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[ 15 mai 2023 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Responsabilité du fait des produits défectueux du gestionnaire d'un réseau de distribution d'électricité

Le gestionnaire d'un réseau de distribution d'électricité doit être considéré comme un « producteur », au sens de l'article 1386-6, devenu 1245-5, alinéa 1er, du Code civil, dès lors qu'il modifie le niveau de tension de l'électricité en vue de sa distribution au client final.

Com. 13 avr. 2023, n° 20-17.368 B

En vigueur en droit français depuis 1998, la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux continue de poser des difficultés d’interprétation. Ainsi de la notion de producteur, dont les contours exacts ont dû, par l’affaire rapportée, être précisés.

Rappelons que les articles 1245 et suivants du Code civil font peser la responsabilité sur le producteur ou les personnes assimilées à celui-ci, les fournisseurs n’étant responsables qu’à titre subsidiaire, dans le cas où le producteur n’est pas identifié (C. civ., art. 1245-6). Pour autant, la distinction entre producteur, fournisseur ou simple distributeur n’est pas toujours aisée à opérer, comme l’illustre ce litige qui fut à l’origine d’une question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) par la chambre commerciale (Com. 10 nov. 2021, n° 20-17.368) qui, dans l’arrêt sous commentaire, reproduit la réponse apportée par les juges européens sur la qualité de producteur d’un distributeur d’énergie.

En l’espèce, à la suite d’un incident d’alimentation sur un réseau électrique, une agence de courtage avait déclaré à son assureur un sinistre sur plusieurs appareils électriques. L’expert mandaté par l’assureur avait conclu que les dommages subis par ces appareils électriques trouvaient leur origine dans une surtension provoquée par une rupture du circuit du réseau de distribution. Après avoir indemnisé en partie la société victime et demandé un remboursement à la société Enedis, laquelle n’avait pas donné suite à la demande, l’assureur de la victime et celle-ci avaient assigné le gestionnaire du réseau en paiement de diverses sommes sur le fondement de la responsabilité contractuelle et des articles 1231-1, anciennement 1147, du Code civil, et L. 121-12 du Code des assurances. De son côté, la société Enedis soutenait que seules les règles de la responsabilité du fait des produits défectueux étaient applicables, si bien que l’action en responsabilité formée contre elle était prescrite.

Elle obtient gain de cause, la Cour de cassation reconnaissant sa qualité de producteur et l’application exclusive en résultant du régime applicable à la responsabilité du fait des produits défectueux. Pour la première fois, la chambre commerciale juge ainsi que le litige ressort du seul régime de la responsabilité pour produits défectueux dès lors que l'action est dirigée contre Enedis, qui est un producteur, en raison d'un défaut de sécurité du produit litigieux, à savoir une surtension provoquée par une rupture du circuit du réseau de distribution ; Enedis est donc en droit d’opposer la prescription triennale.

La qualification retenue de producteur de la société Enedis au sens de la directive relative à la responsabilité du fait des produits défectueux

En 2021, confrontée à la question inédite de savoir si le gestionnaire d'un réseau de distribution d'électricité comme Enedis pouvait être qualifié de producteur, la chambre commerciale avait fait le choix de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. La question était posée en ces termes : « Les articles 2 et 3, paragraphe 1, de la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux doivent-ils être interprétés en ce sens que le gestionnaire d’un réseau de distribution d’électricité peut être considéré comme “producteur”, dès lors qu’ils modifient le niveau de tension de l’électricité du fournisseur en vue de sa distribution au client final ? ». La CJUE, qui ne s’était jamais prononcée non plus sur la possibilité de qualifier de producteur le gestionnaire d’un réseau de distribution d’électricité, a admis qu’il puisse revêtir cette qualité (CJUE 24 nov. 2022, Cafpi SA c/ Enedis SA, aff. C-691/21).

Elle a d’abord rappelé que, selon une jurisprudence constante, pour interpréter une disposition du droit de l’Union européenne, il convient de tenir compte, non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (CJUE 17 déc. 2020, aff. C-693/18, pt 94). Elle a donc commencé par relever la définition du « producteur » donnée par l’article 3, paragraphe 1, de la directive, lequel précise que le terme désigne « le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première ou le fabricant d’une partie composante, et toute personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif ». À propos du contexte dans lequel s’inscrit cette disposition, la CJUE a indiqué qu’il ressort de l’article 5 de la même directive, lu à la lumière du quatrième considérant de celle-ci, que plusieurs personnes peuvent être qualifiées de « producteur » au sens de l’article 3, paragraphe 1, d’un même produit et, à ce titre, être toutes solidairement responsables du dommage causé par ce produit. Quant à l’objectif poursuivi par la directive 85/374/CEE, la CJUE énonce qu’il figure dans le quatrième considérant lequel prévoit que la protection du consommateur exige que la responsabilité de tous les participants au processus de production puisse être engagée si le produit fini ou la partie composante ou la matière première fournie par eux présente un défaut. Dans cette perspective, le consommateur doit pouvoir introduire sa demande contre n’importe lequel d’entre eux, de telle sorte que la recherche d’une seule personne responsable, « la plus appropriée », contre laquelle le consommateur devrait faire valoir ses droits, n’est pas pertinente (CJUE 7 juill. 2022, Keskinäinen Vakuutusyhtiö Fennia, aff. C-264/21, pt 35).

Or, admettre que plusieurs personnes puissent être considérées comme producteurs et être respectivement tenues, à ce titre, d’indemniser le consommateur victime d’un défaut de sécurité, soulève une difficulté d’identification. En effet, dans les chaînes de fabrication et de commercialisation de produits, différents opérateurs économiques interviennent en sorte qu’une distinction entre distributeurs, fournisseurs et producteurs doit être opérée. À ce propos, la CJUE a précisé que le choix a été fait d’imputer en principe aux producteurs la charge de la responsabilité pour les dommages causés par les produits défectueux puisque dans la grande majorité des cas, le fournisseur se borne à revendre le produit tel qu’acheté et que seul le producteur a la possibilité d’agir sur la qualité de celui-ci (CJUE 10 janv. 2006, Skov Aeg c/ Bilka Lavprisvarehus, aff. C-402/03, pts 28 et 29). Partant, un distributeur d’énergie comme Enedis ne devrait pas pouvoir être considéré comme un producteur si l’on admet que cette société ne peut pas, « en tant que chargé de la distribution de l’électricité, être en même temps productrice de celle-ci ». Il est vrai que le fait de qualifier la société Enedis de producteur d’électricité semble contraire à la réalité des rapports contractuels et économiques qu’entretiennent les différents acteurs du secteur puisque, d’une part, le gestionnaire d’un réseau de distribution ne saurait produire de l’électricité à partir d’une matière première qu’il n’a pas achetée et que, d’autre part, ce gestionnaire ne vend pas de l’électricité puisque le consommateur l’achète auprès du fournisseur.

Pourtant, la Cour de justice lui a reconnu cette qualité dans la mesure où il modifie le niveau de tension de l’électricité en vue de sa distribution et de sa consommation par le client final. Elle a relevé que s’il n’intervenait pas, aucune utilisation de l’électricité à haute tension produite par électricité de France ne serait possible par le consommateur. Elle a alors conclu qu’il ne se limite pas à livrer un simple produit, en l’occurrence de l’électricité, mais qu’il participe au processus de sa production en modifiant une de ses caractéristiques, en l’espèce sa tension, dans le but de le mettre en état d’être offert au public aux fins d’être utilisé ou consommé. Par conséquent, la CJUE a finalement répondu à la chambre commerciale que l’article 3 paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens que « le gestionnaire d’un réseau de distribution d’électricité doit être considéré comme étant un producteur au sens de cette disposition dès lors qu’il modifie le niveau de tension de l’électricité en vue de sa distribution au client final » (pt 45).

En outre, la première chambre civile de la Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de faire application de la responsabilité du fait des produits défectueux dans un litige impliquant la société ERDF, devenue Enedis, en rejetant le pourvoi qui contestait l’application de ces règles (Civ. 1re, 11 juill. 2018, n° 17-20.154). Toutefois, dans ce litige, la qualité de producteur de la société Enedis n’était pas directement contestée par le pourvoi, qui critiquait seulement l’application du régime des produits défectueux aux dommages causés à une chose destinée à l’usage professionnel et l’exclusivité du régime des produits défectueux en présence d’une action fondée sur la responsabilité du fait des choses.

Renvoyant directement l’arrêt de la CJUE qu’elle avait interrogée à titre préjudiciel dans ce litige, la chambre commerciale retient ici, pour la première fois, la qualité de « producteur » d’un gestionnaire d'un réseau de distribution d'électricité. Faisant sienne la motivation de la Cour de justice, elle juge que le gestionnaire d'un réseau de distribution d'électricité doit être considéré comme un « producteur », au sens de l'article 1386-6, devenu 1245-5, alinéa 1er, du Code civil, dès lors qu'il modifie le niveau de tension de l'électricité en vue de sa distribution au client final.

Il ressort de cette qualification une application, en l’espèce jugée exclusive, du régime de la responsabilité pour produits défectueux, dès lors que l'action était dirigée contre Enedis, qui est un producteur, en raison d'un défaut de sécurité du produit litigieux.

L’application exclusive du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux

S’agissant de l’application du régime, la chambre commerciale retient que, outre la qualité de producteur en l’espèce caractérisée, aux termes de l'article 1386-3, devenu 1245-2, du Code civil, l'électricité est considérée comme un produit, si bien que l’hypothèse de l’espèce d’une surtension électrique peut constituer un défaut de sécurité.

S’agissant plus particulièrement de l’exclusivité de son application, elle précise qu’il résulte de l'article 1386-18, devenu 1245-17, du Code civil, que si le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, c'est à la condition que ceux-ci reposent sur des fondements différents (v. not. Civ. 1re, 17 mars 2016, n° 13-18.876).

Or ayant retenu, en premier lieu, que l'électricité constitue au sens de l'article 1386-3 du Code civil un produit, en deuxième lieu, qu'il était établi que le dommage était consécutif à une surtension, liée elle-même à une rupture du réseau de distribution d'Enedis et, en troisième lieu, que cette surtension était constitutive d'un défaut de sécurité, ce dont elle a déduit que le litige ressortait du seul régime de la responsabilité pour produits défectueux, la cour d'appel, qui a ainsi exclu que le manquement invoqué à l'obligation de résultat d'entretien des branchements du réseau constitue un fondement distinct du défaut du produit en cause et procédé à la recherche prétendument omise, a légalement justifié sa décision.

Références :

 Com. 10 nov. 2021, n° 20-17.368

■ CJUE 24 nov. 2022, Cafpi SA c/ Enedis SA, aff. C-691/21 RTD civ. 2023. 112, obs. P. Jourdain.

■ CJUE 17 déc. 2020, aff. C-693/18 : RTD eur. 2021. 220, obs. P. Thieffry.

■ CJUE 7 juill. 2022, Keskinäinen Vakuutusyhtiö Fennia, aff. C-264/21 D. 2022. 2076, note J.-S. Borghetti ; RTD com. 2022. 770, obs. J. Passa.

■ CJUE 10 janv. 2006, Skov Aeg c/ Bilka Lavprisvarehus, aff. C-402/03 : D. 2006. 1259, obs. C. Nourissat ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RTD civ. 2006. 265, obs. P. Remy-Corlay ; ibid. 333, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2006. 515, obs. M. Luby.

■ Civ. 1re, 11 juill. 2018, n° 17-20.154 P DAE, 21 sept. 2018, note M. Hervieu ; D. 2018. 1840, note J.-S. Borghetti ; ibid. 2019. 38, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; AJ contrat 2018. 442, obs. C.-E. Bucher ; RTD civ. 2019. 121, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 1re, 17 mars 2016, n° 13-18.876 P D. 2016. 705 ; ibid. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2016. 646, obs. P. Jourdain.

 

Auteur :Merryl Hervieu


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