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Procédure civile
Refus d’application immédiate d’une jurisprudence nouvelle : l’imprévisibilité de la règle pour les appelants n’est pas compatible avec l’équité du procès
L'application d’une jurisprudence nouvelle doit être prévisible à la date à laquelle les parties ont relevé appel. Son application immédiate dans les instances introduites par une déclaration d'appel antérieure à la date de publication de l’arrêt formulant une solution inédite aboutirait à priver les appelants du droit à un procès équitable.
Civ. 2e, 22 mai 2025, n° 22-22.868
Lorsque l'affaire est soumise à une cour d'appel de renvoi après cassation d'un arrêt, la date à prendre en considération pour déterminer si cette règle de procédure est immédiatement applicable est celle de la déclaration d'appel et non celle de la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi après cassation.
À rebours des règles gouvernant l’application de la loi dans le temps, la jurisprudence est par principe rétroactive. Ce n’est que par exception qu’elle joue de façon prospective, c’est-à-dire pour l’avenir (v. Point sur l’application dans le temps de la jurisprudence, DAE, 10 févr. 2025). Applicable aux solutions nouvelles dégagées par la jurisprudence, jusqu’aux revirements de jurisprudence à proprement parler, cette rétroactivité de principe met en péril les droits procéduraux fondamentaux des justiciables. En effet, lorsque le juge adopte une solution inédite ou change son interprétation de la loi par l’effet d’un revirement, il l’applique pour trancher le litige à l’occasion duquel cette jurisprudence nouvelle émerge, alors même qu’à la date de naissance du litige, une solution ancienne ou différente était admise. Ainsi la rétroactivité attachée à une jurisprudence nouvelle déjoue-t-elle généralement les prévisions légitimes des justiciables, qui avaient foi en l’état et la pérennité du droit jurisprudentiel antérieur. C’est pourquoi l’application rétroactive de la jurisprudence aux instances en cours est depuis longtemps contestée. Dès 2004, le rapport sur les revirements de jurisprudence, issu du groupe de travail présidé par le professeur Nicolas Molfessis et remis au premier Président de la Cour de cassation, préconisa d’admettre les revirements pour l’avenir. Quelques mois avant la remise de ce rapport, la Cour de cassation avait d’ailleurs, pour pallier l’insécurité juridique inhérente à la rétroactivité des revirements de jurisprudence, décidé de ne pas censurer l’arrêt qui avait méconnu, en cas d’atteinte à la présomption d’innocence, la nouvelle règle prétorienne relative à la prescription de l’action civile au motif que « l’application immédiate de cette règle dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable au sens de l’article 6§1 de la Conv. EDH » (Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426). Plus récemment, les commentaires nourris par la récente décision de la Cour européenne des droits de l’homme sur la rétroactivité de la fameuse jurisprudence Czabaj en contentieux administratif (CEDH 9 nov. 2023, Legros et Autres c/ France, Req. 72173/17 ; CE ass., 13 juill. 2016, n° 387763) ont contribué à relancer le débat. Condamnant la France à l’unanimité, les juges européens ont avec rigueur considéré que « l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée » (§ 162). La procédure civile n’échappe pas aux interrogations que suscitent les dangers inhérents à une application rétroactive de la jurisprudence. C’est pourquoi, dans l’arrêt rapporté, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation précise la portée de sa jurisprudence récente concernant le dispositif des conclusions pour en refuser l’application immédiate aux instances introduites par une déclaration d’appel antérieure à la nouvelle règle de procédure qu’elle a énoncée. Ce faisant, elle rappelle que l’application immédiate d’une jurisprudence nouvelle aux instances en cours doit par exception être paralysée si elle conduit à priver une partie de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et confirme que l’équité du procès constitue le principal critère de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence.
Au cas présent, par un arrêt du 16 juin 2016, une cour d’appel avait, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, condamné une société à indemniser un couple d’acquéreurs. Le 28 mars 2017, cette société fut placée en liquidation judiciaire, et les victimes avaient recherché la responsabilité pour faute du liquidateur. Un jugement de première instance en date du 15 janvier 2018 les avait déboutés de leurs demandes. Par déclaration du 1er mars 2018, ils avaient interjeté appel de ce jugement. Par un premier arrêt du 29 novembre 2018, une cour d'appel confirma le jugement rendu. Cet arrêt ayant été cassé par un arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2021, le couple saisit alors la cour d'appel de renvoi, par une déclaration en date du 19 mai 2021. Le 22 septembre 2022, la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma le jugement du 15 janvier 2018. Devant la Cour de cassation, les demandeurs dénonçaient la liberté prise par les juges aixois d’avoir fait application d’une règle de procédure résultant d’une interprétation nouvelle des articles 542 et 954 du Code de procédure civile à une instance introduite par une déclaration d'appel antérieure à sa formulation par la Cour de cassation, soit le 17 septembre 2020. En effet, à cette date, la Cour de cassation a renouvelé son interprétation des textes précités pour énoncer la règle de procédure suivante : lorsque l'appelant ne demande dans le dispositif de ses conclusions ni l'infirmation des chefs du dispositif du jugement dont il recherche l'anéantissement, ni l'annulation du jugement, la cour d'appel ne peut que confirmer le jugement (Civ. 2e, 17 sept. 2020, n° 18-23.626). Or c’est en considération de cette nouvelle interprétation que la Cour d’appel de renvoi a confirmé le jugement du 15 janvier 2018, ayant retenu dans le même sens qu'à défaut de demande de réformation du jugement déféré, elle ne pouvait que confirmer ce dernier, ces dispositions ayant été rappelées par l'arrêt de la Cour de cassation du 17 septembre 2020, qui est antérieur à la saisine après cassation de la cour d'appel par les appelants, laquelle date du 19 mai 2021. L’arrêt attaqué est immédiatement censuré par les Hauts magistrats au nom du droit fondamental à un procès équitable, obligeant à considérer que l'application immédiate de la nouvelle règle de procédure, pour la première fois affirmée par la Cour de cassation dans un arrêt publié le 17 septembre 2020 (Civ. 2e, 17 sept. 2020, préc.), dans les instances introduites par une déclaration d'appel antérieure à la date de cet arrêt, aboutirait à priver les appelants du droit à un procès équitable au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (pt n°7). La censure repose ensuite sur la procédure d’appel devant la juridiction de renvoi. Elle est fondée sur l’article 631 du Code de procédure civile, dont il résulte que devant la juridiction de renvoi, l'instruction est reprise en l'état de la procédure non atteinte par la cassation. Par conséquent, c'est la même instance d'appel qui reprend et se poursuit devant la cour d'appel de renvoi : prolongeant l’instance initiale, la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi après cassation n'est pas une déclaration d'appel et n'introduit pas une nouvelle instance (pt n°8).
Or en l’espèce, l’instance a été introduite par une déclaration d’appel antérieure à l’arrêt du 17 septembre 2020 : la poursuite de l’instance d’appel initiale, nonobstant la saisine de la juridiction de renvoi, conduit à retenir que les demandeurs en cassation ont relevé appel du jugement le 1er mars 2018, soit au jour de la déclaration d’appel, et non le 19 mai 2021, date de saisine de la cour d’appel de renvoi. Compte tenu de l’antériorité de la déclaration d’appel à la nouvelle règle jurisprudentielle, celle-ci ne pouvait, au cas présent, recevoir application, quand bien même la déclaration de saisine avait été postérieure au 17 septembre 2020.
Il découle de ce qui précède que la cour d'appel a donné une portée aux articles 542 et 954 du Code de procédure civile qui, pour être conforme à l'état du droit applicable depuis le 17 septembre 2020, n'était pas prévisible pour les parties à la date à laquelle elles ont relevé appel, soit le 1er mars 2018, l'application de cette nouvelle règle de procédure dans l'instance en cours aboutissant à priver les requérants d'un procès équitable au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Au nom de l’équité du procès et de l’exigence de prévisibilité pour les parties d’une nouvelle jurisprudence, la deuxième chambre civile refuse donc ici de rendre immédiatement applicable l’obligation prétorienne de solliciter l’infirmation ou l’annulation du jugement dans les conclusions.
Références :
■ Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426 : D. 2004. 2956, note C. Bigot ; ibid. 2005. 247, chron. P. Morvan ; AJ pénal 2004. 411, obs. J. Leblois-Happe ; RTD civ. 2005. 176, obs. P. Théry
■ CEDH 9 nov. 2023, Legros et Autres c/ France, n° 72173/17 : DAE, 13 déc. 2023, note Michaël Poyet, AJDA 2023. 2077 ; D. 2024. 319, point de vue E. Landros-Fournalès ; RDI 2024. 18, obs. R. Hostiou ; AJCT 2024. 180, obs. C. Otero ; ibid. 2023. 589, tribune C. Otero ; RTD com. 2023. 828, obs. F. Lombard
■ CE ass., 13 juill. 2016, n° 387763 : AJDA 2016. 1479 ; ibid. 1629, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; AJFP 2016. 356, et les obs. ; AJCT 2016. 572, obs. M.-C. Rouault ; RDT 2016. 718, obs. L. Crusoé ; RFDA 2016. 927, concl. O. Henrard ; RTD com. 2016. 715, obs. F. Lombard
■ Civ. 2e, 17 sept. 2020, n° 18-23.626 : D. 2020. 2046, note M. Barba ; ibid. 2021. 543, obs. N. Fricero ; ibid. 1353, obs. A. Leborgne ; AJ fam. 2020. 536, obs. V. Avena-Robardet ; D. avocats 2020. 448 et les obs. ; Rev. prat. rec. 2020. 15, chron. I. Faivre, A.-I. Gregori, R. Laher et A. Provansal ; RTD civ. 2021. 479, obs. N. Cayrol
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