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[ 28 octobre 2021 ] Imprimer

La présomption d’innocence

Le rapport sur la présomption d’innocence rendu au ministre de la justice Éric Dupond-Moretti ce 15 octobre 2021 fait 40 propositions pour garantir la présomption d’innocence. Elisabeth Guigou, garde des Sceaux de 1997 à 2000, présidente du groupe de travail, nous fait l’honneur de répondre à nos questions sur cette garantie essentielle à toute démocratie paisible.

Quel est le fondement de la présomption d’innocence ? 

C’est un concept très ancien, déjà présent au xie siècle. Sous l’Ancien Régime, ce principe n’a cessé d’être réaffirmé, y compris par Louis XVI en 1788, juste avant la Révolution, qui a déclaré très solennellement, je le cite : « le premier de tous les principes en matière criminelle veut qu’un accusé, fût‐il condamné à mort en première instance, soit toujours présumé innocent aux yeux de la loi jusqu’à ce que sa sentence soit confirmée en dernier ressort ». Il sera consacré par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, en son article 9 bien connu, aux termes duquel « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».

Après la Seconde Guerre mondiale, l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) puis l’article 6, alinéa 2, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950) font du respect de la présomption d’innocence un principe mondial et européen. Je souligne aussi que la Charte européenne des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui a été élaborée en 2000 mais qui n’a acquis de force contraignante qu’en 2009, après la ratification du traité de Lisbonne, comprend un article 48 sur la présomption d’innocence.

En France, il s’agit d’un principe de valeur constitutionnelle (Cons. const. 8 juill. 1989, n° 89‐258 DC et Cons. const. 2 mars 2018, n° 2017‐693 QPC), au même titre, par exemple, que la liberté d’expression. Depuis la loi du 15 juin 2000 que j’ai portée devant le Parlement, la présomption d’innocence est affirmée comme le principe cardinal de la procédure pénale et à ce titre figure dans l’article préliminaire du Code de procédure pénale. Principe juridique fondamental, la présomption d’innocence est aussi un droit individuel. Il a donc une portée très large, reconnue par la jurisprudence, mais qui n’est cependant pas absolue puisque la présomption d’innocence doit être conciliée en permanence avec d’autres grands principes de valeur juridique égale, par exemple la liberté d’expression, les droits des victimes, ou les droits de la défense. Il appartient au juge national et européen de préserver l’équilibre entre ces principes. La présomption d’innocence, ce n’est pas l’innocence. C’est, au fond, quelqu’un qui est accusé (soit dans un procès pénal, soit dans sa vie personnelle) de quelque chose de répréhensible, et qui estime l’être injustement. Il s’agit donc d’un pilier de notre État de droit.

Quels sont les obstacles rencontrés dans la mise en œuvre du principe ?

La première partie du rapport analyse les atteintes à la présomption d’innocence qui n’ont cessé de se multiplier alors que, paradoxalement les textes ont constamment renforcé sa protection depuis la loi sur la présomption d’innocence et les droits des victimes du 15 juin 2000, et en dernier lieu, le projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire (4507) porté par le garde des Sceaux devant le Parlement

Cet écart entre les textes et la réalité est évidemment un gros problème, qui s’est considérablement accentué avec l’émergence, à partir du milieu des années 2000, des réseaux sociaux.

Ceux-ci sont la meilleure des inventions lorsqu’il s’agit de communication, d’accès à l’information ou à la culture et bien sûr de libération de la parole des victimes. Mais les réseaux sociaux peuvent aussi véhiculer, souvent sous couvert d’anonymat, les pires calomnies, et considérablement les amplifier. 

C’est le principal problème aujourd’hui, parce que la presse traditionnelle, classique, veille au respect de la présomption d’innocence, au travers notamment de chartes de déontologie, des médiateurs… Dans les grands médias, il y a une prise de conscience à la suite de grands scandales. Nous citons dans le rapport plusieurs de ces affaires par exemple l’affaire Alègre qui a atteint Dominique Baudis en 2003. L’ancien ministre, a été injustement accusé par un tueur en série, Patrice Alègre, et des prostituées qui avaient été manipulées par ce tueur en série, d’avoir organisé des soirées sadomasochistes, avec des séances de torture, impliquant y compris des enfants, des viols, des meurtres… quelque chose d’absolument horrible. Et pendant quatre mois, Dominique Baudis a été soumis à un lynchage médiatique d’une cruauté inouïe. Il a fallu attendre plusieurs années avant qu’il ne bénéficie formellement d’un non-lieu. À la suite de ce type de scandales que le rapport relate, la presse classique, traditionnelle, sérieuse au fond, fait attention. Mais les réseaux sociaux ne sont pas régulés.

Nous faisons des propositions pour que cela puisse se faire, mais cela ne sera efficace qu’au niveau européen. Donc ce qui est essentiel c’est que soient définitivement adoptés les textes qui sont actuellement en préparation au niveau de l’Union européenne : le Digital Service Act et le Digital Market Act, dont la négociation se termine (v. Focus sur le marché unique numérique). J’espère que ces deux textes pourront être adoptés définitivement sous présidence française qui s’ouvre le 1er janvier prochain et dont c’est l’une des priorités. 

La question que je me pose après, que je rattache à ce dont vous parlez sur les réseaux sociaux, c’est l’absence de la voix de la justice sur ces réseaux : comment rendre publique la réalité de la justice qui est donnée ?

Ce qui est très important, nous insistons bien là-dessus, c’est qu’il faut vraiment réagir par rapport à ces situations parce que c’est toute la confiance dans la justice qui est en cause quand le principe de la présomption d’innocence est bafoué. Et à travers cette mise en cause de la confiance, c’est en réalité notre État de droit qui est menacé. C’est aussi grave que ça. Il est donc très important que l’institution judiciaire, dans toutes ses composantes, communique davantage. Le rapport contient beaucoup de propositions pour éduquer les citoyens, dès la petite école, à la présomption d’innocence, et aussi pour mieux former les acteurs qui sont en lien avec l’institution judiciaire : les magistrats eux-mêmes, les avocats, les journalistes dans les écoles de journalisme… L’enseignement du droit étant souvent très cloisonné, il existe très peu de modules consacrés spécifiquement à la présomption d’innocence. Or, il nous semble que c’est absolument nécessaire. Il faut, par ailleurs, professionnaliser la communication des tribunaux, et du ministère de la justice. Au niveau du ministère, c’est en train de se faire, une direction de la communication vient d’être créée ; pour les tribunaux, il faudrait vraiment que les cours d’appel et les grands tribunaux puissent bénéficier d’une équipe spécialisée de magistrats formés à la communication.

Sur la procédure pénale, nous avons quelques propositions, pas très nombreuses, mais par exemple modifier article 199 du Code de procédure pénale pour que, passé un certain délai de procédure, la chambre de l’instruction puisse accepter une certaine publicité des débats dès lors que la personne mise en cause le souhaite, bien entendu. L’institution judiciaire est, à juste titre, très vigilante sur son indépendance, mais cela ne doit pas l’amener à ne pas communiquer sur ce qu’elle fait ! Chacun a le souvenir de la communication exemplaire du procureur général auprès de la Cour de cassation, François Molins, au moment des attentats terroristes. Il faut le faire avec précaution, il ne s’agit pas d’entrer dans le fond des affaires, mais de dire comment l’institution travaille, en respectant le contradictoire, ça c’est fondamental. Donc nous faisons des propositions dans ce sens et il est indispensable aussi que l’institution judiciaire veille à ce que, quand une décision de non-lieu est prise au profit d’une personne qui a été mise en examen, et donc mise en cause par la justice, le magistrat, juge d’instruction ou chambre d’instruction, publie la décision de non-lieu. Chacun voit qu’il y a un déséquilibre entre le retentissement de la mise en cause et la publicité donnée, faible voire inexistante, à la mise hors de cause.

Du côté externe à l’institution judiciaire, quelles sont vos principales propositions pour garantir la présomption d’innocence face aux nouvelles technologies ? 

Nous avons six propositions pour la régulation des réseaux sociaux. Par exemple, nous avons besoin de mieux articuler la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique avec l’article 9-1 du Code civil, qui prévoit que, en référé, si nécessaire d’heure à heure, donc immédiatement, il puisse y avoir suspension d’une publicité donnée à une mise en cause injustifiée. Cet article 9-1, nous souhaitons qu’il soit mieux connu et que son utilisation soit facilitée, parce que les procédures à suivre sont compliquées. Le rapport propose de permettre au procureur lui-même – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui – d’actionner cet article s’il estime qu’une personne qui fait l’objet d’ une procédure judiciaire est injustement accusée. Et puis, ce qui est très important, et nouveau d’ailleurs, c’est que les règlements européens (Digital Service Act notamment) puissent faire explicitement référence et s’appuyer sur l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux qui vise la présomption d’innocence. Là il y a une base juridique qui est très importante car la Charte des droits fondamentaux a valeur contraignante au même titre que les traités, et que cette base juridique n’est pas suffisamment utilisée, voire pas du tout d’ailleurs, par le législateur. Donc il faut vraiment qu’on prenne l’habitude d’utiliser davantage cet article 48 pour protéger systématiquement les atteintes à la présomption d’innocence. Évidemment, c’est au juge de le faire.

Pour mettre justement en équilibre la liberté d’expression et la présomption d’innocence…

Exactement. Mais que les juges soient incités à se fonder davantage sur cet article 48. Si on peut encore l’introduire dans les textes qui sont en cours de finalisation, ça serait l’idéal, mais il n’est pas sûr que cela soit possible car la négociation se termine. 

Justement, quel est, selon vous, l’avenir du rapport ?

Tous les membres du groupe de travail ont été formidables. Nous sommes tous navrés de devoir nous séparer et d’arrêter le travail en commun. Tous les membres du groupe de travail s’impliquent dans la diffusion du rapport. Les deux plus jeunes, Youssef Badr et Pierre Baudis, respectivement magistrat et social media manager, ont fait une émission sur Quotidien, sur TMC, qui a eu un gros pic d’audience. C’est bien, parce que cette émission est très regardée par les jeunes et j’espère aussi par vos lecteurs.

De nombreuses universités sollicitent les membres du groupe de travail pour des interventions sur notre rapport. Jean Danet, universitaire, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, donne beaucoup d’interviews dans des revues juridiques. Pascal Lemoine, avocat général à la Cour de cassation, ainsi que Basil Ader effectueront des déplacements dans les Facs. Céline Michta, lieutenante colonelle de gendarmerie diffuse le rapport à ses collègues. Par ailleurs, j’espère que nous pourrons publier le rapport à la Documentation française. Enfin, nous sommes tous très heureux que le Président de la République, lorsqu’il a ouvert les États généraux de la justice à Poitiers, ait conseillé au comité présidé par Monsieur Sauvé et qui va se réunir et travailler en toute indépendance, de s’appuyer sur les rapports existants, et notamment, il l’a cité, le rapport sur la présomption d’innocence que j’ai remis au garde des Sceaux. C’est une reconnaissance de notre travail et surtout de l’importance de ce principe pour notre État de droit. 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

Peut-être parce que c’est un des premiers : j’étudiais la littérature américaine à la fin de mes études littéraires et j’avais fait un mémoire de master sur la Beat Generation, et notamment sur Jack Kerouac. Mon meilleur souvenir c’est d’avoir pu aller, l’été suivant, après la présentation de mon master, en Californie, à San Francisco, à l’Université de Berkeley, pour visiter les lieux emblématiques de la Beat Generation, la librairie de Ferlinghetti par exemple ou Big Sur … les lieux que Kerouac, immense écrivain, avait l’habitude de fréquenter lorsqu’il était très jeune. 

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

J’ai été très marquée dans ma jeunesse par des femmes écrivains, Virginia Woolf en particulier. Des romans comme Une chambre à soi, c’était, pour la jeune fille que j'étais, des révélations. Toute la littérature féminine du 19e siècle, notamment la littérature anglo-saxonne, est à la racine du féminisme moderne.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Un droit humain ! C’est-à-dire l’égalité entre les femmes et les hommes.

 

Auteur :Marina Brillié-Champaux


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