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Le métier de libraire juridique en question
Après m’être interviewée sur le métier d’éditeur juridique en 2020 (DAE, 16 juill. 2020) me voilà partie pour une interview de mon collègue Idris Saillant sur son métier de libraire juridique.
Quel est le rôle d’un libraire ?
En mon sens, il y a deux axes :
Le premier a trait aux relations avec le public ; il inclut la présentation des ouvrages aux clients, le conseil, l’orientation et l’encaissement. En d’autres termes, la partie visible. Il faut avoir le contact facile, une aisance sociale, le sourire aux lèvres.
Puis il y a l’autre, la partie off, qui est celle de la manutention : réception des ouvrages, rangement dans les rayons, rangement des rayons, gestion des stocks, envoie des commandes ou des ouvrages invendus au distributeur. Pour ces tâches, il faut savoir être attentif, prévoyant, patient.
Quelle est sa formation ?
Traditionnellement, les libraires passent par l’INFL : L’École de la librairie. C’est la formation de référence. Il y a en réalité autant de chemins qu’il y a de libraires. En ce qui me concerne, j’ai fait une Licence en lettres modernes à La Sorbonne-Nouvelle, puis je suis rentré par intérim à la Librairie Dalloz. Le contact avec l’univers juridique a par la suite éveillé chez moi un vif intérêt, et la curiosité m’a poussé à entreprendre une année de droit à Assas. C’est par ce biais que j’ai pu découvrir l’aspect universitaire, technique, de la matière.
On dit souvent, de libraire, que c’est un métier « passion ». Mais lorsqu’on travaille dans une librairie spécialisée, comme la librairie Dalloz, on n’a généralement pas fait des études de droit. On ne fait pas des études de droit pour devenir libraire de droit – mais plutôt pour devenir avocat, magistrat, ou juriste. Quant aux vocations de libraire, elles sont la plupart du temps nourries par la passion de la littérature, pas du Droit. En ce qui me concerne, je suis venu à la librairie parce que j’aimais les livres – la perspective d’un savoir accessible – et j’étais curieux de tout – pas spécialement de littérature. Et je suis venu au droit par sérendipité ; en me disant « Tiens, je ne connais rien à cette discipline, je vais la découvrir ! » J’ai commencé à lire du droit en dehors de mes heures de travail, dans mon coin, puis, dans l’optique de compléter mon approche par une pédagogie plus scolaire, je me suis inscrit à l’université.
Quelles sont les particularités d’un libraire juridique ?
D’une part, il y a l’aspect « documentaliste » : le libraire spécialisé doit connaître le fond propre à toute matière universitaire. Nous ne vendons pas de fictions, ni de magazines ; nos livres relève de la documentation professionnelle et de la doctrine, il faut différencier un manuel d’un précis, d’un traité, ou d’un mémento.
L’autre visage du libraire spécialisé est celui du « technicien » : il faut maîtriser sa spécialité. Il faut parler la même langue que son interlocuteur. En droit, par exemple, si quelqu’un entre et me demande des ouvrages pour faire annuler un contrat, je sais que le terme de contrat correspond à celui d’obligations. Je connais suffisamment le jargon juridique pour savoir où trouver les réponses. Mais, je n’ai pas les réponses à ses questions, bien entendu, car cela relève d’un autre métier que le mien (avocat, juriste). Mon travail consiste simplement à orienter le client vers le bon outil.
Quelles sont les évolutions de la librairie ?
Cette question, posée aux libraires, appelle bien souvent à parler du numérique. Je ne le ferai pas. Le format papier est, aujourd’hui, increvable. Parce qu’il y a, d’un côté les vieux briscards, qui ont leurs habitudes heureuses avec les pages cornées, l’index humide et les notes herbacées des feuillets ternis. Et il y a aussi les étudiants qui sont, eux, forcés par l’institution d’acquérir leurs manuels (et leurs codes notamment) pour les examens, faisant d’eux de futurs vieux briscards. En Droit, particulièrement, le culte de la tradition est tel (v. les tenues, les protocoles, les usages, les Liber Amicorum) qu’on n’est certainement pas prêt d’abandonner le livre papier. Les étudiants ont besoin d’avoir un volume entre les mains ; tenir le code dans ses mains apporte quelque chose à sa connaissance, cela permet de mesurer – littéralement – un poids, une matière, et pas seulement une somme de connaissances éthérées.
Pour ce qui est de l’évolution des activités du libraire, les librairies se sont depuis longtemps diversifiées. Il ne s’agit plus seulement d’être un commerce, mais davantage un acteur culturel de proximité. Dans le monde juridique, cela ne s’est pas fait naturellement. On n’a pas forcément envie de faire dédicacer son manuel. Mais avec la croissante vulgarisation du Droit, de nouveaux auteurs ont eu des démarches relevant de la fiction ou de la philosophie, ou de l’essai juridico-sociologique, ce qui les conduit à une approche tournée vers l’imaginaire – au sens de création. Le public de ces ouvrages sera plus enclin à chercher un échange avec les auteurs, à demander dédicace. Le libraire servira alors d’intermédiaire pour répondre à cette demande.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Un matin, je suis arrivé à la fac de Jussieu, et il y avait une barricade. C’était la première fois que j’en voyais une. Des étudiants avaient complètement vidé les salles de classes de leur mobilier et l’avait grossièrement empilé devant l’entrée. Une immense pile de chaise et de table. L’architecture de la révolte. Ce jour-là, j’ai compris ce que c’était que d’être étudiant à l’Université. Ça ne consistait pas à assimiler bêtement un savoir derrière son pupitre dans le cadre d’une pédagogie prémâchée ; être étudiant, c’était sortir les connaissances des salles de cours et s’en servir pour se bâtir un esprit critique. C’était faire des barricades. Pour en revenir au Droit, cela me fait penser au schéma traditionnel de la pyramide des normes qu’on nous présente en première année, avec la Constitution tout en haut, et puis plus rien. C’est faux : au sommet, il y a le peuple. Cette barricade en était la preuve.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
J’aime les monstres fabriqués par la société, que ce soit par le système économique, juridique ou l’ordre social. Mes personnages préférés sont de la trempe de la Marquise de Merteuil dans Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, Tyler Durden dans Fight club de Chuck Palahniuk, Patrick Bateman dans American Psycho de Bret Easton Ellis, ou encore Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Chacun des Droits de l’Homme est malheureusement limité dans son application concrète par un certain nombre de biais institutionnels. Si je devais n’en choisir qu’un, ce serait l’éducation, qui permet de prendre conscience de cela, et de rester vigilant. C’est aussi celui qui mène à tous les autres.
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