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Droit de la responsabilité civile
Un produit peut-il être défectueux en l’absence de certitude sur la nature du défaut ?
Engage sa responsabilité du fait des produits défectueux le producteur d’une chaudière à l’origine d’un incendie sur le simple fait que le foyer de l’incendie avait trouvé naissance dans une zone localisée de la chaudière, en l’absence de certitude sur la cause réelle de l’incendie. La responsabilité du fait des produits défectueux étant une responsabilité sans faute, le producteur contribue à la réparation du préjudice par parts égales avec le constructeur tenu à la garantie décennale, lui-même responsable sans faute.
Une société de construction s’est vue confier la réalisation d’une maison individuelle dont les résidents n’ont malheureusement pu en jouir que pour une courte durée. Un incendie s’est en effet déclaré dans le garage, se propageant dans l’ensemble de l’habitation. Une expertise a conclu que le point de départ de l’incendie serait situé au niveau de la vanne de gaz, en basse partie de la chaudière murale du garage. Les résidents ont assigné le constructeur de la maison et le titulaire de la marque de la chaudière. L’expert judiciaire a confirmé les dires de la première expertise en énonçant que la cause probable de l’incendie proviendrait d’un dysfonctionnement de la chaudière, plus précisément, d’une « micro fuite de gaz » lors de l’augmentation du chauffage. Or, ajoutait l’expert, il n’était pas certain que cette micro fuite soit à l’origine du sinistre. Elle « pourrait être due à l’inflammation d’un des composants situés à son voisinage ». La seule certitude résidait dans le point de départ de l’incendie, soit la partie basse de la chaudière. La cause de l’incendie, elle, restait hypothétique.
Les juges du fond condamnèrent pourtant in solidum le constructeur de la maison, sur le fondement de la garantie décennale des articles 1792 et suivants du Code civil, ainsi que le titulaire de la marque de la chaudière, sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux des articles 1386-1 et suivants, devenus 1245 et suivants, du Code civil. Il est en effet constant que la personne qui appose sur le produit sa marque est considérée comme le producteur du produit au sens de l’article 1245-5 (anc. art. 1386-6) du Code civil.
C’est sans surprise que le producteur de la chaudière a formé un pourvoi en cassation eu égard aux flux et reflux jurisprudentiels en matière de lien de causalité entre le défaut du produit défectueux et le dommage, prévu par l’article 1245-8 (anc. art. 1386-9) du Code civil. Ainsi, dans le secteur médical, il est malaisé de déterminer précisément le lien de causalité entre la prise d’un traitement et la survenance d’une pathologie en l’absence de certitude scientifique ; la saga relevant de la sclérose en plaque survenue après vaccination contre l’hépatite B en témoigne. La Cour de cassation exigeait tout d’abord un lien causal caractérisé par une certitude scientifique (Civ. 1re, 23 sept. 2003, n° 01-13.063), pour admettre ensuite une preuve par présomptions graves, précises et concordantes en l’absence de certitude scientifique (Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 06-14.952). La Cour de cassation a ainsi fait le choix de l’appréciation in concreto, risquant toutefois l’émergence de solutions fluctuantes (admettant le lien de causalité : Civ. 1re, 9 juill. 2009, n° 08-11.073 ; mais refusant le lien de causalité : Civ. 1re, 25 nov. 2010, n° 09-16.556). La recevabilité de cette preuve par présomptions est justifiée puisqu’en l’absence de définition du lien de causalité par les dispositions spéciales de la responsabilité du fait des produits défectueux, le droit commun de l’article 1382 (anc. art. 1353) du Code civil, qui admet la preuve par présomptions graves, précises et concordantes, trouve application. Saisie d’une question préjudicielle, la CJUE ne s’est pas opposée à l’application de ce texte en énonçant que le juge pouvait « dans l'exercice du pouvoir d'appréciation dont il se trouve investi à cet égard que nonobstant la constatation que la recherche médicale n'établit ni n'infirme l'existence d'un lien entre l'administration du vaccin et la survenance de la maladie dont est atteinte la victime, certains éléments de fait invoqués par le demandeur constituent des indices graves, précis et concordants permettant de conclure à l'existence d'un défaut du vaccin et à celle d'un lien de causalité entre ce défaut et ladite maladie » (CJUE 21 juin 2017, aff. C-621/15). Appliquant cette analyse et refusant de reconnaître le lien de causalité, la Cour de cassation est cependant allée jusqu’à exiger des présomptions relevant d’une « probabilité confinant à la certitude » (Civ. 1re, 18 oct. 2017, nos 14-18.118 et 15-20.791), réduisant pour les victimes les possibilités d’indemnisation (C. Corgas-Bernard, Vaccinations contre l’hépatite B et sclérose en plaques : des présomptions impossibles ?, RLDC 2018, n° 155)... et augmentant dès lors les chances pour le producteur de ne pas engager sa responsabilité.
Il était donc légitime pour le producteur de la chaudière de former un pourvoi en cassation, lequel rappelait que « la responsabilité du fait d’un produit défectueux suppose la preuve, fondée sur une certitude scientifique, d’un défaut du produit en lien causal avec le dommage ». Or, selon les demandeurs au pourvoi, l’expertise a seulement démontré la zone de départ de l’incendie, non la cause exacte, de sorte que « l’existence d’un défaut de la chaudière ne pouvait être déduite de la seule certitude de son implication en tant que point de départ de l’incendie ».
La Cour de cassation rejette le pourvoi. Eu égard au fait que l’expertise révélait que le « foyer de l’incendie avait pris naissance dans une zone localisée de la chaudière » et que « l’inflammation d’un composant de la chaudière était la cause du sinistre », la cour d’appel a pu en déduire que « l’existence d’un défaut intrinsèque en relation directe avec l’incendie était rapportée, même si la nature du défaut n’avait pu être défini précisément ». Qu’importe la cause réelle et précise du sinistre, pourvu que soit identifiée la zone où le produit s’est enflammé. La seule certitude scientifique présentée au juge réside dans le fait que c’est l’un des composants de la chaudière qui était à l’origine du sinistre. Cet élément, bien que lacunaire, suffit à déterminer que le produit n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre au sens de l’article 1245-3 (anc. art. 1386-4) du Code civil.
Mais le producteur n’était pas le seul responsable. La Cour de cassation a également rejeté le moyen du constructeur de la maison tendant à s’exonérer de sa responsabilité. Le producteur et le constructeur sont en conséquence condamnés in solidum à indemniser les victimes. Or, la cour d’appel avait également condamné le producteur à garantir intégralement le constructeur des condamnations prononcées à son encontre au motif que le constructeur n’avait commis aucune faute.
Ce raisonnement est naturellement cassé au visa des articles 1792, 1245 (anc. art. 1386-1) et 1317 (anc. art. 1213) du Code civil : « attendu que la contribution à la dette, en l’absence de faute, se répartit à parts égales entre les coobligés ». La garantie décennale du constructeur prévue à l’article 1792 du Code civil est une responsabilité sans faute. La responsabilité du fait des produits défectueux prévue à l’article 1245 du Code civil est également une responsabilité sans faute (Civ. 1re, 26 nov. 2014, n° 13-18.819). En matière de contribution à la dette, autrement dit, lorsque se pose la question de la détermination de la part à laquelle chaque coobligé sera soumis, les parts sont égales en l’absence de désignation d’un coobligé fautif. Les coobligés sont ainsi solidairement tenus au sens de l’article 1317 (anc. art. 1213) du Code civil. L’article 1265 du projet de réforme de la responsabilité du 13 mars 2017, s’il est consacré en l’état, précise ce principe en prévoyant que « lorsque plusieurs personnes sont responsables d’un même dommage, elles sont solidairement tenues à réparation envers la victime. – Si toutes ou certaines d’entre elles ont commis une faute, elles contribuent entre elles à proportion de la gravité et du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable. Si aucune d’elles n’a commis de faute, elles contribuent à proportion du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable, ou à défaut par parts égales ».
Civ. 3e, 29 mai 2019, n° 17-21.396
Références
■ Fiches d’orientation Dalloz : Responsabilité des produits défectueux.
■ Civ. 1re, 18 oct. 2017, nos 14-18.118 P et 15-20.791 P : Dalloz Actu Étudiant, 10 nov. 2017 ; D. 2018. 490, note J.-S. Borghetti ; ibid. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RDSS 2017. 1136, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2018. 140, obs. P. Jourdain ; RTD eur. 2018. 340, obs. A. Jeauneau ; Dalloz actualité, 14 juin 2019, obs. A. Hacene.
■ CJUE 21 juin 2017, aff. C-621/15 : AJDA 2017. 1709, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2017. 1807, note J.-S. Borghetti ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2017. 877, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 26 nov. 2014, n° 13-18.819 P : D. 2015. 405, note J.-S. Borghetti ; RTD eur. 2015. 348-35, obs. N. Rias
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