mieux comprendre les évolutions de jurisprudence. Un autre arrêt du 11 septembre, concernant cette fois la SNCM (n° 17-26.879), rappelle ainsi que si une seule condition du dispositif ACAATA fait défaut, alors la triple présomption ne joue pas et les salariés exposés à l’amiante sont soumis au droit commun.

II : Les salariés exposés à un autre risque que l’amiante : Soc. 11 sept. 2019, 17-24.879 

La portée de l’arrêt de l’Assemblée plénière du 5 avril 2019 restait incertaine : la solution devait-elle être limitée aux salariés exposés aux poussières d’amiante ou pouvait-elle être étendue à d’autres substances toxiques ? La seconde série d’arrêts du 11 septembre de la chambre sociale apporte une réponse claire : il s’agit de « toute exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave ». En l’espèce, plusieurs centaines d’anciens mineurs de charbon des Houillères du bassin de Lorraine avaient intenté une action en justice visant à obtenir réparation de leur préjudice d’anxiété pour avoir été exposé à de multiples substances cancérigène : amiante mais aussi silice, HAP, fumées de tir, gaz d'échappement diesel, brais, goudrons et bitumes, benzène, trichloréthylène, formol, rayonnements ionisants, métaux cancérogènes, méthylène, perchloréthylène, poussières de fer et d'oxyde de fer et créosote… La cour d’appel de Metz les avait déboutés au motif qu’ils n’étaient pas couverts par le dispositif spécifique mis en place pour les victimes de l’amiante. La chambre sociale casse la décision au visa des textes fondant l’obligation légale de sécurité de l’employeur (C. trav., art. L. 4121-1 et L. 4121-2). Elle en précise incidemment le régime probatoire. 

La Cour de cassation apporte tout d’abord un éclairage sur le préjudice : le salarié doit établir plusieurs éléments objectifs d’ordre scientifique : une exposition à une substance nocive et un risque élevé́ de développer une pathologie grave. Des discussions sont donc possibles sur l’intensité tant du risque que de la maladie en fonction de la substance en cause. Autrement dit, il doit être objectivement « raisonnable » d’avoir peur. Mais le salarié doit ensuite apporter la preuve d’un élément plus subjectif : son inquiétude personnelle de voir son état de santé se dégrader (point 5). Il ne semble pas possible de déduire cet élément subjectif de l’élément objectif.

Concernant la démonstration du manquement de l’employeur, le raisonnement de la chambre sociale est conforme à celui de l’arrêt de l’Assemblée plénière (qui est d’ailleurs ici cité). La seule exposition au risque ne caractérise pas la violation de l’obligation de sécurité. L’employeur peut échapper à une condamnation s’il « justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés ». Autrement dit, l’exposition au risque laisse supposer la faute, mais l’employeur peut démontrer qu’il a parfaitement respecté son obligation de prévention. La preuve de la mise en œuvre de ces mesures est au centre du débat (point 8 à 11). Les salariés contestaient la qualité, le nombre et le port des masques individuels ainsi que le système de captation des poussières en s’appuyant sur divers témoignages. La cour d’appel écarte ces éléments de preuve au motif qu’ils ne permettent pas de les relier directement à la situation concrète de chacun des salariés. En revanche, elle considère que l’employeur a respecté son obligation de sécurité puisqu’il résultait de divers documents que les salariés étaient informés des risques, que les dispositifs de sécurité étaient contrôlés et que les recommandations du médecin du travail ou des représentants du personnel étaient pris en compte. Or la Cour régulatrice casse la décision au motif que l’employeur ne démontrait pas qu’il avait effectivement mis en œuvre les mesures nécessaires pour protéger la santé des salariés. Le fardeau probatoire repose bien sur l’employeur. Il lui appartient d’apporter la preuve que chaque salarié était effectivement et efficacement protégé des poussières de charbon. 

III : Le délai d’action : Soc. 11 sept. 2019, n° 18-50.030

Le dernier arrêt du 11 septembre 2019 s’attarde sur la question du délai de prescription applicable en matière de préjudice d’anxiété. Deux délais de prescription sont envisageables : la prescription quinquennale de droit commun de l'article 2224 du Code civil et la prescription biennale des actions portant sur l'exécution du contrat de travail (C. trav., art. L. 1471-1). La Cour de cassation a opté pour la prescription quinquennale (Soc. 19 nov. 2014, n° 13-19.263) et considère, pour les salariés bénéficiaires de l'ACAATA, que le délai commence à courir à la date de publication de l'arrêté ministériel. Le salarié est réputé avoir eu connaissance du risque à cette date. En l’espèce, un arrêté ministériel du 30 septembre 2005 a inclus un employeur dans la liste des établissements de fabrication de matériaux contenant de l'amiante pour les périodes allant de 1916 à 2001. Un second arrêté ministériel du 23 août 2013 est venu étendre la période d'exposition de 2002 à 2005. Les juges du fond, pour admettre l’action des salariés, avaient pris en compte la date de ce second arrêté, estimant que ce n’est qu’à compter de 2013 qu’ils avaient eu pleinement connaissance de la période pendant laquelle ils avaient été exposés. La solution est cassée par la cour régulatrice qui fait débuter le délai à la date de la publication du premier arrêté. La solution est discutable car l’arrêt n’indique pas la date d’embauche des salariés. (La lecture des moyens annexés permet toutefois de comprendre que les salariés en question avaient travaillé avant et après 2002). Pour un salarié embauché entre 2002 et 2005, l’anxiété ne peut naître qu’à compter du second arrêté. Surtout, l’arrêt laisse entendre que la connaissance pleine et entière du préjudice ne permet pas de reculer le point de départ du délai de prescription. On observera qu’en matière de sanction disciplinaire, la solution est inverse : le délai de 2 mois pour engager les poursuites cours à compter de la connaissance « exacte de la réalité, de la nature et de l'ampleur des faits » (Soc. 17 févr. 1993, n° 88-45.539). La lecture stricte retenue par la Cour de cassation dans cette décision relative à l’amiante annonce une certaine rigueur de sa part pour les salariés exposés à d’autres substances toxiques. A partir de quand seront-ils supposés connaitre le risque élevé d’exposition à un risque grave dès lors que par définition, il n’y aura pas d’arrêté ministériel ? 

Soc. 11 sept. 2019, n° 17-18.311 (SNCF) et n° 17-26.879 (SNCM) :  exposition à l’amiante 

Soc. 11 sept. 2019, n° 17-24.879 :  les mineurs de charbon 

Soc. 11 sept. 2019, n° 18-50.030 : le délai d’action

Références

■ Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442 P: Dalloz Actu Étudiant 10 avr. 2019, note Chantal Mathieu; D. 2019, p. 922, note P. Jourdain ; AJ Contrat 2019, p. 307, obs. C.-É. Bucher ;  Dr. soc. 2019. 456, D. Asquinazi-Bailleux; RDT 2019. 340, obs. G. Pignarre ; RDSS 2019. 539, note C. Willmann.

■ Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 P: D. 2010. 2048, note C. Bernard ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2010. 839, avis J. Duplat ; RTD civ. 2010. 564, obs. P. Jourdain

■ Soc. 19 nov. 2014, n° 13-19.263 P : D. 2014. 2415 ; Rev. sociétés 2015. 292, note V. Thomas

■ Soc. 17 févr. 1993, n° 88-45.539 P : D. 1993. 618, note J. Mouly

 

Auteur :Chantal Mathieu

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