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[ 23 avril 2021 ] Imprimer

Procédure civile

Prévisibilité et évolution du droit : le changement, c’est maintenant !

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation vient d’opérer un revirement de jurisprudence en consacrant une exception majeure au principe d’irrecevabilité du moyen de cassation qui reproche à la juridiction de renvoi d’avoir statué conformément à l’arrêt de cassation l’ayant saisie. Désormais, lorsqu’un changement de norme est intervenu postérieurement à cet arrêt de cassation, un tel moyen est recevable. 

Cass., ass. plén., 2 avr. 2021, n° 19-18.814

A l’effet de garantir le droit à l’accès au juge, la Cour de cassation, réunie en sa formation la plus solennelle, juge nécessaire d’adapter une règle de procédure qu’elle mettait en œuvre depuis cinquante ans, procédant ainsi à une évolution significative de sa jurisprudence sur l’irrecevabilité des moyens. 

En effet, depuis un arrêt de la chambre mixte du 30 avril 1971 (Ch. mixte, 30 avr. 1971, n° 61-11.829), la Cour de cassation jugeait irrecevable le moyen formé au soutien d’un nouveau pourvoi contre une décision rendue par une juridiction du fond de renvoi conformément à l’arrêt de cassation l’ayant saisie, quand bien même un revirement de jurisprudence serait intervenu, dans une autre instance, postérieurement à cet arrêt. Selon cette jurisprudence, était donc irrecevable tout moyen formé contre un arrêt qui se conformait à une précédente décision de cassation rendue dans la même affaire, même lorsqu’un changement de norme était intervenu depuis cette cassation (Sur cette règle prétorienne, V. S. Guinchard, F. Ferrand, C. Chainais et L. Mayer, Procédure civile, 35e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2020, n° 1828, p. 349). C’est à cette solution qui semblait acquise que la Haute Cour a décidé de déroger par le présent arrêt, en y apportant une exception notable puisqu’elle décide de prendre désormais en considération dans un procès en cours tout « changement de norme », dont les revirements de sa jurisprudence, tant qu’une décision irrévocable, c’est à dire une décision qui n’est plus susceptible de faire l’objet d’un recours, n’a pas mis un terme définitif au litige.

Pour avoir été employé au sein d’établissements dans lesquels il soutenait avoir été exposé à des poussières d’amiante, un salarié avait saisi une cour d’appel d’une demande d’indemnisation du préjudice d’anxiété qu’il déclarait subir. Or, selon une jurisprudence bien établie de la chambre sociale, l’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à une exposition à l’amiante n’était possible qu’au bénéfice des salariés ayant travaillé dans un des établissements figurant sur une liste mentionnée à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 (Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241). 

Sa demande ayant été accueillie par la cour d’appel sans que celle-ci ait constaté que le salarié remplissait ces conditions, la chambre sociale de la Cour de cassation avait, par un arrêt du 28 septembre 2016 (Soc. 28 sept. 2016, nos 15-19.031 et 15-19.310), logiquement cassé cette décision et renvoyé l’affaire devant la même cour d’appel autrement composée, laquelle, constatant que ces conditions n’étaient pas réunies, avait cette fois rejeté la demande d’indemnisation par un arrêt du 5 juillet 2018, se conformant ainsi à ce qui était la doctrine de la Cour de cassation. 

Or, quelques mois après cet arrêt de renvoi, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a opéré un important revirement de jurisprudence, reconnaissant à tout salarié justifiant d’une exposition à l’amiante génératrice d’un risque élevé de développer une pathologie grave, la possibilité d’agir contre son employeur sur le fondement du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements figurant sur la liste mentionnée à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 précitée (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n  18-17.442). 

Le délai pour exercer un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de renvoi du 5 juillet 2018 n’ayant pas expiré du fait que cet arrêt ne lui avait pas été signifié, le salarié forma un nouveau pourvoi en se prévalant du revirement intervenu. Le président de la chambre sociale de la Cour de cassation, à nouveau saisi de la question de l’indemnisation de ce préjudice d’anxiété, décida alors d’ordonner le renvoi de l’affaire devant l’Assemblée plénière, ainsi invitée à reconsidérer sa position à cet égard.

Et l’Assemblée plénière de déclarer de manière inédite ce moyen recevable en raison du revirement de jurisprudence opéré sur la question soulevée : « Il y a lieu d’admettre la recevabilité d’un moyen critiquant la décision par laquelle la juridiction s’est conformée à la doctrine de l’arrêt de cassation qui l’avait saisie, lorsqu’est invoqué un changement de norme intervenu postérieurement à cet arrêt, et aussi longtemps qu’un recours est ouvert contre la décision sur renvoi ». Ainsi énonce-t-elle que la prise en considération d’un changement de norme, tel un revirement de jurisprudence, relève de l’office du juge auquel il incombe alors de réexaminer, tant qu’une décision irrévocable n’a pas été rendue, la situation à l’occasion de l’exercice d’une voie de recours. Elle rappelle également que l’exigence de sécurité juridique ne consacre pas un droit acquis à une jurisprudence figée et qu’un revirement de jurisprudence, dès lors qu’il donne lieu à une motivation renforcée, satisfait à l’impératif de prévisibilité de la norme (pt 9 ; V. en ce sens, CEDH 14 janv. 2010, Atanasovski c/ Ex-République Yougoslave de Macédoine, n° 36815/03). 

Prendre en considération la norme nouvelle ou modifiée participe ainsi de l’effectivité de l’accès au juge, assure une égalité de traitement entre des justiciables placés dans une situation équivalente en permettant à une partie à un litige qui n’a pas encore été tranché par une décision irrévocable de bénéficier de ce changement (pt 10), et contribue tant à la cohérence juridique qu’à l’unité de la jurisprudence (pt 11). 

Ainsi l’Assemblée plénière consacre-t-elle une très large exception à la règle prétorienne de procédure précédemment exposée dont la constance (V. Cass., ass. plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493; Cass., ass. plén., 19 juin 2015, n° 13-19.582) reposait « essentiellement sur les principes des préoccupations de bonne administration de la justice et de sécurité juridique » (pt 8), permettant à la fois d’éviter que la Cour de cassation adopte successivement des positions contraires dans une même affaire et de mettre un terme au litige, était contestée par nombre de ceux percevant à la fois la fragilité de son fondement technique, tiré d’une argumentation a contrario « pas évidente » de l’article L. 431-6 du Code de l’organisation judiciaire (J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., LGDJ, coll. « Domat », 2019, p. 740, n° 894) et les inconvénients multiples qu’elle présentait : ne pas faire bénéficier les parties d’une évolution de jurisprudence intervenue depuis la première cassation et priver une partie d’un recours dont les délais d’exercice lui étaient encore ouverts (R. Libchaber, « Le mécanisme du pourvoi dans l’élaboration de la jurisprudence », JCP 2015. 909, comm. ss. Cass., ass. plén., 19 juin 2015, préc.)

En ouvrant ainsi la possibilité d’exercer un nouveau pourvoi en cassation en présence non seulement d’un revirement de jurisprudence, tel qu’en l’espèce, mais encore de tout « changement de norme » (renvoyant ainsi aux évolutions législatives), la Haute Cour entend renforcer l’effectivité du droit d’accès au juge, assurer une égalité de traitement entre des justiciables placés dans une situation équivalente et contribuer à la cohérence juridique ainsi qu’à l’unité de la jurisprudence.

Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, cette importante évolution permettra donc à la cour d’appel qui sera saisie d’examiner à nouveau la demande de réparation du préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante d’un salarié. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le plaideur se voit offrir cette nouvelle possibilité grâce à l’absence de signification de l’arrêt d’appel de renvoi du 5 juillet 2018, cet oubli procédural, par ailleurs fréquent, ayant permis le revirement de jurisprudence opéré en sa faveur. 

Références

■ Ch. mixte, 30 avr. 1971, n° 61-11.829 P : JCP 1971. II. 16800, concl. Lindon

■ Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 P : D. 2010. 2048, note C. Bernard ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2010. 839, avis J. Duplat ; RTD civ. 2010. 564, obs. P. Jourdain

■ Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442 P: Dalloz Actu Étudiant 10 avr. 2019, note Chantal Mathieu; D. 2019, p. 922, note P. Jourdain ; AJ Contrat 2019, p. 307, obs. C.-É. Bucher ;  Dr. soc. 2019. 456, D. Asquinazi-Bailleux; RDT 2019. 340, obs. G. Pignarre ; RDSS 2019. 539, note C. Willmann.

■ Soc. 28 sept. 2016, nos 15-19.031 et 15-19.310

■ CEDH 14 janv. 2010, Atanasovski c/ Ex-République Yougoslave de Macédoine, n° 36815/03 AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss

■ Cass., ass. plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493 P: D. 2007. 835, note P. Morvan ; RTD civ. 2007. 72, obs. P. Deumier ; ibid. 168, obs. P. Théry.

■ Cass., ass. plén., 19 juin 2015, n° 13-19.582 P : D. 2015. 1368; RDI 2015. 406, obs. R. Hostiou

 

Auteur :Merryl Hervieu


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