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Procès civil : la preuve déloyale n’est pas systématiquement admise
Le choix injustifié par une société de mandater le frère de son nouveau gérant en qualité d’huissier instrumentaire dans la perspective du litige l’opposant à son ancien gérant trahit la volonté de la société mandante de se constituer des preuves de façon déloyale et inéquitable, justifiant d’écarter des débats les constats d’huissier ainsi dressés.
Com. 12 févr. 2025, n° 23-18.415
Depuis que l’Assemblée plénière a admis, par un revirement remarqué, la recevabilité de la preuve déloyale dans l’instance civile (Ass. plén. 22 déc. 2023, n° 20-20.648 et n° 21-11.330), la question de la moralité de la preuve continue d’alimenter l’actualité judiciaire (Soc. 14 févr. 2024, n° 22-23.073 ; Com. 5 juin 2024, n° 23-10.954, sur le droit à la preuve et le secret des affaires ; v. réc., Com. 5 févr. 2025, n° 23-10.953 ; adde, Civ. 2e, 30 janv. 2025, n° 22-15.702, sur le droit à la preuve et le secret médical). Il en ressort un accroissement du rôle du juge : la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduisant plus nécessairement à l'écarter des débats, le juge doit opérer un contrôle de proportionnalité par la mise en balance du droit à la preuve et des droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits, à la double condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Par l’arrêt rapporté, la Cour de cassation rappelle la nécessité d’effectuer ce contrôle au nom du droit à un procès équitable (art. 6§1 Conv. EDH), le juge du fond devant, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une preuve porte une atteinte nécessaire et raisonnable au caractère équitable de la procédure dans son ensemble. Dans le même temps, elle tempère la portée du nouveau principe d’admissibilité de la preuve déloyale dans le procès civil. Elle souligne en effet ce que son revirement tendait à occulter : l’obstacle levé de la moralité de la preuve ne conduit pas à l’admission systématique de la preuve déloyale. Cette conclusion se comprend aisément à l’aune de la méthode casuistique et contextuelle de la mise en balance des intérêts : l’issue du contrôle de proportionnalité est par essence, toujours incertaine. Seules les circonstances propres à chaque espèce permettent d’établir si la preuve, même déloyale, peut être valablement versée aux débats ou si au contraire, un impératif concurrent justifie de l’écarter. Ainsi, dans certains cas, la preuve déloyale reste, en raison de son immoralité, susceptible d’être écartée. C’est le rappel majeur auquel procède ici la chambre commerciale à propos de plusieurs constats d’huissier dressés pour servir de preuves écrites à deux associées, dans la perspective du contentieux les opposant à l’ancienne gérante de leur société, qu’elles avaient révoquée. Les associées avaient ainsi mandaté une étude d’huissier de justice afin de réaliser des diligences à l'encontre de la gérante révoquée et remplacée le même jour par le frère de l'un des huissiers instrumentaires. L'ancienne gérante avait contesté leur choix de désigner une étude dans laquelle instrumente, de surcroît en qualité d’associé, le frère du gérant qu'elles venaient de désigner pour prendre sa suite ; dans cette perspective, elle invoquait un triple manquement aux obligations de loyauté et d'indépendance, aux dispositions relatives au statut des huissiers de justice ainsi qu’à celles de l'article 6 §1 de la Conv. EDH. Représentée par ses associées, la société s’était défendue en indiquant que l'article 1 bis A de l'ordonnance du 2 novembre 1945 (remplacé par l'article 8 de l'ordonnance n° 2016-728 du 2 juin 2016) n'est applicable qu'aux personnes physiques de sorte que l'huissier peut instrumenter à l'égard d'une personne morale dont l'un des proches est le représentant légal. Elle soulignait également que le choix de cet office avait été adopté en raison de l’urgence de la situation. Pour annuler les constats d’huissier versés aux débats, la cour d’appel a retenu qu’en l’absence d'urgence particulière, la gérante ayant été évincée et n'ayant plus accès aux locaux ni à son ordinateur professionnel, la société avait en réalité entendu échapper à la procédure des articles 493 et 497 du Code de procédure civile, qui aurait dû conduire à la désignation d’une autre étude, indépendante de la société, de façon à procéder à des constats contradictoires. Ainsi, le procédé utilisé par la société mandante pour échapper à la désignation d’une autre étude caractérisait sa volonté de se constituer des preuves de façon déloyale et inéquitable, faisant naître un doute raisonnable sur l'impartialité et l'indépendance de l'étude mandatée. Devant la Cour de cassation, la société fit valoir que le défaut d’impartialité et d’indépendance imputé à l’huissier, malgré son absence d’intérêt personnel au succès de l’action contentieuse engagée, ne pouvait en tout état de cause être inféré des agissements de sa mandante, mais de son seul comportement personnel, s’il se révèle partial et déloyal ; faute d’établir que l’huissier instrumentaire avait accompli sa mission au mépris de ses devoirs d’indépendance et d’impartialité, la cour d’appel ne pouvait, au seul motif qu’il était le frère du nouveau gérant, juger déloyales et inéquitables les preuves ainsi constituées.
La thèse du pourvoi n’emporte pas la conviction des hauts magistrats qui, reprenant la motivation des juges du fond, confirment l’annulation des constats d’huissier litigieux en ce qu’ils constituent des modes de preuves inéquitables et déloyaux, faisant naître un doute raisonnable sur l'impartialité et l'indépendance de l'étude d'huissier de justice désignée, en particulier sur celles qui échoient à l’huissier instrumentaire dans sa relation avec son mandant, par principe dénuée de lien personnel ou familial. On retrouve en outre la limite à l’admissibilité de la preuve déloyale liée à son caractère indispensable, qui suppose l’absence d’autres modes de preuve plus équitables, alternatifs à la preuve déloyale obtenue et produite. En effet, pour écarter le caractère indispensable des constats litigieux et caractériser la déloyauté probatoire de la société, les juges renvoient à l’existence d’autres modes de désignation d’un office indépendant de la société, qui aurait permis de procéder à des constats établis dans le respect du principe du contradictoire et des règles d’indépendance et d’impartialité garantissant l’équité de la procédure. Sanctionné par les juges, le choix délibéré de la société mandante d’éviter la désignation d’une autre étude que celle du frère du nouveau gérant, alors même que celle-ci lui aurait permis de se constituer des preuves équitables, trahissait sa volonté de se constituer des preuves de façon immorale. Pour être recevable, la preuve immorale doit encore être indispensable.
Références :
■ Ass. plén. 22 déc. 2023, n° 20-20.648 et n° 21-11.330 : DAE, 18 janv.2024, note Merryl Hervieu ; D. 2024. 291, note G. Lardeux ; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 296, note T. Pasquier ; ibid. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; ibid. 613, obs. N. Fricero ; ibid. 1636, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; JA 2024, n° 697, p. 39, étude F. Mananga ; AJ fam. 2024. 8, obs. F. Eudier ; AJ pénal 2024. 40, chron. ; AJCT 2024. 315, obs. A. Balossi ; Dr. soc. 2024. 293, obs. C. Radé ; Légipresse 2024. 11 et les obs. ; ibid. 62, obs. G. Loiseau ; RCJPP 2024, n° 01, p. 20, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; ibid., n° 06, p. 36, chron. S. Pierre Maurice ; RTD civ. 2024. 186, obs. J. Klein
■ Soc. 14 févr. 2024, n° 22-23.073 : DAE 12 mars 2024, note Merryl Hervieu ; D. 2024. 313 ; ibid. 1636, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; RCJPP 2024, n° 02, p. 20, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; RTD civ. 2024. 376, obs. A.-M. Leroyer ; ibid. 470, obs. J. Klein
■ Com. 5 juin 2024, n° 23-10.954 : D. 2025. 289, note V. Fourment ; Rev. sociétés 2025. 202, note N. Binctin ; Dalloz IP/IT 2025. 50, obs. O. de Maison Rouge ; RTD civ. 2024. 708, obs. J. Klein
■ Com. 5 févr. 2025, n° 23-10.953 : DAE 17 mars 2025, note Merryl Hervieu ; D. 2025. 244
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