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Droit des obligations
Prêts libellés en devise étrangère : l’abus n’est pas toujours retenu !
Ayant relevé que les clauses relatives à l’objet des contrats étaient parfaitement claires, s’agissant de prêts consentis en francs suisses et remboursables dans la même devise, que les emprunteurs percevaient leurs revenus en francs suisses au temps de la conclusion des contrats et qu’il n’existait aucun risque de change, une cour d’appel en déduit exactement que les clauses ne présentaient pas un caractère abusif.
Civ. 1re, 1er mars 2023, n° 21-20.260 B
L’année 2022 a été particulièrement riche concernant les prêts libellés en devise étrangère. (Civ. 1re, 7 sept. 2022, n° 20-20.826 ; 30 mars 2022, six arrêts, nos 19-20.574, 19-18.998, 19-22.074, 19-18.997, 19-12.947, 19-20.717 ; 20 avr. 2022, n° 19-11.599). La richesse de ce contentieux s’explique par le risque d’abus généralement observé à propos du contenu de ces contrats souvent conclus au détriment du consommateur emprunteur. D’ailleurs, sous l’influence européenne (v. not. CJUE, 10 juin 2021, deux arrêts, aff. C-609/19 et aff. C-776/19 à C-782/19), les juges internes n’hésitent pas à qualifier d’abusives bon nombre de clauses stipulées dans ces contrats pour les réputer non écrites. Cette qualification n’a cependant rien d’automatique, comme nous l’enseigne l’arrêt rapporté, dont l’intérêt réside également dans le rappel du point de départ de la prescription de l’action en responsabilité pour défaut de mise en garde.
En l’espèce, en mars 2008 et juillet 2009, un établissement bancaire suisse avait consenti à un couple de résidents français percevant des revenus en francs suisses deux prêts immobiliers libellés et remboursables en francs suisses. Le 10 juillet 2017, les emprunteurs avaient assigné leur créancier en invoquant le caractère abusif de certaines clauses et un manquement à son devoir de mise en garde. La cour d’appel rejeta leur demande concernant l’abus allégué des clauses dénoncées et jugea les emprunteurs irrecevables comme prescrits à agir en responsabilité contractuelle au titre du devoir de mise en garde. Les emprunteurs ont formé un pourvoi en cassation, reprochant aux juges du fond une double violation de la loi, à la fois de l’article L. 212-1 du Code de la consommation et de l’article 2224 du Code civil. Leur pourvoi est partiellement accueilli : si le moyen tiré de la prescription justifie une cassation, celui tiré du caractère abusif est jugé non fondé.
■ Droit de la consommation : l’absence d’abus
Dans leur premier moyen, les emprunteurs faisaient grief à l’arrêt des juges du fond d’avoir rejeté leurs demandes tendant à voir déclarer abusives et réputées non écrites les clauses relatives au montant des prêts et aux modalités de paiement des échéances. Selon eux, la rédaction de ces stipulations ne permettait pas d’expliquer de manière transparente le fonctionnement concret du mécanisme utilisé dans les deux prêts auquel se référaient les clauses concernées. Ils invoquaient également l’ignorance dans laquelle ils étaient de la variabilité de la devise, à la hausse comme à la baisse, en sorte qu’ils n’avaient pu prévoir les conséquences économiques qui en découleraient pour eux, notamment dans l’hypothèse, qui s’était ultérieurement vérifiée, où ils ne percevraient plus de revenus en francs suisses.
La critique rappelant les termes de l’argumentaire développé dans le fameux contentieux « Helvet Immo », la Cour de cassation juge pourtant ce premier moyen non fondé. Celle-ci juge en effet qu’après avoir relevé que les clauses « montant du prêt » et « modalités de paiement des échéances » relatives à l’objet des contrats étaient parfaitement claires concernant des prêts consentis en francs suisses, remboursables dans la même devise, que les emprunteurs percevaient leurs revenus en francs suisses au moment de la conclusion des contrats et qu’il n’existait aucun risque de change, la cour d’appel en avait exactement déduit que les clauses ne présentaient pas de caractère abusif.
La solution se comprend essentiellement au regard de l’absence de risque de change. Les prêts ayant été consentis en francs suisses et remboursables dans la même devise, le seul élément d’extranéité tenait en l’occurrence dans le pays de résidence des emprunteurs. C’est l’inexistence de ce risque, conjuguée à l’univocité parfaite des clauses attaquées, qui chassent l’abus dans ce contexte particulier, justifiant d’exclure la sanction des clauses abusives du droit de la consommation (C. consom., art. L. 212-1).
Relatif à la prescription extinctive, le second moyen entraîne en revanche une cassation.
■ Droit de la responsabilité : le point de départ de la prescription de l’action pour défaut de mise en garde
En second lieu, les emprunteurs reprochaient à l’arrêt d’appel d’avoir déclaré irrecevables leurs demandes fondées sur le manquement de la banque à son devoir de mise en garde, au motif que le délai de prescription avait expiré, les prêts ayant été conclus en 2008 et 2009 et l’assignation introductive n’ayant été délivrée qu’en 2017, « soit plus de cinq années plus tard ».
La première chambre civile se voit ainsi offrir l’occasion de rappeler sa jurisprudence, longtemps controversée malgré le ralliement récent et remarqué de la chambre commerciale (Com. 25 janv. 2023, n° 20-12.811), relative au point de départ de la prescription du devoir de mise en garde : « l’action en responsabilité de l’emprunteur non averti à l’encontre du prêteur au titre d’un manquement à son devoir de mise en garde se prescrit par cinq ans à compter du jour du premier incident de paiement, permettant à l’emprunteur d’appréhender l’existence et les conséquences éventuelles d’un tel manquement » (v. déjà, not. Civ.1re, 5 janv. 2022, n° 20-18.893). La résistance de certains juges du fond, tels que ceux saisis en l’espèce, oblige ainsi la première chambre civile à rappeler la nécessité de fixer le point de départ de l’action, conformément à l’article 2224 du Code civil, au jour de la connaissance par l’emprunteur de son dommage, soit à la date du premier incident de paiement, cette date permettant effectivement au créancier du devoir de mise en garde d’appréhender l’existence et les conséquences éventuelles d’un manquement. Ainsi la cour d’appel de renvoi n’aura-t-elle d’autre choix que de fixer le point de départ de la prescription applicable à cette date, et non à celle de la conclusion du contrat, désormais unanimement délaissée.
Références :
■ Civ. 1re, 7 sept. 2022, n° 20-20.826 B : D. 2022. 1557.
■ Civ. 1re, 30 mars 2022, six arrêts, nos 19-20.574, 19-18.998; 19-22.074, 19-18.997, 19-12.947, 19-20.717 : Rev. prat. rec. 2022. 31, chron. K. De La Asuncion Planes ; AJDI 2021. 601 ; AJDI 2022. 454.
■ Civ. 1re, 20 avr. 2022, n° 19-11.599 B : DAE, 31 mai 2022, note M. Hervieu ; D. 2022. 789 ; RDI 2022. 382, obs. J. Bruttin.
■ CJUE 10 juin 2021, aff. nos C-609/19, C-776/19 à C-782/19 : D. 2021. 2288, note C. Aubert de Vincelles ; ibid. 1890, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; ibid. 2022. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 574, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RDI 2021. 650, obs. J. Bruttinet ; Rev. prat. rec. 2021. 29, chron. K. De La Asuncion Planes ; : D. 2021. 2288, note C. Aubert de Vincelles ; ibid. 2022. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 574, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RDI 2021. 650, obs. J. Bruttin ; RTD com. 2021. 641, obs. D. Legeais : RTD com. 2021. 641, obs. D. Legeais.
■ Com. 25 janv. 2023, n° 20-12.811 P : DAE, 27 févr. 2023, note M. Hervieu ; D. 2023. 172.
■ Civ. 1re, 5 janv. 2022, n° 20-18.893 B : DAE, 20 janv. 2022, note M. Hervieu ; D. 2022. 68 ; AJDI 2022. 217 ; Rev. prat. rec. 2022. 25, chron. O. Salati ; RTD com. 2022. 134, obs. D. Legeais.
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