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[ 18 octobre 2022 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Réquisition par temps de grève : début de tempête à l’horizon

La grève des salariés dans les raffineries et les dépôts pétroliers provoque une désorganisation de l’activité économique en France. Le carburant manque, pénalisant de nombreux professionnels : transporteur, agriculteur, livreur...sans compter tous ceux qui ont besoin d’un véhicule pour se rendre à leurs activités. Toutefois, il semble n’y avoir aucun blocage, aucune occupation illicite des locaux, aucune séquestration…uniquement des salariés qui refusent de travailler. Sommé d’intervenir, le gouvernement vient de décider de recourir à la réquisition, arme juridique affectant un droit constitutionnel : le droit de grève. 

Prohibée au XVIII° siècle (loi Le Chapelier du 14 juin 1791), tolérée au XIX° (loi Ollivier du 25 mai 1864), la grève a dû attendre le XX° siècle pour faire l’objet d’un droit fondamental. Cette forme si particulière d’action collective est reconnue par une convention de l’OIT (convention n° 87 de 1948), la Charte des Droits fondamentaux de l’Union (article 28), la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (dérivée de l’article 11 sur la liberté syndicale) et par la Constitution française. Selon l’alinéa 7 du préambule de la Constitution de 1946 : « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Ce droit n’est donc pas absolu mais il appartient au législateur de l’encadrer. Pourtant, excepté dans les entreprises gérant un service public, le législateur s’est peu aventuré dans cette voie. C’est pourquoi le régime juridique du droit de grève en France est essentiellement l’œuvre du Conseil d’État et de la Cour de cassation.

La grève est une cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles dont l’employeur a connaissance. L’objet des revendications des salariés grévistes des raffineries est connue : ils souhaitent une augmentation des salaires. Si personne ne conteste le caractère professionnel de cette revendication, en revanche, les médias se sont fait l’écho d’une controverse sur sa « légitimité ». Les salariés concernés gagneraient déjà plus de 5 000 euros par mois alors que le salaire médian des Français ne serait même pas de la moitié. D’autres rétorquent que les actionnaires ont reçu une belle augmentation de leurs dividendes et que la rémunération des dirigeants s’est envolée. Il reste que ce débat ne présente aucun aspect juridique. Selon la Cour de cassation, les juges du fonds ne peuvent pas apprécier l’opportunité des revendications professionnelles (Soc. 19 oct. 1994, n° 91-20.292). Il est juridiquement impossible de disqualifier le mouvement des grévistes au seul prétexte que certains considéreraient leurs revendications comme déraisonnables. Certes la Cour de justice de l’Union européenne s’est un temps aventurée sur le terrain d’un éventuel contrôle de l’action collective au regard des libertés économiques mais la grève menée actuellement en France ne présente pas une dimension communautaire et les arrêts Viking et Laval n’ont ici aucune pertinence.

Le mouvement au sein des raffineries est donc parfaitement licite. Les salariés qui ont choisi de cesser le travail exercent un droit. Toutefois, touchant un secteur clé de l’économie, l’absence de travail provoque une pénurie dans les stations-services, pénalisant, par un effet domino, de nombreux secteurs d’activité. Comment dès lors mettre fin au mouvement ? La négociation est certainement la voie la plus pacifique. Au sein des deux groupes pétroliers, des accord dits « majoritaires » car signés par des organisations syndicales représentatives ayant obtenu la majorité des suffrages lors des élections du CSE ont ainsi été conclus. Reste que ces accords - même assortis d’un éventuel référendum auprès des salariés concernés - n’ont aucune conséquence juridique sur le choix de certains salariés de poursuivre le mouvementLa grève est un droit individuel d’exercice collectif. La position des uns ne s’impose pas aux autres. La voie pacifique ayant échouée, reste le recours à la force : contraindre sous la menace les salariés à reprendre le travail. 

Relevons tout d’abord que l’employeur ne peut ni unilatéralement, ni par l’intermédiaire du juge judiciaire, réquisitionner des grévistes (Soc. 25 févr. 2003, n° 01-10.812, avec toutefois une réserve importante s’il s’agit d’une structure gérant un service public, voir par exemple dans le cadre de l’approvisionnement en électricité par EDF : CE 12 avr. 2013, n° 329570). En revanche, le préfet dispose, aux termes de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales d’un pouvoir de réquisition des biens et des personnes. Encore faut-il établir qu’il y ait urgence, que l’atteinte à l’ordre public l’exige et que les moyens dont dispose le préfet soient insuffisants. Le refus d'exécuter les mesures prescrites par l'autorité requérante constitue un délit passible de six mois d'emprisonnement et de 10 000 euros d'amende. La décision administrative est toutefois susceptible d’un recours et le juge administratif est alors appelé, au regard du contexte, à se prononcer sur le respect des conditions légales. Il doit en particulier vérifier que le nombre de salariés requis reste proportionné à ce qui est strictement nécessaire pour assurer le maintien de l’ordre public. Il ne s’agit pas d’interdire la grève ni même d’assurer un fonctionnement normal de l’activité mais de préserver l’ordre public. Le tribunal administratif de Rouen (Ord., 13 oct. 2022, n° 2204100) vient de valider l’arrêté concernant la réquisition de quatre salariés. Certes la CGT pourrait saisir le Conseil d’État mais il est possible de deviner qu’elle sera sa position. En 2010, les pouvoirs publics ont déjà fait usage des réquisitions pour briser les grèves des salariés des raffineries et la Haute juridiction administrative avait alors précisé que ce texte « permet de requérir les salariés en grève d'une entreprise privée dont l'activité présente une importance particulière pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l'ordre public ». (CE 27 oct. 2010, n° 343966). La référence au « besoins essentiels de la population » avait à l’époque largement suscité le débat. S’il est évident que les services d’urgences et de sécurité doivent pouvoir fonctionner, il est discutable d’appréhender la distribution de pétrole comme, en soi, un service essentiel. Il faut donc identifier les secteurs et par conséquent les personnes qui doivent pouvoir accéder aux carburants. Par ailleurs, l’essence demeure un produit dangereux et l’émergence de trafic suscite un risque accru pour la sécurité publique qu’il faut contenir. Au juge de vérifier au cas par cas si chaque réquisition est nécessaire et proportionnée et donc décider si la mesure est juste au regard des droits en conflit. L’OIT a ainsi rappelé à la France en 2011 que l’imposition d’un service minimum pour assurer la satisfaction des besoins de bases des usagers est envisageable. Mais l’instance nationale invitait alors le gouvernement à privilégier le dialogue. Plus de 10 années se sont écoulées mais le législateur n’a proposé aucune concertation avec les acteurs sociaux qui aurait pu aboutir à une loi en ce domaine. L’unilatéralisme des réquisitions demeure. Cette arme aux mains des préfets est juridiquement efficacePolitiquement, elle pourrait toutefois bien mettre le feu aux poudres… D’autres salariés dans d’autres secteurs décident actuellement de cesser le travail pour contester l’usage des réquisitions. Grève de pure solidarité ? Pas vraiment, la défense d’un droit social à valeur constitutionnelle étant certainement une revendication professionnelle ! 

Références :

■ Soc. 19 oct. 1994, n° 91-20.292 : D. 1995. 370, obs. G. Borenfreund ; Dr. soc. 1994. 958, rapp. P. Waquet

■ CJCE, 11 déc. 2007, C-348/05, Viking D. 2009. 1141 ; RTD com. 2009. 609, obs. B. Bouloc

■ CJCE 18 déc. 2007, C-341/05, Laval AJDA 2008. 240, chron. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert ; D. 2008. 3038, obs. F. Muller et M. Schmitt ; ibid. 2009. 1547, chron. B. Edelman ; Dr. soc. 2008. 210, note P. Chaumette ; RDT 2008. 80, étude S. Robin-Olivier et E. Pataut ; Rev. crit. DIP 2008. 356, note H. Muir Watt ; ibid. 781, étude M. Fallon ; RTD com. 2008. 445, obs. G. Jazottes ; RTD eur. 2008. 47, note P. Rodière ; ibid. 2009. 511, chron. A.-L. Sibony et A. Defossez ; ibid. 2015. 258, obs. A. Defossez ; Rev. UE 2016. 151, étude S. de La Rosa ; S. Laulom, Les actions collectives et le dumping social, SSL 2008, n°1335 ; P. Rodière, L’impact des libertés économiques sur les droits sociaux dans la jurisprudence de la CJCE, Dr. Soc. 2010, p. 573

■ Soc. 25 févr. 2003, n° 01-10.812 : D. 2003. 1925, note B. Bossu ; Dr. soc. 2003. 621, note C. Radé ; RDSS 2003. 477, obs. J.-M. Lhuillier ; ibid. 2004. 298, étude D. Boulmier

■ CE, 12 avr. 2013, n° 329570 : DAE, 22 avr. 2013, note Christelle de GaudemontAJDA 2013. 766 ; ibid. 1052, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; Dr. soc. 2013. 608, note P.-Y. Gahdoun ; RFDA 2013. 637, concl. F. Aladjidi ; ibid. 663, chron. A. Roblot-Troizier et G. Tusseau

■ Ord., 13 oct. 2022, n° 2204100

■ CE, 27 oct. 2010, n° 343966 AJDA 2011. 388, note P. S. Hansen et N. Ferré ; ibid. 2010. 2026

■ Cons. const. 25 juill. 1979, n° 79-105 DC : Droit de grève à la radio, GADT, 4e éd., 2008, n° 182-184

■ CEDH, 8 avril 2014, n° 31045/10, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni, 2014, spéc. § 84 : Dr. soc. 2015. 719, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly

■ Sur la position de l’OIT concernant les réquisitions lors du conflit au sein des raffinerie en 2010, plainte du 17 décembre 2011, cas n° 2841, consultable sur le site de l’OIT

 

Auteur :Chantal Mathieu


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