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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Procréation post mortem et droit à la vie privée
La Cour européenne des droits de l’homme, examinant l’interdiction absolue de procréation post mortem sur le territoire français et de l’exportation d’embryons à cette fin, constate la non-violation de l’article 8 de la Convention (droit à la vie privée et familiale). Le consentement de l’époux décédé et la présence d’un embryon ne suffisent pas, en l’absence d’autres circonstances particulières tel qu’un lien avec un État autorisant la procréation post mortem, à permettre d’écarter l’application de la loi française.
CEDH 14 sept. 2023, Baret et Caballero c/ France, n° 22296/20 et 37138/20
En l’espèce deux requérantes souhaitent recourir à une assistance médicale à la procréation après la mort de leur époux. Les époux ont consenti, avant leur décès, à l’éventualité d’un recours à la procréation post mortem (pts. 5 et 12). Or, la procréation post mortem fait l’objet d’une interdiction absolue en France en vertu des articles L. 2141-2 et suivants du Code de la santé publique. Afin d’exporter les embryons vers l’Espagne, pays permettant la procréation post mortem, les requérants saisissent l’Agence de la biomédecine en vue d’obtenir une autorisation selon la procédure prévue à l’article L. 2141-11-1 du même Code. Or, cet article conditionne l’autorisation au respect des principes de l’article L. 2142-1. Les autorités françaises refusent de procéder à cette exportation, les requérantes saisissent alors la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
■ Article 8 : protection de la vie privée et familiale. « La décision d’un couple de concevoir un enfant et d’avoir recours à une AMP relève de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale » (pt. 43). L’existence d’une ingérence est donc établie sans difficultés. Toute ingérence ne signifie pas automatiquement violation, et fait l’objet d’un examen fondé sur trois critères. Elle doit être fondée sur une base légale, poursuivre un but légitime, auquel elle doit être proportionnée.
En l’espèce, l’interdiction est prévue par la loi française. Le premier critère est rempli. Sur la question du but légitime, la Cour relève que l’ingérence résulte de la volonté du législateur français. En effet, la question de la procréation post mortem soulève des difficultés éthiques, d’intérêt public, et relatifs à la situation de l’enfant à naître ; or le législateur français refuse « d’autoriser le recours à l’AMP (…), pour faire naître un enfant sans père » (pt.77). L’existence d’une telle ingérence poursuit deux buts légitimes : « la protection des droits et libertés d’autrui » et « la protection de la morale » (pt. 78).
■ Marge d’appréciation. Il est important de noter que les États disposent, au cas par cas, d’une marge d’appréciation variable concernant les ingérences à l’article 8. En la matière, par un arrêt du 8 décembre 2022 contre la République tchèque, la Cour européenne avait conclu qu’une interdiction de recours à la procréation post mortem limitée au territoire national n’excédait pas la marge d’appréciation dont bénéficient les États (Pejřilová c/ République tchèque, n° 14889/19). La question de la procréation post mortem soulevant des difficultés éthiques, il n’y a pas de consensus européen en la matière. Il s’agit d’une question de société, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister, la CEDH affirme donc qu’il y a lieu d’accorder une « importance particulière au rôle du décideur national », et que les États bénéficient d’une « ample marge d’appréciation » (pts. 82 et 84). Deux différences importantes sont constatées entre le cas d’espèce et l’affaire Pejřilová c/ République tchèque. La portée de l’interdiction française excède le seul territoire national, prohibant également l’exportation de gamètes ou d’embryons. Enfin, la conservation non seulement de gamètes mais aussi d’embryons témoigne, dans la présente affaire, d’un projet parental plus engagé (pt. 61).
■ Proportionnalité. Considérant les intérêts concurrents et la marge d’appréciation, la Cour examine si les autorités françaises ont établi un juste équilibre. Il s’agit de l’intérêt personnel des requérantes à poursuivre leur projet parental, et les motifs d’intérêt général (pt. 83). La Cour admet que les individus disposent, dans le cadre de l’article 8, d’un « droit au respect de leur volonté » (pt. 88). Concernant la volonté des intéressés, nul élément ne vient faire douter que les requérantes ou leurs conjoints décédés avaient consenti, de volonté libre et éclairée, au recours à la procréation post mortem (pt. 81). La Cour estime toutefois que les requérants souhaitaient procéder à l’exportation des gamètes ou embryons vers l’Espagne avec pour « seule intention » de contourner l’interdiction prévue par la loi française. Ces dernières ne disposaient pas de liens particuliers avec l’Espagne. Or, étant donné les intérêts d’ordre public, et la marge d’appréciation dont bénéficient les États, le seul consentement de l’époux décédé, ou la présence de l’embryon ne suffisent pas à établir une « atteinte excessive » au droit au respect de leur volonté (pt. 88).
Eu égard de ces considérations, le juste équilibre a été établi entre les intérêts en cause, et les autorités françaises n’ont pas dépassé leur marge d’appréciation. La non-violation de l’article 8 est conclue à l’unanimité.
Il est important de contraster cet arrêt avec une décision du Conseil d’État (31 mai 2016, n° 396484). En effet, dans des circonstances particulières, la juridiction administrative suprême a autorisé le transfert de gamètes à destination de l’Espagne en vue d’une insémination post mortem. Le Conseil d’État a noté que le projet parental n’avait échoué qu’en raison de la « dégradation brutale » de la santé d’un des époux, et que la requérante était retournée vivre en Espagne « dans le pays où demeure sa famille », pays avec lequel elle entretient des liens. Selon le Conseil d’État, la requérante n’avait pas pour seule intention de contourner l’interdiction prévue par la loi française (pt. 11). La méthodologie de la Cour européenne s’appuyant sur une étude comparative du cadre juridique et des pratiques internes des États membres, mentionne expressément cette décision, et y accorde une considération particulière dans son raisonnement (v. pts. 29 et s. ; pt. 88).
Références :
■ CEDH 8 déc. 2022, Pejřilová c/ République tchèque, n° 14889/19 : D. 2023. 716, note A.-B. Caire ; AJ fam. 2023. 5, obs. A. Dionisi-Peyrusse.
■ CE, ass., ord., 31 mai 2016, n° 396848 : DAE, 22 juin 2016, note L. F ; AJDA 2016. 1092 ; ibid. 1398, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; D. 2016. 1470, obs. M.-C. de Montecler ; ibid. 1472, note H. Fulchiron ; ibid. 1477, note B. Haftel ; ibid. 2017. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 781, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 935, obs. RÉGINE ; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2016. 439, obs. C. Siffrein-Blanc ; ibid. 360, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RFDA 2016. 740, concl. A. Bretonneau ; ibid. 754, note P. Delvolvé ; RTD civ. 2016. 578, obs. P. Deumier ; ibid. 600, obs. J. Hauser ; ibid. 802, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 834, obs. J. Hauser ; RTD eur. 2017. 319, obs. D. Ritleng.
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