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[ 5 avril 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Protection de l’identité des victimes d’agressions sexuelles : les contours de l’interdit prévu par la loi sur la liberté de la presse

Le délit de diffusion de l’identité d’une victime d’agression sexuelle ou d’atteinte sexuelle prévu par l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 concerne toute victime se présentant comme telle et ne constitue pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression.

Crim. 7 févr. 2023, no 22-81.057 B

« Clap de fin » pour une affaire qui aura donné lieu à de nombreuses décisions de justice. En l’espèce, un notable islamologue a été mis en examen en 2018 pour des faits de viols aggravés. En 2019, à plusieurs occasions (dans un ouvrage relatif à cette procédure, sur le site internet dédié à ce livre et dans une entrevue avec un journaliste), il a cité à maintes reprises le nom de l’une des plaignantes. De son côté, cette dernière a organisé une cagnotte en ligne afin de financer ses frais de Justice. Alors qu’elle avait pris le soin d’utiliser un pseudonyme, la page internet contenait sa photographie et son véritable nom était mentionné en tant qu’organisatrice de la récolte de fonds. Le prévenu a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris à 3 000 euros d’amende (dont 2 000 euros avec sursis) pour diffusion d’image ou de renseignement sur l’identité d’une victime d’agression sexuelle (L. 29 juill. 1881, art. 39 quinquies) en tant qu’auteur principal pour le communiqué de presse mis en ligne sur le site internet et l’interview télévisée et en tant que complice pour le livre. La cour d’appel de Paris a, par la suite, confirmé le jugement sur la culpabilité, mais a décidé de ne retenir que 1 000 euros d’amende du fait du comportement de la victime qui avait contribué à sa propre identification. Le prévenu a alors présenté deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) à la Cour de cassation. L’une portait sur la légalité de l’infraction du fait de l’incertitude de la notion de victime, l’autre était relative à la compatibilité de l’interdit avec la liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10). La juridiction suprême a refusé de les transmettre au Conseil constitutionnel (Crim. 10 août 2022, no 22-81.057). Le prévenu ayant formé un pourvoi contre la décision de la cour d’appel le condamnant, le présent arrêt clôt l’affaire.

Les arguments du prévenu reprennent en substance le contenu de ses QPC. Dans son pourvoi, il évoque d’abord le sens du mot « victime » retenu par les juges du fond. Puisqu’il n’a pas encore été jugé pour les faits de viols aggravés et qu’il ne peut dès lors pas être désigné comme auteur de ces faits (au nom de la présomption d’innocence, v. C. pr. pén., art. prélim. III.), l’intéressé estime que la plaignante ne peut pas se présenter comme une « victime ». En le condamnant tout de même pour diffusion de l’identité d’une victime d’agression sexuelle, les juridictions du fond auraient alors méconnu le principe de légalité criminelle (C. pén., art. 111-4.). La Cour de cassation s’appuie sur la valeur sociale protégée par l’infraction, à savoir la protection de la dignité et de la vie privée des victimes d’infractions sexuelles, pour rejeter le moyen. Elle considère que le législateur « n’a pas entendu réserver sa protection aux seules victimes reconnues par décision définitive ayant prononcé la condamnation de l’auteur des faits »Dès lors, peut être qualifiée de victime, au sens de l’article 39 quinquies de la loi de 1881, toute personne s’estimant comme telle. La solution fait écho à l’acception large de la notion de victime exprimée dès l’article préliminaire du Code de procédure pénale qui dispose dans son II que « l'autorité judiciaire veille à l'information et à la garantie des droits des victimes au cours de toute procédure pénale » (et pas seulement à la fin de la procédure pour les seules victimes reconnues comme telles par une condamnation définitive). La solution inverse priverait le texte de toute son utilité. 

Le second moyen du prévenu repose sur l’atteinte injustifiée à la liberté d’expression en ce que le délit n’exclut pas de son champ d’application l’hypothèse où la victime a elle-même déjà diffusé son identité (par des renseignements ou par son image). Selon lui, l’identification préalable par la victime elle-même devrait empêcher de caractériser l’infraction, au risque de constituer une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Pour rejeter cette analyse, la Cour de cassation raisonne en deux temps. D’abord elle se fonde sur l’élément matériel de l’infraction qui n’interdit pas la révélation de l’identification de la victime, mais la diffusion de son identité ou de son image sans son autorisation. En conséquence, les agissements antérieurs de la victime demeurent indifférents. Toutefois le comportement de la victime doit être pris en considération par le juge au titre des « circonstances de l’infraction » pour déterminer le quantum de la peine. La cour d’appel a ici infirmé le jugement sur la peine pour retenir une peine d’amende moins élevée du fait de la conduite de la victime (sur la motivation des peines contraventionnelles, v. Crim. 30 mai 2018, no 16-85.777). La Cour de cassation précise ensuite que l’article 39 quinquies de la loi de 1881 ne crée pas une interdiction générale qui constituerait a priori une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Non seulement parce qu’il poursuit un but légitime justifiant la limite apportée à l’exercice de la liberté, mais aussi parce que deux hypothèses limitent l’application du délit. D’une part, il n’y a pas d’infraction si la victime a consenti en amont et par écrit à la diffusion de son identité. D’autre part, le délit n’est pas caractérisé si la diffusion de l’identité de la victime relève d’un débat d’intérêt général (établi en fonction de « l’éventuelle notoriété de la personne visée et de son comportement avant la diffusion, de l’objet de cette dernière, son contenu, sa forme et ses répercussions »). Puisqu’il n’a pas obtenu l’autorisation préalable de la victime et qu’il n’a pas démontré en quoi la révélation de son accusatrice était nécessaire à l’exercice des droits de la défense, le prévenu ne peut pas échapper à la répression.

Le délit de l’article 39 quinquies sanctionne aujourd’hui de 15 000 euros d’amende « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelles ou l'image de cette victime lorsqu'elle est identifiable » (sur la conciliation entre l’art. 39 quinquies de la loi de 1881 et l’art. 9 du C. civ, v. Civ. 1re, 9 sept. 2020, n° 19-16.415). Il demeure peu appliqué malgré l’actuel tapage médiatique autour des infractions sexuelles et les multiples revendications sociétales en la matière (pour des explications probables, v. Crim. 10 août 2022, n° 22-81.057). Mais que chacun se rassure, le nombre de condamnations et leur fréquence ne traduisent ni la force ni l’importance de l’interdit. Et dans la présente affaire, la Cour de cassation n’a eu de cesse d’afficher la nécessaire protection des victimes – au sens large – d’agressions sexuelles ou d’atteintes sexuelles, jugée conciliable avec la liberté d’expression. Parler des faits n'oblige pas à désigner expressément les victimes. Les identifier impose d’obtenir leur consentement écrit préalable. Il s’agit de respecter leur dignité et leur vie privée et d’éviter qu’elles ne subissent les répercussions médiatiques et/ou d’éventuelles pressions (toutes deux susceptibles d’être particulièrement exacerbées lorsque le prévenu/l’accusé est une personnalité publique comme dans le présent contentieux).

Références :

■ Crim. 7 févr. 2023, n° 22-81.057 B : D. 2023. 297 ; Légipresse 2023. 76 et les obs.

■ Crim. 10 août 2022, n°22-81.057 B : DAE, 7 oct. 2022, note Sabrina Lavric D. 2022. 1470 ; AJ pénal 2022. 478, obs. J.-B. Thierry ; Légipresse 2022. 464 et les obs. ; ibid. 544, étude E. Raschel.

■ Crim. 30 mai 2018, n°16-85.777 P : D. 2018. 1208 ; ibid. 1711, chron. E. Pichon, G. Guého, G. Barbier, L. Ascensi et B. Laurent ; AJ pénal 2018. 407, note J.-B. Perrier.

■ Civ. 1re, 9 sept. 2020, n°19-16.415 P DAE, 5 oct. 2020, note Merryl Hervieu D. 2020. 1794 ; ibid. 2021. 197, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2020. 586, obs. J.-B. Thierry ; Légipresse 2020. 529 et les obs. ; ibid. 617, étude E. Sudre ; ibid. 2021. 57, étude G. Loiseau ; ibid. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy ; RTD civ. 2020. 857, obs. A.-M. Leroyer.

 

 

Auteur :Julie Leonhard


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