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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Résidence secondaire d’une personne publique : le téléspectateur a le droit de savoir !
L'atteinte portée à la vie privée du président d’un grand groupe causée par la divulgation du nom et de la localisation de sa résidence secondaire est justifiée par le droit à l'information du public.
Une chaîne de télévision avait diffusé, dans le cadre d’une émission d’information, un reportage consacré à la crise de la production laitière, au cœur duquel figurait le groupe Lactalis. Soutenant qu’une séquence de ce reportage faisait mention du nom de sa résidence secondaire, de sa localisation précise et en présentait des vues aériennes, le président de ce groupe, invoquant l’atteinte ainsi portée à sa vie privée, avait assigné la société de télévision sur le fondement des articles 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et 9 du Code civil aux fins d’obtenir réparation de son préjudice, ainsi que des mesures d’interdiction et de publication judiciaire.
Ses demandes ayant été rejetées en appel, il forma un pourvoi en cassation, qui est rejeté aux termes d’une motivation particulièrement étayée, centrée sur l’office du juge concernant la mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.
La Cour de cassation commence par rappeler de manière générale qu’en raison de l’identité de valeur normative reconnue à ces deux droits subjectifs, il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime (Civ. 1re, 9 juill. 2003, n° 00-20.289). Elle poursuit de manière plus précise en rappelant la méthode à suivre pour opérer, conformément à la jurisprudence européenne (CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c/ France, n° 40454/07, § 93), cette mise en balance des droits en présence dont la conciliation est recherchée : ainsi convient-il de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies. Et de spécifier, enfin, qu’il incombe au juge de procéder, de façon concrète, à l’examen de chacun de ces critères (Civ. 1re, 21 mars 2018, n° 16-28-741).
Or en l’espèce, la première chambre civile de la Cour de cassation constate qu’après avoir retenu que les indications fournies dans la séquence litigieuse, qui permettaient une localisation exacte du domicile du demandeur, caractérisaient une atteinte à sa vie privée, l’arrêt d’appel a relevé, d’abord, que le reportage en cause évoquait, notamment, la mobilisation des producteurs laitiers contre le groupe, accusé de pratiquer des prix trop bas, et comparait la situation financière desdits producteurs à celle du dirigeant du premier groupe laitier mondial ; qu’il a ensuite ajouté que l’intégralité du patrimoine immobilier du requérant n’était pas détaillée, les informations délivrées portant exclusivement sur sa résidence secondaire, située dans la région où les fermiers présentés dans le reportage avaient leur exploitation, de sorte que ces informations s’inscrivaient dans le débat d’intérêt général soulevé par l’émission ; qu’il a également énoncé que le demandeur, en sa qualité de dirigeant du groupe, est un personnage public et que, bien que le nom et la localisation de sa résidence secondaire eussent été à plusieurs reprises divulgués dans la presse écrite, il n’avait pas, par le passé, protesté contre la diffusion de ces informations ; qu’il a enfin constaté que la vue d’ensemble de sa propriété pouvait être visionnée grâce au service de cartographie en ligne Google maps et que, pour réaliser le reportage incriminé, le journaliste n’avait pas pénétré dans cette propriété privée.
Et la Haute juridiction d’en déduire que « les juges d’appel ont ainsi examiné, de façon concrète, chacun des critères à mettre en œuvre pour procéder à la mise en balance entre le droit à la protection de la vie privée et le droit à la liberté d’expression et ont en conséquence légalement justifié leur décision de retenir que l’atteinte portée à la vie privée (du demandeur) était légitimée par le droit à l’information du public ».
La présente décision confirme la position de la jurisprudence européenne et interne relative aux critères à mettre en œuvre pour exercer le contrôle nécessaire de proportionnalité entre le droit à la protection de la vie privée et le droit du public à l’information : pour vérifier qu’une publication portant sur la vie privée d’autrui ne tend pas uniquement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat mais constitue également une information d’importance générale, il convient d’apprécier la totalité de la publication et de contextualiser celle-ci au regard d’une diversité de critères dont la Cour dresse à nouveau la liste (V. CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, préc. ; Civ. 1re, 1er mars 2017, n° 15-22.946), pour rappeler l’importance qu’il convient d’accorder à chacun d’eux (Civ. 1re, 21 mars 2018, préc.) pour mesurer concrètement si l’information privée révélée, prise dans son ensemble, peut être rattachée à une question d’intérêt général.
C’est pourquoi si la révélation médiatique de la résidence d’une personne, accompagnée de photographies, ainsi que du nom de son propriétaire et de la localisation précise de sa propriété, constitue naturellement une atteinte au respect de sa vie privée (Civ. 2e, 5 juin 2003, n° 02-12.853), cette atteinte peut néanmoins être justifiée si comme en l’espèce, la révélation de cette information privée, librement accessible sur internet et déjà diffusée (V. déjà, à propos du critère d’antériorité du fait révélé, Civ. 2e, 3 juin 2004, n° 03-11.533) sans que la personne s’y soit expressément opposée (en ce sens que le consentement peut être tacite, V. Civ. 1re, 7 mars 2006, n° 04-20.715), nourrit de surcroît un débat d’ordre général, ce que la mission informative et le thème de l’émission ayant procédé à sa diffusion accréditaient et que la sélection de l’information divulguée sur le patrimoine immobilier de l’intéressé, signant l’absence de recherche de sensationnel, confirmait, d’autant plus que ce dernier, en sa qualité de personne publique, est en principe privé du droit d’invoquer l’atteinte causée à sa vie privée par la publication d’informations patrimoniales le concernant (CEDH, gr. ch., 21 janv. 1999, Fressoz c/ France, n° 29183/95 ; Civ. 1re, 20 nov. 1990, n° 89-13.049) et que le journaliste ayant réalisé le reportage litigieux ne s’était pas rendu coupable de violation de domicile (contra Crim. 23 mai 1995, n° 94-81.141).
Civ. 1re, 10 oct. 2019, n° 18-21.871
Références
■ Convention européenne des droits de l’homme
Article 8 « Droit au respect de la vie privée et familiale. 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
■ Civ. 1re, 9 juill. 2003, n° 00-20.289 P : D. 2004. 1633, obs. C. Caron ; RTD civ. 2003. 680, obs. J. Hauser
■ CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c/ France, n° 40454/07 : Dalloz Actu Étudiant, 6 janv. 2016, note E. A. ; AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2016. 116, et les obs., note J.-F. Renucci ; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize ; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser ; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud
■ Civ. 1re, 21 mars 2018, n° 16-28-741 P : Dalloz Actu Étudiant, 19 avr. 2018, note Lisa Vernhes ; D. 2018. 670 ; ibid. 2039, chron. C. Barel, S. Canas, V. Le Gall, I. Kloda, S. Vitse, S. Gargoullaud, R. Le Cotty, J. Mouty-Tardieu et C. Roth ; ibid. 2019. 216, obs. E. Dreyer ; Dalloz IP/IT 2018. 380, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2018. 362, obs. D. Mazeaud
■ Civ. 1re, 1er mars 2017, n° 15-22.946 P : Dalloz Actu Étudiant, 3 avr. 2017, note M. H. ; D. 2017. 508 ; ibid. 1859, chron. S. Canas, C. Barel, V. Le Gall, I. Kloda, S. Vitse, J. Mouty-Tardieu, R. Le Cotty, C. Roth et S. Gargoullaud ; ibid. 2018. 208, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2017. 352, obs. J. Hauser
■ Civ. 2e, 5 juin 2003, n° 02-12.853 P : D. 2003. 2461, note E. Dreyer ; RTD civ. 2003. 681, obs. J. Hauser
■ Civ. 2e, 3 juin 2004, n° 03-11.533 P : D. 2005. 2643, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot
■ Civ. 1re, 7 mars 2006, n° 04-20.715 P : D. 2006. 2702, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot
■ CEDH, gr. ch., 21 janv. 1999, Fressoz c/ France, n° 29183/95 : D. 1999. 272, obs. N. Fricero ; RSC 1999. 631, obs. F. Massias ; RTD civ. 1999. 359, obs. J. Hauser ; ibid. 909, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD com. 1999. 783, obs. F. Deboissy
■ Civ. 1re, 20 nov. 1990, n° 89-13.049 P.
■ Crim. 23 mai 1995, n° 94-81.141 P : Rev. sociétés 1996. 109, note B. Bouloc ; RTD civ. 1996. 130, obs. J. Hauser
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