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[ 18 janvier 2024 ] Imprimer

Droit des obligations

Revirement de jurisprudence : le droit à la preuve l’emporte sur la loyauté de la preuve

Dans le procès civil, la déloyauté de la preuve ne s’oppose plus, en soi, à son administration.

Ass. Plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648 et 21-11.330

Après une audience publique, retransmise en direct le 24 novembre dernier, l'Assemblée plénière a rendu en fin d’année dernière sa décision sur un point essentiel, celui de l'admissibilité d'une preuve obtenue de manière déloyale. Deux affaires avaient conduit à sa saisine. Dans la première, un salarié avait été licencié sur la base d'un enregistrement clandestin dans lequel il aurait refusé de communiquer à son employeur le suivi de son activité commerciale. Dans la seconde, la preuve administrée l’avait été à partir d’un compte Facebook resté ouvert sur l’ordinateur d’un salarié, permettant à son employeur de lire le contenu d'un échange dans lequel le titulaire du compte dénigrait un collègue, dont il attribuait la promotion à l'orientation sexuelle supposée. Cette dernière affaire n’appelle pas de plus amples développements, la Cour de cassation ayant jugé que la question de l'admissibilité de la preuve ne se posait pas. En effet, un salarié ne peut être licencié pour un motif relevant de sa vie personnelle que si celui-ci constitue également un manquement à ses obligations professionnelles, en l’espèce inexistant. Il en résulte qu'une conversation privée tenue par un salarié ne constitue pas en principe un motif de licenciement, en sorte que le moyen pris d'une méconnaissance du droit à la preuve de l'employeur fut, en l’espèce, jugé inopérant (21-11.330)

C'est la première affaire qui doit donc retenir notre attention (20-20.648), puisque l’Assemblée plénière opère un complet revirement de sa jurisprudence. Jusqu'ici, elle jugeait, en matière civile, "irrecevable la production d'une preuve recueillie à l'insu de la personne ou obtenue par une manœuvre ou un stratagème" (Ass. plén. 7 janv. 2011, n° 09-14.316 et 09-14.667, à propos d'un enregistrement téléphonique clandestin). Couvrant un large domaine en droit civil, le système de la liberté de la preuve, que l’on dénomme aussi celui de la preuve morale en raison de la grande latitude laissée au juge pour forger sa conviction, admet en principe tous les moyens de preuve (v. Tableau sur les modes de preuve, DAE, 19 déc. 2023). Une limite y était toutefois traditionnellement assortie : la moralité de la preuve. Ce système de liberté probatoire ne conduisait pas pour autant à admettre la production de preuves obtenues de façon déloyale. La preuve morale n’évacuait pas la morale de la preuve, jugeait la Cour :"la justice doit être rendue loyalement au vu de preuves recueillies et produites d'une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité" (Ass. plén. 7 janv. 2011, préc.). L’Assemblée plénière, le 7 janvier 2011, avait ainsi consacré « le principe de loyauté dans l’administration de la preuve » (v. A. Marais, Introduction au droit, Vuibert, 10e éd., n°335, p.252).

Cependant, observe la Haute juridiction dans l'arrêt rendu le 22 décembre dernier, ce principe conduit à entraver la preuve de certains faits qui, au nom de cette moralité probatoire mais au mépris du droit à la preuve, ne peuvent être établis. La Cour met alors en balance la loyauté de la preuve avec le droit à la preuve qu'elle infère de l'article 6.1 de la Conv. EDH (sur l’importance du droit à la preuve, v. Civ. 1re, 6 déc. 2023, n° 22-19.285). Elle observe également que la loyauté de la preuve n'est requise ni par la CEDH, ni en matière pénale. Il est vrai qu’en droit pénal, longtemps opposé sur ce point au droit civil, la recherche de la vérité judiciaire est traditionnellement jugée plus impérieuse qu’en matière civile, en sorte que l’administration d’une preuve obtenue par un procédé déloyal est admise (Ass. plén., 9 déc. 2019, n° 18-86.767). L'Assemblée plénière souligne enfin "la difficulté de tracer une frontière claire entre les preuves déloyales et les preuves illicites". Elle renvoie ainsi à une distinction opérée en jurisprudence, dont les conséquences sur l’admissibilité de la preuve diffèrent. Appliquée au droit civil, l’exigence de loyauté interdit en principe d’opposer à une personne une preuve obtenue à son insu, peu important par ailleurs qu’il s’agisse de prouver un fait juridique ou un acte juridique. C’est la clandestinité qui rend déloyal le procédé d’obtention de la preuve. Raison pour laquelle jusqu’à présent, il était interdit de faire la preuve de l’existence d’un contrat par l’enregistrement d’une conversation téléphonique dont la personne n’a pas été avertie (Civ. 2e, 7 oct. 2004, n° 03-12.653 ; Ass. Plén., 7 janv. 2011, préc.). L’exigence de licéité de la preuve suppose autrement de vérifier la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits de la personne à l’encontre de laquelle elle est administrée. Ainsi, fût-elle obtenue de façon loyale, sans faire usage d’un stratagème, une preuve pouvait néanmoins être jugée illicite en raison de son contenu, notamment lorsqu’elle portait atteinte à la vie privée de la personne. Dans cette perspective, la Cour de cassation opérait un contrôle de proportionnalité entre le droit au respect de la vie privée d’une partie et le droit à la preuve de son adversaire, admettant en conséquence la production d’une preuve illicite ie attentatoire à la vie privée, à deux conditions cumulatives : la preuve illicite devait être indispensable à l’exercice du droit à la preuve et l’atteinte portée à la vie privée proportionnée aux intérêts antinomiques en présence (Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058, sur la loyauté de la preuve par Facebook, v. A. Marais, Introduction au droit, op.cit., n° 335, p. 254 ; Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-14.177). 

L’Assemblée plénière déduit du faisceau de circonstances qui précède la relativité nécessaire du principe de loyauté dans l’administration de la preuve. Même dans le procès civil, la loyauté de la preuve n'est donc plus un principe intangible. Cette exigence de loyauté, voire même la simple licéité de la preuve, peuvent en effet céder face au droit à la preuve. Par un attendu ciselé, l'Assemblée plénière affirme que "désormais que, dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi". La loyauté de la preuve n’a donc plus valeur de principe absolu, devenant un élément parmi d’autres droits concurrents à prendre en compte dans l’exercice du contrôle de proportionnalité, dont le droit à la preuve.

La portée de la solution est immense. Transcendant le droit civil pour s’appliquer dans tous les domaines où la preuve est libre, et ainsi en droit social, en droit commercial ou encore en droit administratif, devraient ainsi être remises en cause des solutions qui semblaient acquises, notamment celles rendues en droit du travail aux termes desquelles un employeur ne peut exciper d'un enregistrement vidéo ou audio réalisé à l'insu de ses salariés. Le contrôle de proportionnalité auquel se livrera désormais la Haute juridiction risque de déboucher sur des solutions contrastées rendues au fond par les juges chargés de le mettre en œuvre. Ici, une preuve illicite sera acceptée, parce qu'elle constituait l'unique mode de preuve disponible ; là, une preuve licite mais obtenue déloyalement sera écartée parce que l'atteinte au droit à la vie privée ou à un autre droit fondamental sera jugée disproportionnée. Il n’en reste pas moins que sur un plan théorique, les termes de la nouvelle solution sont remarquables : dans le procès civil, la déloyauté de la preuve n’est plus, en elle-même, un obstacle à son administration. 

Un changement de cap radical dont il conviendra toutefois, à l’avenir, d’observer la traduction concrète dans la pratique jurisprudentielle. Affaire à suivre donc …

Références :

■ Ass. plén. 7 janv. 2011, n° 09-14.316 et 09-14.667 : DAE, 26 janv. 2011, note B. H.D. 2011. 562, obs. E. Chevrier, note F. Fourment ; ibid. 618, chron. V. Vigneau ; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; RTD civ. 2011. 127, obs. B. Fages ; ibid. 383, obs. P. Théry ; RTD eur. 2012. 526, obs. F. Zampini

■ Civ. 1re, 6 déc. 2023, n° 22-19.285 : DAE, 15 janv. 2024, note Merryl HervieuD. 2023. 2197

■ Ass. plén., 9 déc. 2019, n° 18-86.767 : D. 2019. 2413, et les obs. ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ pénal 2020. 88, obs. C. Ambroise-Castérot ; RSC 2020. 103, obs. P.-J. Delage

■ Civ. 2e, 7 oct. 2004, n° 03-12.653 : D. 2005. 122, note P. Bonfils ; ibid. 2643, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot ; AJ pénal 2005. 30, obs. C. S. Enderlin ; RTD civ. 2005. 135, obs. J. Mestre et B. Fages

■ Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058 : DAE, 30 oct. 2020, note Chantal MathieuD. 2020. 2383, note C. Golhen ; ibid. 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; JA 2021, n° 632, p. 38, étude M. Julien et J.-F. Paulin ; Dr. soc. 2021. 14, étude P. Adam ; RDT 2020. 753, obs. T. Kahn dit Cohen ; ibid. 764, obs. C. Lhomond ; Dalloz IP/IT 2021. 56, obs. G. Haas et M. Torelli ; Légipresse 2020. 528 et les obs. ; ibid. 2021. 57, étude G. Loiseau ; Rev. prat. rec. 2021. 31, chron. S. Dorol

■ Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-14.177 : D. 2012. 1596, note G. Lardeux ; ibid. 2826, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 457, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2012. 506, obs. J. Hauser

 

Auteur :Merryl Hervieu


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